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guy lévis mano

  • Juan Ramón Jiménez, « Deux poèmes »

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    « Le poème

    1.

    N’y touche plus,

    car ainsi est la rose !

     

    2

    J’arrache avec la racine la bruyère

    pleine encore de la rosée de l’aurore.

    Oh, quel arrosement de terre

    odorante et mouillée,

    quelle pluie — quelle cécité ! — d’étoiles

    en mon front, en mes yeux !

     

    3

    Chant mien,

    chante, avant de chanter ;

    donne à qui te regarde avant de te lire,

    ton émoi et ta grâce ;

    émane de toi, frais et odorant.

     

    Ay !

    Instants où le demain

    ne compte pas ; où tout s’achève

    aujourd’hui ; et nous sommes prêts

    à tout, peu importe à quoi,

    ni avec quoi !

               Comme se hausse

    notre être ; que nous sommes grands,

    alors ! Comme nous sommes seuls !

    …Et comme nous manque peu

    et l’homme, et dieu !

     

    *

    Chante, chante, ma voix ;

    car tant qu’il est une chose

    que toi tu n’as pas dite,

    tu n’as rien dit !

     

    *

    Celle-ci est ma vie, celle d’en haut,

    celle de la brise pure,

    celle de l’ultime oiseau,

    celle des cimes d’or et de l’obscur !

       Cela est ma liberté, sentir la rose,

    couper l’eau froide de ma main folle,

    dénuder la futaie,

    prendre au soleil sa lumière éternelle ! »

     

    Juan Ramón Jiménez

    Anthologie

    Choix et traduction par Guy Lévis Mano

    Bilingue

    GLM, 1961

  • Rafael Alberti, « Entre l’œillet et l’épée »

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    «  Près de la mer et d’un fleuve et dans mes jeunes années,

    je voulais être cheval.

       Les rives de joncs étaient de vent et de juments.

    Je voulais être cheval.

       Les queues dressées balayaient les étoiles.

    Je voulais être cheval.

      Écoute sur la plage, mère, mon trot allongé

    Je voulais être cheval.

       Dès demain, mère, je vivrai auprès de l’eau.

    Je voulais être cheval.

       Au fond dormait une fille balzane.

    Je voulais être cheval.

    *

    Les fontaines étaient de vin.

       Les mers, de raisins violets.

    Tu demandais de l’eau.

       La chaleur descendit au ruisseau.

    Le ruisseau était de moût.

       Tu demandais de l’eau.

       Le taureau frissonnait. Le feu

    était de muscat noir.

       Tu demandais de l’eau.

       (Deux rameaux de vin doux

    jaillirent de tes seins.) 

    *

    Se méprit la colombe

       Se méprenait.

       Pour aller au nord, s’en fut au sud.

    Crut que le blé était l’eau.

    Se méprenait.

       Crut que la mer était le ciel ;

    et la nuit le matin.

    Se méprenait.

       Que les étoiles étaient la rosée ;

    et la chaleur, chute de neige.

    Se méprenait.

       Que ta jupe était ta blouse,

    et ton cœur, sa maison.

    Se méprenait.

       (Elle s’endormit sur le rivage.

    Toi, au faîte d’une branche.)

    *

    Se réveilla un matin.

       Je suis l’herbe

    pleine d’eau.

       Je m’appelle herbe. Si je pousse, 

    je puis m’appeler cheveu.

       Je m’appelle herbe. Si je saute,

    je puis être rumeur d’arbre.

       Si je crie, je puis être oiseau.

    Si je vole…

       (Il y eut des tremblements d’herbe

    cette nuit-là dans le ciel.) 

    *

    On donne à ce taureau

    pâture amère,

    herbes avec substance de morts,

    fiels noirs

    et clair sang ingénu de soldat.

    Ay, quelle mauvais pitance pour ce vert taureau,

    accoutumé aux libres pacages et aux fleuves,

    ce taureau pour qui la mer et le ciel

    étaient encore petits comme une étable !

    *

    Sur un champ d’anémones

    tomba mort le soldat.

    Les anémones blanches

    d’écarlate le pleurèrent.

    Des montagnes vinrent des sangliers

    et un fleuve s’emplit de cuisses blanches. 

    *

    Il faudrait pleurer.

    Simplement orties et chardons,

    et une triste boue glacée,

    pour toujours aux souliers.

       Quand mourut le soldat,

    au loin, la mer escalada une fenêtre

    et se mit à pleurer près d’un portrait.

       Il faudrait le raconter. »

                                   Madrid, 1936-1938

     

    Rafael Alberti

    Poèmes

    traduits et présentés par Guy Lévis Mano

    frontispice de Rafael Alberti

    Bilingue

    GLM, 1952