mercredi, 19 mars 2014
Edmond Jabès, « Dans la double dépendance du dit »
souvenir de paul celan
« Ce jour-là. Le dernier. Paul Celan chez moi. Assis à cette place que mes yeux, en cet instant, fixent longuement.
Paroles, dans la proximité, échangées. Sa voix ? Douce, la plupart du temps. Et, cependant, ce n’est pas elle, aujourd’hui, que j’entends mais le silence. Ce n’est pas lui que je vois mais le vide, peut-être parce que, ce jour-là, nous avions l’un et l’autre, sans le savoir, fait le tour cruel de nous-mêmes. »
Edmond Jabès
Dans la double dépendance du dit — Le livre des marges II
Illustrations de Antoni Tàpies
Fata Morgana, 1984
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lundi, 17 mars 2014
Edmond Jabès, « La clef de voûte »
« On dresse l’échafaud dans les jardins du bagne dans le jardin des tire-lires Fière jeune fille que le soleil éloigne
on dresse l’échafaud sur l’absence
Le couperet aux fines aiguilles à coudre la mort
le couperet aux franges de lune pour le sourire du bourreau
Siècle de pendus on dresse l’échafaud pour les retardataires
zébrés de langue-au-chat La vie n’a plus de secret
Seuls les yeux le regard seul attend interroge
On dresse l’échafaud sur l’épouvante de la foule
L’herbe demande à se faire entendre on la repousse
L’herbe sur qui le condamné à mort oublie qu’il va bientôt mourir
Le couperet de houpe d’oiseaux à tourmenter le vent
à poudrer les joues des jeunes épouses du vent
L’implacable couperet aux idylles de sapins de Justice
un monde déchu est suspendu à sa chute
un monde la langue dehors dont les pieds ne touchent plus le sol
et que le vent indifféremment balance
Je me souviens de tous les visages J’ai mis du temps à les reconnaître
aussi longtemps que le jour
On dresse l’échafaud sur l’impatience Le maître avec sa pierre-ponce
frotte les maigres doigts tâchés d’encre des écoliers humiliés
Tu lis je lis des mots d’innocence
que le couperet interrompt
On dresse l’échafaud sur chaque Dimanche
Une tête tombe dans le cahier ouvert
On dresse l’échafaud sur la mémoire du bourreau
sur la mémoire de la vie et de la mort
sur la détresse de l’amour
sur une tresse coupée
sur une coupe
sur un cou
brisé »
Edmond Jabès
La clef de voûte
Imprimé par Guy Lévis Mano en juin 1950. 20 exemplaires sur vélin du Marais et 380 sur vélin, numérotés de 1 à 20 et de 21 à 400. Ex : 306
GLM, 1950
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samedi, 15 mars 2014
Edmond Jabès, « Trois filles de mon quartier »
« I
Trois filles de mon quartier ont abandonné leurs fiancés à la misère ; trois rires, trois étoiles capricieuses. On n’a plus de nouvelles du cœur de la terre. Trois filles de mon quartier ont changé de nom ; leurs fronts brûlent dans la nuit. Trois pompiers, trois scaphandriers, trois amants éperdus, cherchent leurs fiancées. Le poisson et l’oiseau s’en émeuvent, car l’amour est partout. Trois bœufs, trois cailloux, trois trous embarrassent la route. On frappe aux portes que l’on connaît.
VII
Le rire est une jeune femme écartelée sur les routes. La mort est plus adroite. Tu mets le feu au paysage arraché aux paupières : Notre lieu de rencontre. L’histoire est compromise. Quand le monde est rouge les dents ont un éclat particulier ; les tourterelles s’y risquent. Avec toi, tout est simple mais réfléchi. Un fil ténu rattache l’univers à ton poignet. Tout est grave, sauvé, blessé.
XVI
C’était ma douleur blanchie à la chaux. Tu patientes, étendue sur les feuilles recueillies. Il faut pouvoir ressembler au vent. Tu voles. Tu chantes. Je t’aime pour chaque branche.
C’était un sourire sur nos doigts fiévreux. Une étrange silhouette détachée du soir : Elle découvrait, pour nous, le monde. Mais seule tu voyais.
Je te crois, je t’influence, je t’obéis. Un mur nous réunit. Jamais tu n’as le même visage.
XXIV
Les collines ont, aux chevilles, de fines blessures par lesquelles tu peux voir couler le sang de la terre. Toute plante est une plaie ! Rien que douleur mon amour ; mais tes seins déchirés, tes seins pendus aux arbres, c’est plus que l’on en peut supporter. Nos mains s’interrogent au-dessus des victimes, sœurs de l’eau ou du poignard. Les collines tentent d’en appeler aux étoiles. Nos yeux levés leur ressemblent. »
Edmond Jabès
Trois filles de mon quartier
Imprimé par Guy Lévis Mano sur sa presse à 315 exemplaires, soit 15 (1 – 15) sur vélin du Marais & 300 (16 – 315 sur Alfama, plus 25 sur Alfama, signés par l’éditeur & réservés aux amis de GLM. Ex : 220
GLM, 1948
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