samedi, 17 novembre 2018
Lutz Seiler, « Kruso »
DR
« “La mission de l’Est, Ed, je veux dire de l’Est tout entier à commencer par les yourtes casaques, par la tente de cirque de ma mère à Karaganda, tu sais, de là-bas jusqu’ici, jusqu’à cette île, cette arche…”, il avala de travers et recracha, mais la bouillie lui faisait manifestement du bien, “… ce sera de montrer la voie à l’Ouest. La voie vers la liberté, tu comprends, Ed ? Ce sera notre mission à nous et la mission de l’Est tout entier. La montrer à ceux qui, d’un point de vue technique, économique, infrastructurel sont allés…”, il déglutit et reprit avec une voix plus forte, “à ceux qui ont fait tant de chemin avec leurs autoroutes, leurs chaînes de montage, leurs parlements, leur montrer le chemin de la liberté, cette face perdue de leur… leur existence.” À nouveau il avala de travers, puis une quinte de toux, comme si un géant invisible l’avait saisi par les épaules pour le secouer.
Chut”, fit Ed mais il se tut aussitôt lorsqu’il aperçut le regard perçant de Kruso.
“C'est notre mission, Ed. Protéger la racine des scories qui nous arrivent maintenant, qui la submergent sous des avalanches si agréablement parfumées, incroyablement séduisantes et douces, sous des scories d'une grande beauté, tu comprends, Ed ?”
Mal à l’aise Ed essaya de continuer à le nourrir, mais Kruso n’avalait plus, il ne faisait que serrer les lèvres un peu plus, et ainsi une partie de la bouillie ressortait.
“La liberté nous attire. Elle reconnaît ceux qui l’aident. Toi aussi elle t’a reconnu Ed !”
Ed frotta autant qu’il put pour nettoyer de cette bouillie jaunâtre sa barbe de plusieurs jours et lui frictionna aussi la poitrine. Cette fois-ci les ablutions ont lieu l’après-midi, cette idée absurde frôla Ed. Il chercha à rassurer son ami avec des mots encourageants.
“Nous devons manger quelque chose, Losch. Je veux dire pour être fort, pour combatte les scories, je veux dire, qui d’autre sinon saurait comment…”
Comme Ed n’avait plus grand chose à dire à ce sujet (alors qu’il ressentait comme souvent une grande envie d’être d’accord avec son compagnon, d’être uni à lui malgré toute la distance), il se mit à réciter du Trakl. Il avait bien oublié quelques strophes, voire des textes entiers. Ce n’était pas grave. Il convoquait des vers et des rimes de textes venus d’ailleurs, l’ensemble des stocks sus par cœur était un peu mité à présent, et il chuchotait tout cela comme pour lui-même, il en faisait une seule et unique mélodie chargée d’amour et de désespoir – son ton à lui. Les poèmes de Kruso en faisaient partie aussi, et puis aussi des passages dont jusqu’ici il avait ignoré l’existence. Quelque chose comme un poème à lui – comme s’il avait commencé à écrire.
La cuillère toucha la bouche de Kruso et le sésame s’ouvrit.
“Bien Losch, c’est très bien, murmura Ed, nous y arriverons, tu verras.” »
Lutz Seiler
Kruso
Traduit de l’allemand par Uta Müller et Bernard Banoun
Postface de Jean-Yves Masson
Coll. « Der Doppelgänger »
Verdier, 2018
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mardi, 28 janvier 2014
Yoko Tawada, « Le voyage à Bordeaux »
« 応
Il existe un autre idéogramme signifiant répondre. C’est un cœur assis derrière un rideau, comme une dame de la cour qu’on ne distingue pas, on devine seulement sa présence. On ne voit pas sa bouche, on n’entend pas sa voix, mais la petite secousse du rideau laisse supposer que la dame de la cour parle. Le problème, c’est qu’au moindre coup de vent, on pourrait confondre et croire que la dame parle. »
Yoko Tawada
Le Voyage à Bordeaux
Traduit de l’allemand (Japon) par Bernard Banoun
Coll. « Der Doppelgänger », Verdier, 2008
12:22 Publié dans Écrivains | Lien permanent | Tags : yoko tawada, le voyage à bordeaux, bernard banoun, verdier
mercredi, 03 avril 2013
Rafael José Díaz, « Le Crépitement »
les sept gorges
« Le volcan n’est pas un rêve. Nous en avons fait le tour
toi et moi, par les sept gorges sous le soleil
qui tournait plus lentement que nous.
Le volcan ne dormait pas. Il tenait compagnie
aux pas entre les fleurs, aux étreintes furtives
comme des incendies au bord d’un autre ciel.
Tu découvris pour moi deux oiseaux
qui conversaient embrasés sur les branches
brûlantes du feu ancien du volcan.
Le soleil ou l’œil ou le cratère
jetaient leur lumière et absorbaient
la seule lumière jetée par les paupières du rêve.
Paupières,
tes paupières,
prises au rêve des miennes.
Comme la toile d’araignée
que nous vîmes résister à la brise,
à la présence obscure du volcan,
de même, les fines paupières
cherchaient dans l’air le centre intact
de la vie et de la mort.
Demeure secrète de l’amour, où
tu accourais de très loin, du centre
d’une toile tissée entre le soleil et le néant.
Il n’était pas un rêve, le volcan. Par les sept gorges
la lumière nous disait qu’il n’était pas un rêve
l’amour, que les yeux verraient d’autres lumières à l’ombre du rêve. »
traduit par Guy Rochel
Rafael José Díaz
Le Crépitement
Préface de Philippe Jaccottet
Traductions de l’espagnol par Jacques Ancet,
Bernard Banoun, Roberto San Geroteo,
Claude Held, Guy Rochel
Bilingue
L’Escampette, 2007
Douzième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette
16:50 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : rafael josé díaz, le crépitement, philippe jaccottet, jacques ancet, bernard banoun, roberto san geroteo, claude held, guy rochel, l’escampette