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jean launay

  • Robert Walser, « La forêt (extrait) »

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    Karl Walser

     

    « C’est en été naturellement que les forêts sont les plus belles, parce que, alors, rien ne manque à la pétulante richesse de sa parure. L’automne donne aux forêts un dernier charme, bref, mais d’une beauté indescriptible. L’hiver enfin n’est certainement pas propice aux forêts, mais même les forêts hivernales sont encore belles. Y a-t-il du reste dans la nature quelque chose qui ne soit pas beau ? Les gens qui aiment la nature sourient à cette question ; toutes les saisons leur sont également chères et ont la même importance car eux-mêmes se fondent en chacune d’elles par les sensations et la jouissance qu’ils en tirent. Comme sont splendides les forêts de sapin en hiver, quand ces hauts et sveltes sapins sont plus que lourdement chargés de neige, molle, épaisse, de sorte que leurs branches pendent longuement, mollement, jusqu’au sol, rendu lui-même invisible tant la neige est partout. Moi-même, l’auteur, je me suis beaucoup promené à travers les forêts de sapins en hiver et j’ai toujours très bien pu alors oublier les plus belles forêts d’été. C’est comme ça : ou bien on doit tout aimer dans la nature, ou bien on se voit interdit d’y aimer et reconnaître quoi que ce soit. Mais les forêts d’été sont quand même celles qui se gravent le plus vite et le plus vivement dans la mémoire, et ce n’est pas étonnant. La couleur se grave en nous mieux que la forme, ou que ce genre de couleurs monotones que sont le gris ou le blanc. Et en été la forêt est tout entière couleur, lourde, débordante. Tout alors est vert, le vert est partout, le vert règne et commande, ne laisse paraître d’autres couleurs, qui voudraient aussi se faire remarquer, que par rapport à lui. Le vert jette sa lumière sur toutes les formes de sorte que les formes disparaissent et deviennent des éclats. On ne prend plus garde aux formes en été, on ne voit plus qu’un grand ruissellement de couleur plein de pensées. Le monde alors a son visage, son caractère, il a ce visage-là ; dans les belles années de notre jeunesse il a eu ce visage, nous y croyons car nous ne connaissons rien d’autre. Avec quel bonheur la plupart des gens pensent à leur jeunesse : la jeunesse leur envoie des rayons verts, car c’est dans la forêt qu’elle a été le plus délicieuse et la plus captivante. Ensuite on est devenu grand, et les forêts sont devenues aussi plus vieilles, mais tout ce qui est important n’est-il pas resté le même ? Celui qui dans sa jeunesse était un garnement, il portera toujours un petit air, un petit insigne de garnement, qu’il gardera toute sa vie, et de même pour celui qui déjà en ce temps-là était un arriviste, ou un lâche. Le vert, le tout-puissant vert des forêts d’été, ne se laisse pas oublier ni des uns ni des autres ; à tous ceux qui vivent, qui veulent arriver, qui grandissent, il est pour toute la vie inoubliable. Et comme c’est bien que quelque chose d’aussi bon, d’aussi aimable, reste inoubliable de cette façon ! Père et mère et frères et sœurs, et coups et caresses et goujateries, et, liant tout cela, le fil intérieur de ce vert unique. »

     

    Robert Walser

    Les rédactions de Fritz Kocher (1904)

    Illustrations de Karl Walser

    Traduit de l’allemand par Jean Launay

    Postface de Peter Utz

    Gallimard, 1999, nouvelle édition Zoé Poche, 2024

  • Robert Walser, « Ce que je peux dire de mieux sur la musique »

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    Si vous n’avez jamais lu Robert Walser, voici une excellente occasion de commencer. Ce joli livre que publient nos amies de Zoé est une petite anthologie qui traverse son écriture des premières aux dernières pages, de 1899 à 1933. On reconnaîtra – relira – certains de ces textes déjà publiés chez Zoé & ailleurs, mais la fidèle Marion Graf donne ici la traduction d’une jolie moitié d’inédits – dont celui que nous reproduisons plus bas, daté de 1933 (l’année où il cesse d’écrire). Ce choix de textes, axés autour de la musique, de la musicalité, on l’aura compris au titre de l’ensemble, seront pour les uns une magnifique révision avec l’émerveillement de l’inédit par surcroît et, pour les autres, une splendide et joyeuse introduction à la lecture du maître ès poèmes brefs, petites proses & autres microgrammes qui mourut, dans la neige, le jour de Noël 1956 lors d’une de ses promenades quotidiennes à Herisau.

