mardi, 31 mars 2020
Juan Ramón Jiménez, « Deux poèmes »
« Le poème
1.
N’y touche plus,
car ainsi est la rose !
2
J’arrache avec la racine la bruyère
pleine encore de la rosée de l’aurore.
Oh, quel arrosement de terre
odorante et mouillée,
quelle pluie — quelle cécité ! — d’étoiles
en mon front, en mes yeux !
3
Chant mien,
chante, avant de chanter ;
donne à qui te regarde avant de te lire,
ton émoi et ta grâce ;
émane de toi, frais et odorant.
Ay !
Instants où le demain
ne compte pas ; où tout s’achève
aujourd’hui ; et nous sommes prêts
à tout, peu importe à quoi,
ni avec quoi !
Comme se hausse
notre être ; que nous sommes grands,
alors ! Comme nous sommes seuls !
…Et comme nous manque peu
et l’homme, et dieu !
*
Chante, chante, ma voix ;
car tant qu’il est une chose
que toi tu n’as pas dite,
tu n’as rien dit !
*
Celle-ci est ma vie, celle d’en haut,
celle de la brise pure,
celle de l’ultime oiseau,
celle des cimes d’or et de l’obscur !
Cela est ma liberté, sentir la rose,
couper l’eau froide de ma main folle,
dénuder la futaie,
prendre au soleil sa lumière éternelle ! »
Juan Ramón Jiménez
Anthologie
Choix et traduction par Guy Lévis Mano
Bilingue
GLM, 1961
16:38 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : juan ramón jiménez, le poème, ay!, anthologie, guy lévis mano, glm
jeudi, 26 mars 2020
Rafael Alberti, « Entre l’œillet et l’épée »
« Près de la mer et d’un fleuve et dans mes jeunes années,
je voulais être cheval.
Les rives de joncs étaient de vent et de juments.
Je voulais être cheval.
Les queues dressées balayaient les étoiles.
Je voulais être cheval.
Écoute sur la plage, mère, mon trot allongé
Je voulais être cheval.
Dès demain, mère, je vivrai auprès de l’eau.
Je voulais être cheval.
Au fond dormait une fille balzane.
Je voulais être cheval.
*
Les fontaines étaient de vin.
Les mers, de raisins violets.
Tu demandais de l’eau.
La chaleur descendit au ruisseau.
Le ruisseau était de moût.
Tu demandais de l’eau.
Le taureau frissonnait. Le feu
était de muscat noir.
Tu demandais de l’eau.
(Deux rameaux de vin doux
jaillirent de tes seins.)
*
Se méprit la colombe
Se méprenait.
Pour aller au nord, s’en fut au sud.
Crut que le blé était l’eau.
Se méprenait.
Crut que la mer était le ciel ;
et la nuit le matin.
Se méprenait.
Que les étoiles étaient la rosée ;
et la chaleur, chute de neige.
Se méprenait.
Que ta jupe était ta blouse,
et ton cœur, sa maison.
Se méprenait.
(Elle s’endormit sur le rivage.
Toi, au faîte d’une branche.)
*
Se réveilla un matin.
Je suis l’herbe
pleine d’eau.
Je m’appelle herbe. Si je pousse,
je puis m’appeler cheveu.
Je m’appelle herbe. Si je saute,
je puis être rumeur d’arbre.
Si je crie, je puis être oiseau.
Si je vole…
(Il y eut des tremblements d’herbe
cette nuit-là dans le ciel.)
*
On donne à ce taureau
pâture amère,
herbes avec substance de morts,
fiels noirs
et clair sang ingénu de soldat.
Ay, quelle mauvais pitance pour ce vert taureau,
accoutumé aux libres pacages et aux fleuves,
ce taureau pour qui la mer et le ciel
étaient encore petits comme une étable !
*
Sur un champ d’anémones
tomba mort le soldat.
Les anémones blanches
d’écarlate le pleurèrent.
Des montagnes vinrent des sangliers
et un fleuve s’emplit de cuisses blanches.
*
Il faudrait pleurer.
Simplement orties et chardons,
et une triste boue glacée,
pour toujours aux souliers.
Quand mourut le soldat,
au loin, la mer escalada une fenêtre
et se mit à pleurer près d’un portrait.
Il faudrait le raconter. »
Madrid, 1936-1938
Rafael Alberti
Poèmes
traduits et présentés par Guy Lévis Mano
frontispice de Rafael Alberti
Bilingue
GLM, 1952
18:33 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : rafael alberti, entre l'œillet et l'épée, guy lévis mano, glm