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  • Giuseppe Conte, « Printemps – Le poète »

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    DR

     

    « J’ignorais ce qu’est un poète

    lorsqu’à la guerre je guidais les chars

    et que Xanthos le cheval me parlait.

    Mais il est passé comme une comète

     

    le jeune âge d’Achille et d’Hector :

    et je ne suis rien devenu, sinon un homme :

    mon âme à présent se cherche dans les eaux

    et dans le feu, dans les mille

     

    familles des fleurs et des arbres,

    les héros dont je ne suis point,

    les jardins où si légère est la peine

     

    de naître et de mourir. Le poète

    est peut-être un homme qui porte en lui

    la cruelle pitié de chaque printemps. »

     

    Giuseppe Conte

    Les Saisons

    Traduction collective de l’italien, relue, complétée et préfacée par Jean-Baptiste Para

    Les Cahiers de Royaumont, 1989

  • Yunus Emré, « Je goûtais le raisin… »

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    « Je goûtais le raisin de ce prunier

    Lorsque le jardinier atrabilaire

    M’a demandé raison de cette noix

    Que je croquais.

     

    J’ai fait sur le vent du nord

    Bouillir la boue sèche du chaudron

    Puis à mon questionneur j’en ai servi l’essence

    Et je l’y ai trempé.

     

    Le tisserand n’a point encore roulé pelote

    Du fil que je lui ai donné.

    Cependant il me presse

    De prendre sans retard

    Mes trois lés apprêtés.

     

    L’aile d’un moineau fut

    Sur quarante chars chargée.

    Les quarante chars ne l’avancèrent.

    Alors est ainsi demeurée sur les chars immobiles

    Cette aile déployée.

     

    Un aigle par une mouche soulevé

    Fut de trois cent pieds précipité.

    J’ai vu la poussière de la terre.

    Ce fut hier

    Et c’est vrai.

     

    J’ai lutté avec la chimère

    Celle qu’on ne peut saisir.

    Elle enlaça mes jambes

    Ma jeta sur le sol.

    J’ai dû souffrir.

     

    Je ne sais qui de ces monts circulaires

    Me lance cette pierre

    Pour me défigurer.

    Le poisson monte sur le peuplier

    Pour lécher la poix et la saumure.

    La cigogne accouche d’un âne.

    Entendez-vous cette chanson ?

     

    J’ai parlé bas à l’aveugle le sourd m’a compris

    Le muet a dit ma secrète pensée plus haut que je ne puis.

    Yunus enfin a prononcé le mot qui n’est à rien semblable

    Et dont le sens n’existe à cause des médisants. »

     

    Yunus Emré

    Poèmes

    Choisis et traduit par Yves Régnier avec le concours de Burhan Toprak

    GLM, 1949

  • Yannis Ritsos, « Trois poèmes »

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    DR

     

    « Résurrection

     

    Il regarde à nouveau, il observe, il distingue

    à une distance qui ne signifie rien,

    dans une durée qui n’humilie plus,

    les boules de naphtaline dans le sac en papier,

    les feuilles de vignes sèches dans le seau percé,

    la bicyclette sur le trottoir d’en face.

                                       Brusquement,

    il entend le coup derrière le mur,

    ce même coup convenu, unique,

    le coup le plus profond. Il se sent innocent

    d’avoir oublié les morts

                               À présent, la nuit,

    il n’utilise plus de boules Quies – il les a laissées

    dans son tiroir avec ses décorations

    et son dernier masque – le masque le plus raté.

    Mais saurait-il dire s’il s’agit du dernier ?

     

    Difficile aveu

     

    Les clous et les planches, c’est moi qui les ai pris. Ne me dénonce pas.

    J’aurais pu ne rien te dire. Je ne pouvais pas. À l’heure où les autres

    tout nus dans le soleil frappaient leurs marteaux, il grimpa, lui,

    très chic et cravaté. Il déplia le vaste plan de l’ouvrage

    et désigna du doigt. Il me glaça. Les marteaux s’étaient arrêtés.

     

    À présent, je sais quelle différence il y a entre le papier et le fer. Le monde

    est coupé en deux. Que tu l’avoues ou non, – cela ne le réunira pas pour autant.

     

    Son dernier métier

     

    Voici, dit-il, mon dernier métier – un foulard

    de paysan, très grand, à carreaux bleus et blancs ;

    je le plie, je le déplie, j’essuie ma sueur

    et parfois mes yeux. J’y ramasse tous mes biens,

    quelques livres, un fauteuil, mes cigarettes, mon briquet,

    mon miroir à raser grossissant, et l’autre,

    ce miroir rapetissant qui me sert à voir des choses désagréables

    ou celles qu’on dit chimériques.

