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  • Anonyme, L’esprit d’idéal

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    Zhao Mengfu, Homme à cheval, 1295, dynastie Yuan

     

    Air : « En audience auprès du fils du Ciel ».

    « Aux ignorants le pouvoir,

    Aux illettrés l’argent ;

    Aux bons à rien les louanges et puis les compliments.

    Il a de ces penchants-là, figurez-vous, le vieux Ciel vénérable :

    À ne point distinguer le sage du crétin,

    À confondre le brave,

    À éprouver le bon,

    À mettre des bâtons dans les roues du capable,

    Ayez de l’idéal haut comme Lu Lian*,

    Des mœurs plus pures que Min Qian**,

    Et votre destinée vous jettera à terre, méprisé de tout un chacun.

     

    Les ignorants au firmament,

    Les illettrés mis au pinacle ;

    Les bons à rien fêtés et admirés.

    Il ne veut rien savoir du pur et du turbide, le vieux Ciel vénérable :

    Vous traite le bien, le mal, sans rime ni raison,

    À insulter le charitable,

    À humilier le misérable,

    À mettre l’ami des livres en posture de coupable.

    À l’âge de raison la petite étude,

    La grande à celui où l’on se perfectionne***:

    Mais tant de science et de raison ne seront rien, qu’on se le dise, face aux billets noir-de-canard**** ! »

     

    * (v. -305 - 245) conseiller politique à Qi, sous les royaumes combattants, était sage, avisé et détaché du monde.

    ** (-536 - 487) un des disciples de Confucius, se distinguait par la pureté de sa conduite, sa piété filiale et sa fidélité en amitié.

    *** à l’âge de raison, on entrait, selon les préceptes aristocratiques de l’Antiquité, dans les apprentissages de base de la vie en société ; à quinze ans venait la grande étude, celle des livres et des classiques.

    **** dans l’argot des Yuan : l’argent (à cause de la teinte sombre du papier-monnaie).

     

    « La dynastie des Yuan (Mongols, 1279-1368) »

    Textes traduits, présentés et annotés par Rainier Lanselle

    in Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade / Gallimard, 2015

  • Lambert Schlechter, « Inévitables bifurcations »

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    © : cchambard

     

    « étourdi mais pas ivre / solitaire mais pas fou, mots que j’avais calligraphiés en grands caractères chinois sur un panneau que j’avais cloué sur la porte d’entrée de mon logis provençal en 1991, mots de Su Tung Po écrits à la fin du XIe siècle, Jim Harrisson est mon aîné de cinq ans, j’aime le fréquenter, viens d’acquérir ses derniers poèmes, écrits en 2009 et 2010, il écrit : je suis un vieux môme, et il feuillette, infiniment mélancolique, les pages de Su Tung Po que moi aussi je feuillette depuis vingt-cinq ans, depuis avril 1988, à côté de certains poèmes j’ai mis une dizaine de dates, le 6 août 1990, mon fils (il avait sept ans) était venu me voir pendant que je lisais dans notre maison provençale, je lui traduis le poème que Su a écrit le 14e jour du 12e mois de l’année 1063, dans le crépuscule seuls les corbeaux connaissent mon sentiment / bruyamment ils s’envolent, mille flocons tombent des branches froides, dix minutes plus tard mon fils revient : dis-moi le poème encore une fois, Jim Harrisson, à 70 ans, écrit une séquence de poèmes qu’il intitule “Onze aubes avec Su Tung Po”, dans le premier poème il cite un vers du poète chinois : je suis un cheval fatigué / débarrassé de son harnais, et dans le dernier texte il note : Su Tung Po est mort, mais je continue / de lui parler comme à mon père / décédé voilà cinquante ans, dans la brume matinale du premier jour de l’automne je lis & relis les poèmes infiniment mélancoliques du vieux Jim, éphémère mais intense unisson avec notre ami venu de l’an mil, comme disait Caude Roy, la vie va la mort vient, tout compte & rien n’importe, quand passera mon fils un de ces jours (il va avoir trente ans), je lui ressortirai le poème de Su, je ne pense pas qu’il se souvienne, ci & là nous laissons une petite trace dans la mémoire, une chétive empreinte sur le papier, quelques syllabes, pattes de mouche, tout cela est si évanescent et passager, tout cela est déjà en train de se dissoudre, mais voilà que quelques vers de Su Tung Po traversent dix siècles pour atterrir sur ma page, appuyé sur ma canne, je regarde les choses se transformer / je contemple aussi ma vie / dix mille choses, chacune vient en son moment / ma vie, jour après jour, se précipite…, la brume du matin a fini par se lever, et par une brèche dans les nuages quelques rayons soleilleux passent pour faire sourire un peu les dernières trémières »

     

    Lambert Schlechter

    Inévitables bifurcationsle Murmure du monde 4

    Les doigts dans la prose, 2016

    http://www.lesdoigtsdanslaprose.fr/

  • Françoise Ascal, « Le fil de l’oubli »

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    « “Maison à vendre”. Une pancarte est accrochée au-dessus des portes de la grange.

