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  • Kathleen Jamie, « Les cerfs »

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    « Voici la multitude, les bêtes

    que tu voulais me montrer, m’entraînant

    en amont, toute la matinée, à travers la bruyère battue

    par le vent, jusqu’à la crête de la colline.

    Au-dessous de nous, dans le vallon voisin, voici

    la calme et grave fraternité, descendue

    pour échapper à l’hiver, pour échapper à la faim,

    tous agenouillés comme les signataires d’un pacte ;

    leurs lourdes ramures, polies à l’ancienne,

    s’élèvent au-dessus de la végétation

    comme les mâts d’un port, ou les tours d’une ville.

    Nous sommes allongés l’un près de l’autre, et bien que le vent

    chasse au loin nos odeurs de femme et d’homme, chaque

    tête de cerf semble tournée vers nous — vers nous,

    mais pas sur nous ; nous sommes tenus, et les tenons,

    en respect mutuel. Je soupçonne que tu

    espérais m’impressionner, me faire découvrir

    notre pays commun, m’emmener plus loin

    dans ce que tu sais, mais peu désireux

    de susciter la peur, tu t’éloignes déjà

    tranquillement, certain que je t’accompagnerai,

    comme je le ferais maintenant, presque n’importe où. »

     

    Kathleen Jamie

    La révision

    Traduit de l’anglais et de l’écossais par Christian Garcin

    La Baconnière, 2024

    https://editions-baconniere.ch/fr/catalogue/la-revision

     

    Cette page est dédiée à Janet, dans l’île

  • Colette, « La Vagabonde »

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    Harlingue/Roger Viollet

     

    « Sous ma fenêtre, dans le jardin, un parterre oblong de violettes, que le soleil n’avait pas encore touchées, bleuissait dans la rosée, sous des mimosas d’un jaune de poussin. Il y avait aussi, contre le mur, des roses grimpantes qu’à leur couleur je devinais sans parfum, un peu soufrées, un peu vertes, de la même nuance indécise que le ciel pas encore bleu. Les mêmes roses, les mêmes violettes que l’an passé… Mais pourquoi n’ai-je pu hier, les saluer de ce sourire involontaire, reflet d’une inoffensive félicité mi-physique, ou s’exhale le silencieux bonheur des solitaires ?

    Je souffre. Je ne puis m’attacher à ce que je vois. Je me suspends, encore un instant, encore un instant, à la plus grande folie, à l’irrémédiable malheur du reste de mon existence. Accrochée et penchante comme l’arbre qui a grandi au-dessus du gouffre, et que son épanouissement incline vers sa perte, je résiste encore, et qui peut dire si je réussirai ?…

    Un petite image lorsque je m’apaise, lorsque je m’abandonne à mon court avenir, confiée toute à celui qui m’attend là-bas, une petite image photographique me rejette à mon tourment, à la sagesse. C’est un instantané, où Max joue au tennis avec une jeune fille. Cela ne veut rien dire : la jeune fille est une passante, une voisine venue pour goûter aux Salles-Neuves, il n’a pas pensé à elle en m’envoyant sa photographie. Mais, moi, je pense à elle, et j’y pensais déjà avant de l’avoir vue ! Je ne sais pas son nom, je vois à peine son visage, renversé sous le soleil noir, avec une grimace joyeuse où brille une ligne blanche de dents. Ah ! si je tenais mon amant, là, à mes pieds, entre mes mains, je lui dirais…

    Non, je ne lui dirais rien. Mais écrire, c’est si facile ! Écrire, écrire, lancer à travers des pages blanches l’écriture rapide, inégale, qu’il compare à mon visage mobile, surmené par l’excès d’expression. Écrire sincèrement, presque sincèrement ! J’en espère un soulagement, cette sorte de silence intérieur qui suit un cri, un aveu… »

     

    Colette

    La vagabonde, 1910

    Biblio, Le livre de poche, 2021

     

    Puisque Colette est morte un 3 août, celui de 1954.

