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  • Vélimir Khlebnikov, « La famine »

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    Vélimir Khlebnikov par Vladimir Maïakovski, 1913

     

    « Pourquoi cerfs et lièvres galopent dans les bois d’automne

    s’éloignant au loin ?

    Les hommes ont mangé l’écorce du tremble

    les pousses vertes des sapins

    Femmes et enfants errent dans les bois

    ils cueillent des feuilles de bouleau

    pour faire de la soupe aux choux    de la soupe froide    du borchtch

    Sommités des sapins et mousse tendrement argentée –

    nourriture des bois

    Les sapins rendront les dents semblables à celles du cerf

    “Plus de glands !    Les hommes ont mangé tous les glands” –

    sautillait     se plaignait l’écureuil

    Dans les bois taupes et souris ont disparu

    nulle part le renard ne peut attraper la volaille

    La femelle du lièvre fuit mécontente –

    le chou a disparu des potagers

    Les enfants    éclaireurs de nourriture

    errent dans les bosquets

    grillent sur des feux les vers blancs

    les grandes mauves des bois et les chenilles grasses

    les vers gras des lucanes

    ils les déterrent et se les mettent sous la dent

    cuisent de petits pains d’arroche

    la faim les fait courir après les papillons

    Et les petits enfants gazouillent doucement comme font les enfants

    ils parlent d’autres temps

    leurs yeux en énorme tache sombre

    Pour que la famine regarde à travers les visages d’enfant

    comme un maître barbu

    Les petits enfants fondent

    Leurs bouches sont devenues énormes   se sont étirées jusqu’aux oreilles

    leurs yeux comme des cernes bleus ou noirs

    brillent en cercle sur les visages   comme un miroir lisse

    l’arête du nez s’est affinée

    pointue comme un canif    avec son extrémité blême d’oiseau

    Les enfants dans la forêt

    brillent face au monde comme un cierge blanc près du cercueil

    Tous se sont perdus dans la contemplation ravie

    d’un lièvre qui tendrement bondissant

    galope dans les bois

    comme à l’apparition d’un esprit lumineux

    Mais il s’enfuit    vision légère

    le bout de son oreille faisant une tache noire

    Et les enfants longtemps sont restés    par lui fascinés

    C’est un repas copieux qui s’est envolé

    Si on avait pu le rôtir et le manger !

    Feuille douce     savoureuse d’entre les savoureuses

    petite herbe douce    plus douce que craquelin

    “Regarde un peu    un papillon là-bas est passé” –

    “Attrape-le    course-le    et ici un bleu” –

    Un garçon dans la rivière a attrapé

    trois grenouilles

    grasses    grosses et vertes

    “Mieux que le poulet ” –

    disait-il à ses sœurs réjouies

    Le soir les enfants se réuniront près du feu

    et mangeront ensemble les grenouilles

    en babillant doucement

    Et peut-être     aujourd’hui    il y aura une soupe de papillons »

    1921

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres — 1919 – 1922

    Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot

    coll. « Slovo », Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/

    Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas mon établi. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.

     

  • Daniel Morvan, « Aux champs »

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    « L’enfant des campagnes a laissé derrière

    lui un monde de bruit et d’odeurs

    Dit-on qu’il a changé de monde

    ou que le monde a changé d’enfant

     

    Être seul ne l’effrayait pas

    toujours une chanson familière dans l’oreille

    le grillon les vanneaux ou la flèche des oies sauvages

    Aux aguets ainsi vivait-on aux champs maintenant quittés

    — non pas quittés :

    c’est un faut grossier qui circule sous ton nom

    un usurpateur se fait passer pour toi

    et donne le change pendant que le véritable

    n’a pas quitté le carré de sol où

    il rêve à genoux de sa vie future

    de l’existence dans le dehors des champs

    dans l’espace extérieur au village

    qui déjà en ce temps semblait sans âge

    et peuplé de fantômes souriants

    d’un aveugle populaire et d’un fou à lier

    de couturiers de prêtres de bourreliers

     

    le vrai n’a pas suivi dans l’avenir

    il est resté aux champs »

     

    Daniel Morvan

    Quitter la terre

    Le temps qu’il fait, 2024

    http://www.letempsquilfait.com/Pages/Pages%20livres/Page%20nouv.712.html

  • Geoffrey Squires, « Il retourne sans cesse… »

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    « Il retourne sans cesse à la fenêtre

    c’est nous qui dépérissons

     

    Animaux

    dans les sous-bois

    dans les arbres

    attentifs à la lisière de la peur

    pattes crispées de joie

     

    Paysage

    à propos duquel il n’y a rien d’humain

     

    Il retourne sans cesse à la fenêtre

    une nuit chaude et tout

     

    Perception du champ    complexe non linéaire

    souvenirs

    et murmures de visages mêlés

     

    Et puis

    le grand cri d’ailes déchirées

    cette ombre à cheval sur notre ombre »

     

    Geoffrey Squires

    XXI poèmes, Unes 2021,

    repris dans « Choix de poèmes », bilingue, Unes, 2024

    Traduit de l’anglais (Irlande) par François Heusbourg

    https://www.editionsunes.fr/catalogue/geoffrey-squires/choix-de-po%C3%A8mes-geoffrey-squires/

  • Hong Zicheng, « Propos sur la racine des légumes »

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    « Laissons un peu à manger aux souris, n’allumons pas les lampes à cause des papillons.

    C’est parce que nos anciens ont eu de telles pensées que nous méritons de vivre et de donner la vie. Sans cela nous ne serions que des formes humaines sculptées dans la terre ou le bois.

