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Michèle Desbordes, « L’emprise »

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© Vincent Fournier

 

« Je marche et je marche encore. Ça fait bientôt dix ans que je marche là de ce côté ou de l’autre du fleuve. Que je suis revenue.

Je marche dans l’été, et parfois au plus fort des chaleurs le ciel se charge d’une pluie soudaine ou d’orage, de giboulées, presque douces par-dessus les moissons. D’un trait le coteau file le long du fleuve, clair, brillant d’une lumière qu’il semble avoir amassée depuis les premiers soleils, avec conscience, avec scrupule la restituant, irradiant tout le bas du ciel, et parfois bien au-delà. La pluie commence à tomber. Je l’entends prendre sur le toit, doucement, et parfois dans un grand coup de vent cogner aux vitres. J’ai aimé la pluie, cette façon qu’elle a soudain de ne plus s’arrêter, de persister, opiniâtre, entêtante. Je me mets à la fenêtre, je regarde au loin le val disparaître dans le gris, j’aime les ciels bas, le gris qui s’éclaire doucement au-dessus du fleuve.

J’ignore pourquoi j’ai tant pensé à la maison de Saint-Jean-le-Blanc, cette maison qu’elle ne voulait pas, pourquoi j’y ai pensé comme à ce qu’on perd, doucement, tristement. Comme si de vivre là eût été reconquérir ce qu’il y avait à reconquérir, et reprendre ce chemin que par erreur ou simple inadvertance, et dans des temps si reculés qu’aucun de nous n’en avait la mémoire, nous avions quitté pour un autre, triste et morose et parsemé d’embûches et de périls, au lieu de se terrer comme des misérables dans cette maison où nous nous sommes échoués comme dans la tempête un bateau sur les récifs, de simples bancs de sable quand le vent ne souffle pas du bon côté. Le vent ne soufflait pas du bon côté je crois, ces années-là il n’a jamais soufflé du bon côté qu’il fallait. Est-ce elle que je vois se dresser devant moi ? venue rejoindre l’autre (la première, celle des exordes, des commencements de l’histoire quand tout est dit mais que rien encore n’arrive), pour ne faire plus qu’une seule et même demeure présente dans la plupart des livres que j’ai écrits, sur sa terrasse ou sa falaise parmi les ifs et les buis, ou dans une clairière au bout de son allée d’arbres. Je me dis que ces maisons-là sont autre chose que des maisons, que d’une façon ou d’une autre elles ont à voir avec ce qui s’écrit et se tient là dans l’ombre, vous habitant autant que vous-même les habitez, se faisant et se défaisant doucement dans le temps qui passe. Une de ces longues invisibles phrases par quoi se diraient les choses, un ordre ancien, un ordre perdu qui réapparaît fugitif et fragile, et qu’il faudrait saisir comme l’éclair, le poisson qui se dérobe à la paume.

La maison où je vis depuis mon retour me les rappelle sans doute. Il y a le coteau. La terrasse, le grand escalier de pierre. La craie pâle des murs. De là-haut je vois le chemin qui mène au fleuve, les rangs de pommiers dans le bas un peu avant les arbres de la berge. J’y suis jalousement attachée, et répugne à m’en éloigner. C’est là que je suis arrivée. Un jour il m’a semblé que j’arrivais, c’est ce que je veux dire, que là dans le calme des murs j’allais guetter je ne sais quel répit, je ne sais quel vieux rêve, un de ces endroits où doucement un soir on s’échoue, on ne demande qu’à s’échouer. »

 

Michèle Desbordes

L’emprise

Verdier, 2006

 

lire pour accompagner, ce bel hommage de Jean-Yves Masson : https://poezibao.typepad.com/poezibao/2006/03/carte_blanche_j.html

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