     

  • Peretz Markish, « Le Monceau »

    peretz markish,le monceau,charles dobzynski,l'improviste

     

    « Vous les folles, Ô vous mes jambes insensées,

    Je vais toute la nuit mais en vain vous pousser…

     

    Quelles plaies, et de qui, quelles portes pleurantes

    Me faut-il esquiver dans ce monde en attente ?

     

    Faible lueur – des petites fenêtres reptiliennes,

    Mais il n’y a personne, ou qui sorte ou qui vienne…

     

    En attendant ses hôtes la tristesse s’abrite,

    Gros chat qui siège à la porte brisée du gîte…

     

    Si jaune le couchant, d’un tigre c’est la peau,

    Passez mon seuil, ah quel silence, quel repos !

     

    Vous les folles, Ô mes jambes insensées,

    Je vais toute la nuit mais en vain vous pousser… »

     

    Peretz Markish

    Le Monceau et autres poèmes

    Traduit du yiddish et présentés par Charles Dobzynski

    L’improviste, 2000

    https://www.limproviste.com/fr/44-peretz-markish

  • Jean-Christophe Bailly, « Du côté des bêtes »

    IMG_0456.jpegLaurent Evrard & Jean-Christophe Bailly, librairie Le Livre, Tours, le 5 mai 2023 © CChambard

     

    « or l’animal je l’ai

    perdu (de vue) nous étions

    dans la grange des renouées

    la nuit, chaque nuit

    appuyés au roucoul, dans des nids

    de fortune ou des terriers

    la guerre continue ils serpentent

    les hommes, je les vois

    dans les tunnels, le sang

    notre sang, dans les battues

    leurs habits affreux

    ou nos parures

    nous étions parmi eux

    le totem décousu en enfance

    de fétus d’empreintes

    la boue, le sang, la bave

    notre bave sous leur peur

    en équation des forêts le temps

    qu’il faut pour mourir est très long

    nos voies, elles sont obscures

    il y avait il y aura

    la terre le terreux

    l’air l’aérien

    confondus, une rivière

    toiles d’araignée suspendues

    touffes, ou royaume

    dans le bougé “tu viens”

    venait la rallumée

    “soir bordé d’or” nous l’avons vu

    un pli sous nos ailes

    des chiens croisaient

     

    descendues dans le pré

    les rainures

    c’est-à-dire les chemins

    le navigué flottant

    des robes s’éclabousse

    où ils enfoncent leurs couteaux

     

    mirabelles et pommes gelées

    on s’incline

     

    (octobre 2007) »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Temps réel

    Collection Fiction & Cie, Seuil , 2024

  • Claude Roy, « Déjà tard »

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    © Marc Riboud

     

    « On a longtemps marché       Il était déjà tard

    La nuit tombait très vite         effaçant l’horizon

    À un tournant de la route on a vu la maison

    On devinait de la lumière à la jointure des volets

    On a cherché la sonnette à la droite de la grille

    Un rectangle de clarté s’est ouvert dans le jardin

    et dans le long froissement des feuilles mortes sous les pas

    quelqu’un est venu à la rencontre tandis qu’on ouvrait la grille

    Elle a grincé sur ses gonds et raclé un peu de gravier

    exactement comme autrefois   avec exactement l’odeur

    de feuilles et de bois brûlé       et de lierre sur la façade

    avec exactement les neuf coups de neuf heures au clocher de l’église

    leur son exactement        comme autrefois quand on avait douze ans

     

    En s’approchant      on a reconnu celui qui venait à la rencontre

    C’était moi autrefois        un peu plus distrait qu’autrefois

    triste d’avoir tout seul attendu si longtemps

    que je revienne sur mes pas     et me rencontre enfin un soir

    après avoir marché des années    quand la nuit tombe déjà

    et que déjà le noir efface l’horizon 

     

    Le Haut Bout

    jeudi 10 novembre 1983 »

     

    Claude Roy

    « Automne », in À la lisière du temps

    Gallimard, 1984

    Rééd. Poésie/Gallimard, 1990