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  • Pier Paolo Pasolini, « La religion de notre temps »

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    PPP en Giotto dans Le Décaméron, 1971

     

    « Si – ne les voyant plus depuis deux jours seulement,

    maintenant, en les revoyant, à ma fenêtre, un court

    instant, là-bas, ignorés, disgracieux,

     

    tandis qu’ils grimpent sous un soleil blanc comme neige,

    je retiens à grand-peine un enfantin sanglot –

    que ferais-je, quand, ayant acquitté toute dette

     

    ici-bas, se sera perdu mon dernier râle

    depuis mille ans déjà, depuis l’éternité ?

    Deux jours de fièvre ! Au point

     

    de ne plus pouvoir supporter le décor,

    si insensiblement changé soit-il par les chaudes

    nuées d’octobre, et si moderne

     

    désormais – qu’il me semble ne pouvoir plus

    le comprendre – en ces deux gosses qui remontent la rue,

    là-bas, au fond, à l’aube de la jeunesse…

     

    Disgracieux, ignorés : et pourtant leurs cheveux

    reluisent d’une joyeuse couche

    de brillantine – volée dans l’armoire

     

    d’un frère aîné ; tandis que sont fanés

    par de millénaires soleils citadins

    leurs pantalons de toile, que le soleil d’Ostie

     

    et le vent ont décolorés ; et pourtant c’est un fin

    travail que le peigne a consolidé

    sur les chevelures aux mèches blondes bien démêlées.

     

    À l’angle d’un immeuble, ils apparaissent,

    debout, mais fatigués par la montée,

    et je vois disparaître, en dernier, leurs jarrets,

     

    à l’angle d’un second immeuble. Il semble

    que la vie, depuis toujours, se soit arrêtée.

    Le soleil, la couleur du ciel, cette hostile

     

    douceur, que l’air assombri

    de spectres de nuées, redonne aux choses,

    tout se passe comme en une heure

     

    révolue de ma vie : de mystérieux

    matins de Bologne ou de Casarsa,

    douloureux et parfaits comme des roses,

     

    renaissent de nouveau, ici, dans la lumière

    que contemplent les yeux abattus d’un enfant

    qui ne connaît en tout et pour tout que l’art

     

    de se perdre, motif lumineux sur fond sombre.

    Alors que je n’ai jamais péché : je suis

    aussi pur qu’un vieux saint, aussi

     

    n’ai-je rien eu ; le don

    désespéré du sexe, tout entier,

    s’est enfui en fumée : je suis bon

     

    comme un fou. Mon passé

    tel que me l’a assigné le destin

    n’est rien d’autre qu’un vide inconsolé…

     

    et consolant. J’observe, en me penchant

    à ma fenêtre, ces deux gamins qui vont, légers,

    sous le soleil ; et je suis là, comme un enfant

     

    que tourmente, bien sûr, ce qu’il n’a pas connu,

    mais aussi tout ce qu’il ne connaîtra point…

    Et en ces pleurs, le monde est une odeur,

     

    rien d’autre : des violettes, des près, que connaît bien

    ma mère, et en quels printemps…

    Une odeur qui ondoie pour devenir, là

     

    où les pleurs sont doux, matière

    à expression, nuance… la voix

    familière de cette langue folle et vraie

     

    que j’eus à ma naissance et que suspend la vie. »

     

    Pier Paolo Pasolini

    Poésies 1953-1964

    Bilingue

    Traduit de l’italien par José Guidi

    Gallimard, 1973, rééd. Poésir Gallimard n° 140, 2017