                                                   Dans ce foulard,

    juste au milieu, il y a un trou. C’est par là

    qu’entre l’oiseau au cours des nuits les plus obscures,

    mon oiseau secret qui saute sur mon épaule ou mon genou

    pour me nourrir d’un épi, d’une étoile ou d’un ver. »

     

    Yannis Ritsos

    Hélène suivi de Conciergerie

    Traduit du grec par Gérard Pierrat

    Gallimard, Du monde entier, 1975

  • Rafael Alberti, « Entre l’œillet et l’épée »

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    «  Près de la mer et d’un fleuve et dans mes jeunes années,

    je voulais être cheval.

       Les rives de joncs étaient de vent et de juments.

    Je voulais être cheval.

       Les queues dressées balayaient les étoiles.

    Je voulais être cheval.

      Écoute sur la plage, mère, mon trot allongé

    Je voulais être cheval.

       Dès demain, mère, je vivrai auprès de l’eau.

    Je voulais être cheval.

       Au fond dormait une fille balzane.

    Je voulais être cheval.

    *

    Les fontaines étaient de vin.

       Les mers, de raisins violets.

    Tu demandais de l’eau.

       La chaleur descendit au ruisseau.

    Le ruisseau était de moût.

       Tu demandais de l’eau.

       Le taureau frissonnait. Le feu

    était de muscat noir.

       Tu demandais de l’eau.

       (Deux rameaux de vin doux

    jaillirent de tes seins.) 

    *

    Se méprit la colombe

       Se méprenait.

       Pour aller au nord, s’en fut au sud.

    Crut que le blé était l’eau.

    Se méprenait.

       Crut que la mer était le ciel ;

    et la nuit le matin.

    Se méprenait.

       Que les étoiles étaient la rosée ;

    et la chaleur, chute de neige.

    Se méprenait.

       Que ta jupe était ta blouse,

    et ton cœur, sa maison.

    Se méprenait.

       (Elle s’endormit sur le rivage.

    Toi, au faîte d’une branche.)

    *

    Se réveilla un matin.

       Je suis l’herbe

    pleine d’eau.

       Je m’appelle herbe. Si je pousse, 

    je puis m’appeler cheveu.

       Je m’appelle herbe. Si je saute,

    je puis être rumeur d’arbre.

       Si je crie, je puis être oiseau.

    Si je vole…

       (Il y eut des tremblements d’herbe

    cette nuit-là dans le ciel.) 

    *

    On donne à ce taureau

    pâture amère,

    herbes avec substance de morts,

    fiels noirs

    et clair sang ingénu de soldat.

    Ay, quelle mauvais pitance pour ce vert taureau,

    accoutumé aux libres pacages et aux fleuves,

    ce taureau pour qui la mer et le ciel

    étaient encore petits comme une étable !

    *

    Sur un champ d’anémones

    tomba mort le soldat.

    Les anémones blanches

    d’écarlate le pleurèrent.

    Des montagnes vinrent des sangliers

    et un fleuve s’emplit de cuisses blanches. 

    *

    Il faudrait pleurer.

    Simplement orties et chardons,

    et une triste boue glacée,

    pour toujours aux souliers.

       Quand mourut le soldat,

    au loin, la mer escalada une fenêtre

    et se mit à pleurer près d’un portrait.

       Il faudrait le raconter. »

                                   Madrid, 1936-1938

     

    Rafael Alberti

    Poèmes

    traduits et présentés par Guy Lévis Mano

    frontispice de Rafael Alberti

    Bilingue

    GLM, 1952

  • Constantin Cavafy, « Deux poèmes»

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    DR

     

    « Une nuit

     

    La chambre était pauvre, vulgaire,

    Cachée à l’étage d’une taverne louche.

    De la fenêtre, on apercevait une ruelle,

    Étroite, malpropre. De la salle,

    Montaient les voix de quelques ouvriers

    Qui jouaient aux cartes et s’amusaient.

    Là, sur un lit simple, ordinaire, j’avais eu

    Son corps, le corps même de l’amour, j’avais

    Eu les lèvres, les lèvres voluptueuses et

    Rouges de l’ivresse. Rouges et d’une telle

    Ivresse qu’à l’instant même où j’écris,

    Après tant d’années, dans ma maison solitaire,

    Je suis ivre, ivre à nouveau.

     

    Jours de 1908

     

    Il se trouvait sans travail, cette année-là,

    Il vivait des parties de cartes et de trictrac,

    Il vivait d’emprunts.

     

    On lui avait offert un petit emploi,

    Trois livres par mois, dans une petite librairie ;

    Il avait refusé, sans hésiter. Ce n’était pas pour lui.

    Ce n’était pas un salaire pour un jeune homme

    De vingt-cinq ans, et de bonne formation.

     

    Il gagnait à peine deux ou trois shillings

    Par jour. Il ne pouvait pas gagner plus aux cartes,

    Ou au trictrac, le pauvre garçon, dans les cafés populaires

    Où il pouvait aller, même en jouant bien, même

    En choisissant des adversaires idiots. Quand aux emprunts,

    C’était presque rien. Il obtenait rarement un thaler,

    Plus souvent la moitié ; il se contentait assez souvent

    De shillings.

