dimanche, 13 mai 2018
Emmanuel Merle, Philippe Agostini, «Démembrements»
« Rien, presque
La pierre, on la croyait à fleur de sol,
on la déloge, avec une pioche,
c’est la mémoire, terreuse, encore humide
de ce qui s’est passé. Rien, presque.
On laisse un trou qui ne se comble pas,
et le ciel le regarde, s’en ferait une orbite
supplémentaire. Toutes les mémoires
de tous les hommes, tous les yeux du ciel.
Et le ciel, que voit-il, augmenté de ma mémoire ?
Rien, presque. De l’électricité de faible
ampérage, au fond du trou. Des formes
simples qui crieraient silencieusement
comme les nuages lorsqu’ils se désagrègent
ou semblent s’entredévorer.
Ma mémoire n’a que des rapports humains
minéralisés. Et pourtant mon visage recrée
quelquefois la sensation d’avant :
la barbe de mon père,
une broussaille, quelque chose qui dure
puisque c’est encore là, possible. Ou
ce cheval heurté de face, tête à tête,
et le claquement derrière mon front.
Ou la main d’un enfant sur ma paupière,
oui, ça revient facilement, je saisirais
presque le doigt. Presque. Ce serait saisir
la lumière, comme on saisirait tout le bleu
d’un monde, d’un seul rapt.
Étranges cicatrices de l’esprit.
Cette capacité de déchirure qu’elles ont,
sur des visages aimés et incompréhensibles,
souvenirs de visages
tendus vers le vide, le sans-retour.
Aimer, c’est quoi ? Accepter l’assemblage
nécessaire et étrange d’un visage.
Souvent presque rien, presque. Un magma
encore tiède au bas de la pente.
Où est cette maison qui est moi,
qu’avec moi d’autres ont habitée ?
Ce rien pourtant devrait être une terre,
une presqu’île qu’on rejoint encore, parfois,
à marée basse,
sous la nuit. »
Emmanuel Merle
Démembrements
Peintures de Philippe Agostini
Voix d’encre, 2018
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samedi, 04 juin 2016
Jennifer Barber, (Portail)
© : cchambard
(Portail)
Hier la corde à linge
s’est effondrée sur le sol
dans le vent, la pluie a laissé place
à une autre pluie, plus fine,
qui a dissous la baie. J’ai vu
un traquet à la mangeoire,
une mésange noire, un chardonneret, un roitelet,
une éclaboussure de soleil
sur le fuchsia trempé.
Un bras géant, invisible,
a dévié un nuage de la montagne
jusqu’à la plage, puis dans l’autre sens.
Soulevant le loquet du portail, j’ai entendu
sept années d'abondance
suivies par sept de disette
dans les maisons en ruines sur la colline.
Jennifer Barber
traduit de l’américain par Emmanuel Merle
in revue Rumeurs
La Rumeur libre 2016
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samedi, 21 mars 2015
Emmanuel Merle, « Dernières paroles de Perceval »
« Quand on est enfant, tous les mots
ont des majuscules, toutes les choses
sont des êtres,
et de façon magique
rien n’est oublié,
puisque tout a lieu.
Je m’arrête devant le sang,
trois trous rouges
sur la neige indéfaite.
Ô la couleur de la joue,
quoi d’autre, malgré le rêve,
que vie et mort mêlées ? »
Emmanuel Merle
Dernières paroles de Perceval
L’Escampette, 2015
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