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  • Wolfgang Hildesheimer, « Masante »

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    © Isolde Ohlbaum

     

    « Ces après-midi : fatigué par un sommeil lourd, après un temps d’échauffement, j’ai reconquis ma place dans le déroulement de la vie quotidienne. Je parviens alors de nouveau à classer et à déterminer les images, les mots, les lieux, les noms, le bien et le mal, – les idées en revanche ne me viennent pas, la partie exploitable de mon imagination ne m’obéit pas, alors que c’est justement pour l’accueillir que j’avais voulu, à Masante, me préparer, c’est pour elle que j’avais vidé l’espace que j’occupais.

    À l’intérieur l’écho, en plein et déliés, en attente de voix. Cet espace est né de la réunion de deux pièces qui déjà n’étaient pas si petites. J’ai fait abattre un mur, ce qui signifie que cet espace n’a été créé que par moi. Toute ma vie j’ai eu envie de créer mes propres espaces, seulement je pensais qu’il y avait plus urgent à faire. Je n’ai pas fait ce qui était urgent, je n’ai pas non plus créé d’espaces. Ce n’est qu’à Masante que j’ai réussi à le faire aux dépens du reste. Je n’étais sans doute pas fait pour les urgences : un héros de la météo, pas de l’action.

    Pour quoi étais-je fait ? You may well ask ? Time for a drink !

     

    Pas un bruit dans la cour. Pourquoi mon hôte ne vient-il pas ?

     

    Maxine toujours seule. Son espace a déjà acquis un degré supérieur de familiarité. Il met à l’abri, s’arc-boute, contre le désert dehors et lui interdit l’entrée. Pas de danger qu’ici à l’intérieur le sable efface quoi que ce soit ; le contenu accumulé donne du poids et arrime l’espace au sol. Les récipients de Maxine sont là, bons et vides, ils ne cachent rien. Ils portent leurs noms clairs et visibles comme des emblèmes, des balises dans le vaste monde de la boisson, si complexe et si riche. Les noms sont mes repères, sans eux je serais tout à fait perdu, avec eux je ne le suis qu’à moitié. Cutty Sark, Lord Richmond, Ballantine’s – un joli nom, presque une ballade ! – Johnny Walker, Black and White, et au milieu de ces valeurs sûres et éternelles, il y a les parvenus, les pas-nets : le Campari, aucun buveur digne de ce nom n’y touche. Les profils vénérables de souverains et d’hommes politiques sur leurs coupes de jubilés détournent le regard pour ne pas dévisager les buveurs en train de boire, aucune mise en garde ici, pour la plupart ils ont picolé eux-mêmes. Les emblèmes légendaires de la fondation de certaines villes, l’ours et le Kindl, le temps a bien fait d’en effacer l’origine, tout est ouvert, sans énigme, rien ici n’attend d’être déchiffré, tout est là, recouvert en partie de poussière du désert, et tout vieillit à vue d’œil, récipients, bouteilles, porte-parapluies, machine à écrire. »

     

    Wolfgang Hildesheimer

    Masante

    traduit de l’allemand par Uta Müller et Denis Denjean

    coll. « Der Doppelgänger », dirigée par Jean-Yves Masson

    Verdier, 1999