     

    Dans la semaine, quelquefois à plusieurs reprises,

    Lorsqu’il réussissait à s’éveiller dispos,

    Il allait au bain, la nage le ranimait.

    Ses vêtements étaient dans un état lamentable.

    Il portait toujours ce même costume,

    Un costume décoloré.

     

    Ah ! Jours de l’été 1908 !

    Oublié, le lamentable costume

    Décoloré, il a disparu de votre image.

     

    Vous conservez celle de ce moment-là

    Où il enlevait ses vêtements indignes,

    Son linge trop usé ; il restait alors

    Totalement nu, miraculeusement beau,

    Cheveux ébouriffés, corps légèrement bronzé,

    À cause du bain, et de la plage, dénudé, le matin. »

     

    Constantin Cavafy

    Poèmes

    Présentation et texte français par Henri Deluy

    Fourbis, 1993

  • Gérard Manley Hopkins, « Inversnaid »

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    « Ce ruisseau sombre d’un brun croupe-de-cheval

    Qui dévale sa grand’route et rugissant roule des rocs,

    Dans la crique et la combe plisse sa toison d’écume

    Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.

     

    Un béret de mousse fauve bourré-de-vent

    Virevolte et se défait à la surface du brouet

    D’un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant

    Qu’il touille et touille le Désespoir pour le noyer.

     

    Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici

    Les replis des coteaux où le torrent s’encaisse,

    Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères,

    Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.

     

    Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir

    L’humide et le sauvage ? Qu’ils nous soient donc laissés,

    Oh ! qu’ils nous soient laissés, le sauvage et l’humide,

    Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages ! »

     

    Gérard Manley Hopkins

    Grandeur de dieu et autres poèmes (1786-1889)

    Traduits de l’anglais par Jean Mambrino

    Préface de Kathleen Raine

    Granit, 1980

  • Camillo Sbarbaro, « À Carlo Tomba »

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    DR

     

    « Si je pense à ma jeunesse – minuscule et factice – je vois le blanc visage effilé qui me faisait face, assis dans la fausse lumière des tavernes. Le pichet posé entre nous était le centre d’un monde. Verre après verre, nous buvions jusqu’au moment où la main de l’un cherchait la main de l’autre. La glace était rompue, sous laquelle nous nous touchions comme des spectres. Et bras dessus bras dessous nous sortions dans le monde transfiguré.

    Sur la place le chanteur ambulant dilatait les cercles du sortilège que nous traversions à grand’peine. Nous partions en quête d’une auberge comme d’un eldorado, et la plus mesquine et la plus reculée semblait devoir nous révéler un nouvel aspect de la ville – que nous désespérions d’étreindre tout entière. Les quartiers pauvres étaient nos préférés. Explorant ruelles et placettes, nous en faisions des yeux l’amoureux inventaire.

    Oh ! les vies que nous avons vécues ! Nous étions, par moments, la sage demoiselle derrière le comptoir ; le comptable sorti nettoyer ses lunettes sur le seuil du magasin ; la vieille qui collecte la monnaie dans les lieux publics ; l’homme sombre qui heurte un autre passant ; la fillette qui traverse la rue à cloche-pied et qu’un porche engloutit…

    Vies d’un instant ; plus intenses que la nôtre, déserte…

    Tout se vêtait alors d’ambiguïté. Des choses n’existèrent que pour nous. Chaque rue avait une signification, chaque soupente éveillait le soupçon. Certaines mines décrépites nous angoissaient, visages chagrins, bouches muselées, fronts moites. Nous les fixions, hallucinés, avec ce regard que pose l’homme avant l’adieu sur le visage qu’il ne veut pas oublier. Il y avait des heures où une fenêtre d’entresol nous écrasait de sa personnalité.

    Que fut ma jeunesse, sinon cette dérive vagabonde ? Déraciné de l’humanité, je me dispersais dans un servile amour des choses. Marionnette tragi-comique, unique protagoniste d’une aventure inhumaine. Éponge morne qui s’imprégnait de sensations.

     

    Maintenant, depuis quand ? les carrefours et les venelles ne parlent plus le langage déchirant d’autrefois. Les arbres me consolent et les animaux me font à nouveau sourire. Depuis ce jour est mort le pantin ivre et tragique que tu connais. Suicidé, ainsi qu’il lui plaisait, il gît de guingois sur une petite place où personne ne passe.

    Mais, aux heures désolées, le survivant remâche le vieux quignon de joie, terrassier mélancolique fouillant les décombres de sa maison.

    Et cheminant sans savoir où il va – à contrecœur comme l’enfant qu’on traîne par la main – il tourne vers toi et cette larve de jeunesse son visage désespéré. »

     

    Camillo Sbarbaro

    Copeaux (1914-1918), suivi de Feux follets (1956)

    suivi de Souvenir de Sbarbaro par Eugenio Montale

    Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para

    Clémence Hiver, 1991

    https://www.rue-des-livres.com/livre/2905471255/copeaux____feux_follets.html