     

    Celui qui déforme la vérité par ses calomnies est un petit nuage qui cache le soleil ; celui-ci ne tarde pas à retrouver son éclat.

    Celui qui séduit par ses flatteries est un vent qui s’insinue par les fentes des vêtements ; il fait du mal sans qu’on s’en aperçoive.

     

    Un homme satisfait est comme un liquide sur le point de déborder. Rien n’est plus redoutable qu’une goutte supplémentaire.

    Un homme en danger est comme un arbre sur le point de s’abattre. Rien n’est plus redoutable pour lui qu’une simple chiquenaude.

     

    Lorsque le vent tourne et affole les nuages il faut se tenir ferme sur ses pieds.

    Lorsque les arbres et les fleurs sont dans tout leur éclat il faut lever les yeux plus haut.

    Lorsque la route devient escarpée et dangereuse il faut faire demi-tour à temps.

     

    Si je peux me garder libre de toute contrainte, qu’est-ce qui pourrait me mobiliser, que ce soit l’appât de la gloire et du gain, ou la peur de la honte et de l’échec ?

    Si je peux préserver ma quiétude spirituelle qu’est-ce qui pourrait m’aveugler sur ce qui est bien ou mal, utile ou nuisible ?

     

    Lorsqu’on entend, près d’une haie de bambou, un chien aboyer ou un coq chanter, on se sent transporté dans un monde libre comme les nuages.

    Lorsqu’on écoute, au milieu de ses livres, les cigales striduler ou un corbeau croasser, on accède à un autre monde au sein de la quiétude.

     

    Regardons, par notre fenêtre grande ouverte, l’eau verte et les montagnes bleues qui avalent et recrachent les nuages. Cela nous fait comprendre la spontanéité de l’univers.

    Écoutons, dans les forêts de bambous touffues, les jeunes hirondelles apprendre leur babil et les tourterelles roucouler au fil des saisons. Cela nous fait oublier la distinction entre le moi et les autres créatures.

     

    Si on s’applique à réfléchir à ce qu’il y a avant la naissance et après la mort, les pensées se taisent et le cœur s’apaise. On se sent porté au-dessus des choses de ce monde, promené dans ce qui fut avant ce qui est. »

     

     

    Hong Zicheng (1572-1620)

    Propos sur la racine des légumes

    Traduit du chinois et présenté par Martine Vallette-Héméry

    Zulma, 1995, réédition 2021

    https://www.zulma.fr/livre/propos-sur-la-racine-des-legumes/

  • Pascal Quignard, « Tout en haut de la maison de l’Yonne… »

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    dans le jardin de la maison de l'Yonne, 6 août 2024 © CChambard

     

    « Tout en haut de la maison de l’Yonne il y a une pièce extrêmement petite et mansardée. Le lit y est étroit, il fait quatre-vingts centimètres de large. Il n’y a que quelques briques par terre qui constituent un dallage maladroit. Les murs sont nus. Les poutres elles aussi, je les ai laissées grasses de suie, d’odeur de feu, et nues. C’est tout. La “table de chevet” ce n’est que la brique qui dépasse du mur et j’y dépose ce qui reste de moi : une clé USB. Car c’est ce qui restera de moi. Je me dis : “Ma vie fut moins volumineuse qu’un crâne ! Même le bec d’une corneille l’eût contenue !” Les pétales d’une anémone eussent suffi à l’empaqueter. Ce qui est le plus joli, dans la minuscule soupente, est l’ampoule ronde qui pend et qui éclaire les pages — à laquelle se substitue dès les premiers mouvements de l’aube le velux qui surplombe la tête du lit et par lequel le soleil tombe à pic. Il arrive souvent que l’âme oublie d’éteindre alors que tout est inondé de lumière. Il faut y prendre garde mais on n’est pas très loin de l’autre monde alors.  On n’est jamais très loin ni de l’autre monde, ni de l’autre temps. Il m’est arrivé d’oublier de sentir à quel point j’étais heureux dans les bras de celle que j’aimais. Il m’est arrivé d’oublier l’intense fidélité corporelle qui fait le fond de l’amour et qui remonte à si loin. Qui fait l’extrême intimité. Qui fait son audace soudaine. Car toutes les audaces animales, orificielles, remontent du jardin sauvage du paradis. »

     

    Pascal Quignard

    « Montaigne », in Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour

    Collection Fiction & Cie. Seuil, 2024

  • Anne Carson, « Elle »

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    « Elle habite dans une lande au nord.

    Habite seule.

    Le printemps là-bas s’ouvre comme un rasoir.

    Je voyage en train toute la journée, emportant un tas de livres —

     

    certains pour ma mère, d’autres pour moi,

    dont les Œuvres complètes d’Emily Brontë.

    C’est mon écrivain favori.

     

    Aussi mon plus grand sujet d’angoisse, que je veux affronter.

    Chaque fois que je vais voir ma mère

    je sens que je me change en Emily Brontë,

     

    ma vie solitaire autour de moi comme une lande,

    mon corps gauche arpentant la plaine boueuse avec une apparence de transformation

    qui s’efface quand je franchis le seuil de la cuisine.

    Quel est ce viatique, Emily, dont nous avons besoin ? »

     

    Anne Carson

    Verre, Ironie et Dieu

    Traduit de l’anglais (Canada) et présenté par Claire Malroux

    Série américaine, Corti, 2004

    http://www.jose-corti.fr/titres/verre-ironie-dieu.html