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  • Àlex Susanna, « Deux poèmes »

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    DR

     

    « Nature morte

    à Miquel Vilà

    Sur la table reposent des livres,

    des lunettes, un cahier, un crayon :

    les instruments de quelqu’un qui a perdu

    son temps à lire et à écrire,

    à essayer de peaufiner quelque poème

    où entrer et se reposer, ou bien se terrer dans son trou

    après une journée plutôt morose…

     

    Avant on trouvait encore des gens qui construisaient

    des temples, et même d’imposantes cathédrales :

    aujourd’hui nous nous contentons, la nuit venue,

    d’une grotte, d’un abri quelconque

    pour échapper à cet excès de mauvais temps

    et cacher le froid qui par dedans nous ravage.

     

    Sur le son et sur le sens

    Il arrive que cette langue, la nôtre,

    claque encore comme bois vert :

    la verrons-nous brûler un jour

    en silence comme ses sœurs ?

     

    Tous ces crépitements, ces grésillements,

    ces craquements, ces braillements à foison,

    la danse de tous ses sons exacerbés

    après tant d’années de prostration,

    distrait et charme, excite même

    mais finit par lasser :

    dans le silence de la nuit,

    lorsque d’une langue nous attendons

    quelque chose de plus qu’une bonne musique,

    nous voudrions arriver à entendre,

    tout au fond de chaque vers,

    le bourdonnement persistant d’une sobre

    combustion, le lointain ressac

    des jours à jamais perdus,

    les brusques poussées des marées

    qui trop souvent nous expulsent

    de ce que nous croyons vraiment nôtre,

    et tout l’enchevêtrement de courants

    et de contre-courants d’un temps transformé,

    plutôt qu’en un poulain écervelé

    qui fuit sans savoir où il va,

    en un coureur de fond

    de plus en plus épuisé

    qui revient constamment sur ses pas

    pour voir si jamais il trouve la sortie

    du labyrinthe où sans le vouloir

    un beau jour il est entré par distraction. »

     

    Àlex Susanna

    Inutile poésie

    Poèmes traduits du catalan par Bernard Lesfargues

    Bilingue

    Fédérop, 2001

  • Kenneth Rexroth, « Deux poèmes »

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    DR

     

    « Au pied du mont Soratte

    L’autre jour, dans des rangées

    Inexplorées au fond de la bibliothèque,

    Cerné par les volumes sévères

    De la Patrologie de Migne,

    Debout, je lisais les déchirantes

    Plaintes d’Abélard. Soudain,

    Je m’aperçus que depuis un moment,

    Un parfum doux et léger

    M’entourait, très subtil, très chic,

    Puis, j’entendis le tintement

    De fins bracelets et une respiration

    Qui ne cessait de monter et descendre.

    Dans l’allée, de l’autre côté,

    Un garçon et une fille

    Faisaient l’amour dans le coin

    Le plus reculé du savoir.

     

    La roue tourne

    Tu portais robe de satin et voile de gaze

    À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades.

    J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi*

    Composa quand il avait un certain âge.

    Ils surent me toucher malgré ma jeunesse.

    J’ignorais alors que, à mi-vie,

    Une ravissante et jeune danseuse

    M’accompagnerait près des chutes de cristal,

    Sous les sommets de neige et de granit.

    Je savais moins encore qu’elle serait

    À la différence de Po, ma propre fille.

     

    La terre tourne vers le soleil.

    L’été s’installe sur les cimes.

    Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges

    Au long des jours lumineux.

    Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte

    Dans tes cheveux.

    Deux fois deux hirondelles d’un vert violet

    Jouent au-dessus du lac.

    Les oiseaux bleus sont revenus

    Nicher sur la petite île.

    Les hirondelles boivent au vol,

    Badinent, zigzaguent, piquent

    Et rappellent celles qui virevoltent

    Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches

    Une pluie fine traverse le lac

    Dans un léger sifflement. Après l’ondée,

    Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces

    De tortues, naissent au bord du pré.

    Les neiges de mille hivers

    Fondent sous le soleil d’un unique été.

    Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau.

    Des truites tournent dans l’eau transparente.

    Cris des marmottes, le soir dans les rochers.

    Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent.

    Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune.

    Le tonnerre gronde dans le lointain.

    Notre campement, lumière isolée

    Au cœur de cents monts et cascades.

    Les voix entremêlées de l’eau

    Qui chute conversent la nuit durant.

    Au chaud dans ton duvet,

    Joues et paupières éclairées par les étoiles,

    Ton souffle s’abaisse et s’élève

    Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée.

    Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour.

    Dix mille années tournent inchangées.

    Cela fut et ne se retrouvera plus. »

    * Po Chu Yi ou Bai Juyi — 772-846 —,  aussi appelé L’ermite du Mont parfumé (Note du blogueur)

     

     

    Kenneth Rexroth

    L’automne en Californie

    Traduit de l’américain et présenté par Joël Cornuault

    Bilingue

    Fédérop, 1994

    http://federop.free.fr/oeuvres/lautomneencalifornie.html

  • Armel Guerne, « Fragments »

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    DR

     

    « Nous habitons une époque, hélas ! obscurément avertie qu’elle n’a point d’avenir, où les initiatives les plus osées se risquent… jusqu’à refaire ce qui a déjà été fait, à répéter ce qui a déjà été dit dans un temps antérieur, et où ce qu’on appelle l’avant-garde est une héroïque phalange de jeunes audacieux que le courage et l’amour du scandale excitent jusqu’à recommencer des gestes qui n’étaient déjà plus, pour les académiciens d’aujourd’hui, le sujet du moindre étonnement.

    Disons-le, parce qu’il faut le dire : nous vivons une époque bègue d’esprit, où la rérépépétitition tient la place éminente. Vous me direz, mon cher lecteur, que la routine confère aux choses un fondement sérieux. N’en croyez rien, et souvenez-vous de l’école où tant de balivernes qu’il a fallu désapprendre nous ont été rérépétées et cubiquement assurées avec la méthode de l’enfoncez-vous bien ça dans la tête. Mais les têtes n’en étaient pas plus claires ni les cœurs plus profonds, nous le savons et constatons tous les jours, ne serait-ce qu’à voir se façonner sous nos yeux notre Histoire qui est assurément de toutes les histoires humaines, la plus absurdement non-humaine, celle où assurément la sagesse fait le plus totalement défaut.

    Légèreté et ignorance sont nos vertus cardinales, que vient couronner de son auréole éblouissante l’Imposture sacro-sainte et qui rallie tous les suffrages des regards si unanimement tournés vers les ténèbres extérieures que le moindre éclat d’une quelconque flammèche, le plus fumeux lumignon y sont aussitôt pris pour le plus incandescent soleil qui ait jamais voyagé par les immenses étendues de l’éternité. »

     

    Armel Guerne

    Fragments (1961-1980)

    Coll. « Vérité intérieure », dirigée par René Daillie

    Solaire-Fédérop, 1985

    http://www.federop.com/