     

    Le toit fuit.

    L’eau goutte, imbibe plafonds et planchers.

    La véranda n’a plus de vitres.

    Les murs se lézardent.

    Le salpêtre monte.

     

    Maison qui retourne à la terre.

    Qui dit l’étable et la paille originelle.

     

    On ouvre une dernière boîte. On répand sur la table son trésor de pacotille. On fouille à deux mains dans ce bric à brac. Boutons de nacre de bois de cuivre, épingles à cheveux, attaches de jarretelle en caoutchouc rose durci, boutons de manchettes dépareillés, briquets à essence hors d’usage, stylo laqué dans capuchon, plumes d’or ébréchées, fèves rescapées d’anciennes épiphanies, glands de rideaux, dés à coudre, Jésus de porcelaine, éclats de miroir, médailles d’argent, médailles d’étain rapportées de pèlerinages à Notre-Dame-du-Haut. On brasse encore et encore du temps solidifié.

     

    On a tout de suite remarqué l’enveloppe de papier bistre fermée par un ruban, contenant cinq cartes postales qui portent la mention “Franchise militaire”. Mais pour l’heure on cherche autre chose. L’objet manquant déposé au creux de la mémoire. Obsédant. Intercesseur de l’invisible.

     

    C’est un canif de fer-blanc. Le manche a la forme d’un soldat au garde-à-vous, droit dans son uniforme d’apparat. Humour macabre ou signe de l’inéluctable, la lame, en se repliant, coupe son corps en deux.

     

    On songe à celui qui le glissait dans sa poche du temps de sa jeunesse.

    On l’imagine, penché sur la meule de grès rose, attentif à parfaire le tranchant de la lame.

    On l’aperçoit, au bord de l’étang coupant des roseaux pour tresser une barque de rêve.

    On ne connaîtra pas son visage. On ne saura rien de ses yeux, de son sourire.

    Personne ne l’a revu manier la faux dans les prés pentus qui mènent à la rivière.

     

    Figure de l’ombre retournée à la nuit, comme des milliers, qui ont quitté leur village, leur ferme, leur verger, pour ne plus revenir et n’ont survécu à leur mort que le temps bref des battements de cœur de ceux et celles qui les ont veillés sous la clôture des habits noirs.

     

    Puisse chacun, chacune, avoir laissé quelque objet familier qui, passant de main en main, fera résonner leur être singulier.

    Écho de ce qu’ils furent.

    Coquillage au creux de l’oreille des vivants pour prolonger leur murmure. »

     

    Françoise Ascal

    Noir-racine, précédé de Le fil de l’oubli

    Monotypes de Marie Alloy

    Al Manar, 2015

    http://www.editmanar.com/

  • Jean-Christophe Bailly/Éric Poitevin, « Le puits des oiseaux »

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    © éric poitevin

     

    « […] cette chute que l’on voit, c’est sa répétition infiniment recommencée qui s’espace d’image en image d’une photographie à une autre, ce qui revient à dire que chacune de ces images est comme un tombeau léger, comme une feuille légèrement posée sur la mort. Cette chute n’est pas absolu, n’est pas une essence – c’est celle, à chaque fois, d’un être qui, vivant, fut la vie même, et dont la vie, ainsi, nous est renvoyée. La vie, c’est-à-dire aussi, dans son rayonnement, le pays dans lequel l’oiseau vivait, le territoire d’air et de brindilles, de terres lourdes et de soirs distendus où il avait fait son nid. Dans la conception chinoise de l’émotion musicale, la qualité la plus grande est atteinte lorsque justement le son commence à s’en aller – c’est au moment où elle s’évanouit que peut-être perçue dans sa plénitude l’exacte résonance du timbre. Les oiseaux morts, ici, sont les sons disparaissant du pays qui les porta ou qui les vit passer. Et ce n’est pas seulement qu’il y ait une solidarité native entre les lignes de crête des collines et les trajectoires des envols, ou entre les plus fines matériologies du sol et les enchevêtrements des ramures et le jeu, en eux, sur eux, du soleil et de l’ombre, c’est aussi que, sous la portée des ailes et selon leur idée, c’est tout le pays survolé qui revient. »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Le puits des oiseaux – nature morte

    pour des photographies d’Éric Poitevin

    Seuil / Fiction & Cie, 2016

    la série de photographies présentée dans ce livre est l’objet d’une exposition organisée par le centre d’art Vent des Forêts dans la nef de l’ancienne église fortifiée à Dugny-sur-Meuse, durant le mois de juillet 2016

    http://ventdesforets.org/oeuvre/le-puits-des-oiseaux/