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  • Raymond Carver, « Poésie »

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    Reg Innell/Getty Images

     

    Ma mère

     

    « Ma mère appelle pour me souhaiter un joyeux Noël.

    Et m’annoncer que si cette neige continue

    elle a l’intention de se tuer. J’ai envie de dire

    que je ne suis pas moi-même ce matin, qu’elle veuille bien

    me lâcher un peu. Je risque de devoir me faire prêter un psy

    encore une fois. Celui qui me pose toujours la plus fertile

    des questions, “Mais que ressentez-vous

    vraiment ?”

    Au lieu de quoi, je lui dis qu’un de nos velux

    fuit. À l’instant où je parle, de la neige

    fondue tombe sur le canapé. Je dis que je suis passé aux All-Bran

    si bien qu’elle n’a plus à s’en faire

    à l’idée que je chope le cancer et arrête de lui verser de l’argent.

    Elle m’écoute jusqu’au bout. Puis m’informe

    qu’elle quitte ce fichu bled. Elle se débrouillera. Elle ne veut

    le revoir, ou me revoir, que depuis son cercueil.

    Tout à trac, je demande si elle se rappelle la fois où papa

    était ivre mort et avait coupé la queue du bébé labrador.

    Je continue comme ça un moment, parlant de

    cette époque. Elle écoute, attendant son tour.

    Il neige toujours. Et il neige encore et encore

    quand je raccroche le téléphone. Les arbres et les toits

    en sont couverts. Comment puis-je parler de ça ?

    Comment me serait-il possible d’expliquer ce que j’éprouve ? »

     

    Raymond Carver

    « La vitesse foudroyante du passé » in Poésie

     Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses

    L’Olivier , 2015, rééd. Seuil/Points, 2016

  • Claude Simon, « Le Jardin des Plantes »

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    DR

     

    «Plus tard on le transporta à la campagne. Il neigea. Il pouvait voir au loin les montagnes aux glaces étincelantes. Vers la fin de l’hiver il plut beaucoup. Il écoutait le bruit de la pluie dans le verger. Il pouvait maintenant se lever, aller s’asseoir dans un fauteuil près de la fenêtre, d’abord une heure, puis deux. Le long des branches nues, noires, et luisantes, les chapelets de gouttes semblables à des diamants glissaient lentement. Elles se poursuivaient, s’amassaient, se détachaient, creusaient en tombant de petits cratères dans le sol, mettant à nu des graviers aux couleurs avivées. Il y avait un grand pommier dans le jardin et, au printemps, il le regarda se couvrir de fleurs. La nuit, il pouvait entendre dans le fond de la vallée les trains approcher, ralentir, s’immobiliser dans un long crissement de freins. Dans le silence où la locomotive lâchait régulièrement des jets de vapeur parvenait jusqu’à lui la voix de l’employé qui criait le nom de la station, marchait le long des wagons en claquant parfois une portière. Le train sifflait, repartait. Peu après on entendait gronder sous son passage le pont de fer. Puis le bruit décroissait, s’éloignait, cessait. Bien avant l’aube, les jours de marché, lui parvenait comme une rumeur les moteurs des camions qui amenaient au foirail les veaux et les bœufs, les menus bruits des marchands qui montaient leurs étals. Les paysans vendaient des volailles, des œufs et des foies d’oie que des femmes vêtues de noir présentaient sur des serviettes immaculées où étaient imprimées en creux les plis du repassage, comme ces pièces anatomiques en cire colorée (rouge, bleu, vert, jaune), rate, pancréas, poumons, que l’on peut voir dans les vitrines des boutiques spécialisées aux alentours des facultés de médecine. Vers la fin avril, la nuit, les rossignols commencèrent à chanter. Ils se répondaient de loin en loin en échos dans le silence de la vallée. Les nuits étaient pleines d’odeurs fraîches. Dans les ténèbres le pommier en fleurs semblait luire faiblement, comme phosphorescent. »

     

    Claude Simon

    Le Jardin des Plantes

    Minuit, 1997, rééd. La Pléiade/Gallimard, 2006

  • Tarjei Vesaas, « L’incendie »

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    DR

     

    « Puis, ce fut la rosée du soir qui tomba.

    Celui qui avait été brûlé par Dieu sait quel incendie et cherchait un refuge vers un cours d’eau rafraîchissant, se trouvait, avant même d’être parvenu jusque-là, pris dans cette rosée qui tombait. Atteint à chaque endroit dégagé. Avant chacun des pas qu’il faisait dans l’herbe penchée.

    Personne ne voit quand ça commence. Maintenant, c’était partout. L’herbe sauvage des clairières s’ouvre à la tombée de la rosée qui arrive comme pour rafraîchir de petites soifs. Le ciel ouvert et limpide, le sol caché tout en bas se rencontrent aux clairières de la forêt et dans les terrains… cela fait une rosée gris perle dans l’herbe sombre. L’obscurité est trop dense pour qu’on le voie, mais on le sait. On reste immobile et on le sent. On a de la rosée sur les épaules, sur les cheveux.

    Sorti tout droit de l’incendie pour pénétrer dans cela.

    Qu’est-ce qui est vrai ?

    Ou presque vrai ?

    Jon enfonce ses mains ouvertes dans le feuillage des buissons qu’il sentait près de lui. Ruisselants de rosée, elle était tombée comme il faut cette nuit-là. »

     

    Tarjei Vesaas

    L’incendie

    Traduit du nynorsk (néo-norvégien) par Régis Boyen

    Postface d’Olivier Gallon

    La Barque/L’œil d’or, 2012 (1ère éd. Flammarion, 1979)

    http://labarque.fr/livres.html

  • Tang Yin, « Chanson de l’ermitage des Fleurs de pêcher »

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    Tang Yin

     

    « Au val des Fleurs de pêcher, il est un ermitage,

    Dans l’ermitage des Fleurs de pêcher vit un immortel.

    L’immortel des Fleurs de pêcher cultive des pêchers,

    Il cueille leurs fleurs qu’il vend pour acheter du vin.

    Quand il est sobre, il reste assis devant les fleurs.

    Quand il est ivre, il va dormir au pied des fleurs.

    À moitié ivre, à moitié sobre, jour après jour,

    Fleurs tombées, fleurs écloses, année après année.

    Son seul désir, vieillir et mourir entre fleurs et vin.

    Son déplaisir, se courber devant chars et chevaux.

    Poussière des chars et des chevaux, plaisir des riches,

    Une coupe de vin, une branche en fleur, lot du pauvre.

    Comparez le sort des grands et des humbles,

    Les uns à ras de terre, les autres au ciel.

    Comparez le pauvre aux chevaux d’attelage,

    Ils courent sans répit, je vis tout à mon gré.

    Les autres rient de moi et me traitent de fou.

    Je ris des autres qui n’y entendent goutte.

    Qu’ils pensent aux cinq tombes impériales,

    Terre à présent labourée, sans fleurs ni vin. »

     

     Tang Yin (1470-1523)

    La dynastie des Ming in Anthologie de la poésie chinoise

    Traduit par Martine Vallette-Hémery

    La Pléiade/Gallimard, 2015

     

    Peintre et poète, Tang Yin,

    l’Ermite des Six Métaphores,

    accusé de fraude au doctorat, resta dans son ermitage des Fleurs de pêchers, où il vécut de ses peintures et de ses poèmes.