     

    La belle nuit

    «  Je note ceci à la hâte : par exemple pendant le repas, on soulève par la douce peau du cou un petit chaton bien réel, qui n’est pas une allégorie, donc, pour voir s’il a envie de rester là où s’il préfère s’en aller. Il n’y a pas au monde un seul être pensant, pas un seul être sentant qui puisse imposer à un chaton ses caresses. Dans un recueil de poèmes, je viens de tomber sur une place de marché. Par rapport au problème qui vient de surgir à l’horizon des aspirations culturelles, “l’esprit et la technique”, j’ai pensé la nuit dernière, que j’aimerais qualifier de belle nuit parce qu’elle était sans vent et sans nuages, que la technique était un moyen de mettre de l’ordre dans les choses de l’esprit, que l’esprit, porté à des coups de génie etc. était le mâle que la technique, femelle, allait chercher dans ses divagations pour le ramener vers l’utile et le nécessaire. Le recueil de poèmes mentionné est signé Ludovic Boucledor, et ce sont les éditions du Rire, à Witzville, qui me l’ont adressé. Est-ce que je fais partie des journalistes épris de vérité, oui ou non ? Je veux planter mes dents dans cette question comme dans un gâteau croustillant, et pour y répondre, je déclarerai que jamais je ne parle du temps qu’il fait. Si je séjourne dans une ville étrangère où se jette peut-être sur moi un vent violent, j’écris ensuite que mes principes m’interdisent de m’étendre sur les détails. J’agis de la sorte parce que j’ai découvert que certaines sincérités ne sont en réalité que des dépendances intellectuelles. À mon avis, les correspondants, et je ne parle pas ici des commerciaux, mais bien des écrivains, ne doivent pas se soumettre aux influences du monde sensible, au nombre desquelles je compte les atmosphères, etc. À quoi sert la supériorité du journaliste ?

    La nuit qui m’enveloppait merveilleusement voltigeait autour de mon âme comme une Philomèle. Je venais de quelque part et je me rendais quelque part. Des êtres volants survolaient le théâtre de la vie avec leurs plumes d’argent, gagnant leurs honoraires et laissant tomber sur le sol des écrits imprimés afin que le public les ramasse et les lises. Un hôtel de montagne éclairé à l’électricité flottait comme dans les airs, du fait que dans la vapeur nocturne, la silhouette de la montagne était invisible, ce qui avait l’air splendide. Sur le cours d’eau où scintillait en profondeur une lueur dorée, des musiciens glissaient en gondoles, et on eût dit que les branchages qui s’inclinaient depuis les hauteurs étaient des auditeurs tendant l’oreille à ce concert, et de nouveaux morceaux de prose me vinrent à l’esprit. Les idées qui viennent à l’esprit d’un écrivain n’impliquent-elles pas la perspective d’efforts à venir ? Pour cette raison, je suis presque heureux quand rien ne me passe par la tête. “Une heure d’oubli”, c’est le titre d’une collection publiée à Paris dont je suis depuis longtemps l’ami.

    La belle nuit devint la plus belle nuit du monde au moment où dans une véranda, aux abords de la ville, j’aperçus des gens attablés pour le repas du soir, après le travail, tandis qu’un harmonica faisait monter d’un jardin endormi une mélodie pour dire bonne nuit et que les ombres des feuilles se découpaient contre une façade, et que des chemins à peine distinct menaient vers des maisons, ou s’en éloignaient. 

    À présent, un mot tout de même pour évoquer le plaisir que j’ai pris, dans la retraite de mon cabinet de travail, à me faire la lecture des vingt poèmes de Boucledor, c’était comme si je les avais lus d’une voix contenue à une femme ouverte à la poésie et à ces choses-là.

    La poésie m’amuse toujours dans la mesure où de petites fautes de rythme m’y réservent une délectation supplémentaire. Pour ce livre de poèmes assez maigre, je dis vingt fois merci à l’auteur, une fois pour chacune des vingt contributions ailées. D’autre part, Boucledor me saura peut-être gré de l’avoir entretissé dans cette belle nuit. »

    Traduction Marion Graf

     

    Robert Walser

    Ce que je peux dire de mieux sur la musique

    Choix de textes édités par Roman Brotbeck et Reto Sorg

    Traduits de l’allemand par Marion Graf, Golnaz Houchidar, Jean Launay, Bernard Lortholary, Jean-Claude Schneider, Nicole Taubes

    Zoé, 2019

    https://www.editionszoe.ch/livre/ce-que-je-peux-dire-de-mieux-sur-la-musique