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  • Jean-Claude Pirotte, « La pluie à Rethel »

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    DR

     

    « Je n’ai jamais réussi à mettre de l’ordre dans ma vie, ou mes vies, et ce n’est pas aujourd’hui, où j’essaie d’en agencer des bribes, que je réussirai. Les lieux et les visages se sont estompés. Rarement, une surface réduite dans cette étendue d’ombre s’illumine, comme, sur une plaine où roulent des nuages bas, soudain un coin de champ, un bout de terre reçoivent l’éclairage inattendu d’un rayon de soleil. Cela ne dure pas, et l’horizon entier se bouche à nouveau. Il faut se contenter de ces clignotements désordonnés ; chercher à fixer une couleur, la forme tourmentée d’un grand arbre, l’ondulation à peine perceptible d’un ressaut de terrain, la lueur accrochée à un toit mouillé, le sillon noir et blanc d’un vol de pie, un cri très éloigné, l’appel perdu d’une voix dans un chemin creux. À partir de ces visions incohérentes, construire est illusoire. On n’invente pas ce qui est mort.

    Chercher des images, patience de sourcier. Mais quelles images ? Quelle nappe d’eau fraîche découvrir sous les strates accumulées par l’indifférence universelle ? Je cherche des images, qui seraient mon musée d’Épinal à moi. Musée bien dérisoire. Je me promène dans des salles obscures où je m’arrête parfois, espérant qu’un écran quelque part va s’éclairer, dérouler un film sautillant, suggérer le faux-semblant d’une merveille perdue. Je fais des phrases. Et j’attends d’elle un événement inimaginable, quelque chose comme la résurrection d’une banalité sanctifiée, est-ce que je me fais comprendre ? Je ne me fais pas comprendre. Je regarde le ciel et j’écoute la pluie. C’était un autre ciel, une autre pluie. Non, ce sont les mêmes. Il n’y a que moi qui… Moi ? Rien, il n’y a rien. Le mot rien, le mot vide, le mot néant, encore des mots. Et se colleter avec des mots, à quoi ça peut bien servir ?»

     

    Jean-Claude Pirotte

    La pluie à Rethel

    Préface de Jean-Paul Chabrier

    Luneau-Ascot, 1981, rééd. La Table ronde, coll. La petite vermillon, 2018

  • Jean-Claude Pirotte, « Un voyage en automne »

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    juin 2004 © cepdivin

     

    « Marcel Schwob enfant s’enfermait au grenier pour lire “en mangeant un morceau de pain trempé dans un verre d’eau”. Que de charmes aux enfances des “aventuriers passifs” célébrés par Mac Orlan. Je crois que je faisais pareil, la nuit, lorsque, sur la pointe des pieds, j’allais écouter dormir mes parents en collant mon oreille à la serrure de leur chambre, avant de monter jusqu’au palier des mansardes, un livre et une bougie dérobés à la main. Lire était l’activité clandestine et ténébreuse par excellence. Elle l’est restée. Je levais les yeux et je voyais la lune apparaître entre deux nuages, au coin de la lucarne. Les rayons glissaient sur la page d’où semblaient s’élever comme un parfum les signes brouillés qui promettaient le bonheur et le mystère. Aujourd’hui encore je ne peux me défendre de penser que je suis aussi l’auteur des livres que j’aime. “Le plus haut plaisir du lecteur, comme de l’écrivain, est un plaisir d’hypocrite”, avoue Schwob. “Le vrai lecteur, dit-il encore, construit presque autant que l’auteur : seulement il bâtit entre les lignes.” C’est cela, et je n’aurai rien bâti qu’entre les lignes, ce qui me paraît une assez bonne façon de jouer à colin-maillard avec soi-même, et avec le monde. »

     

    Jean-Claude Pirotte

    Un voyage en automne

    La Table Ronde, 1996

  • Jean-Claude Pirotte, « Le Silence »

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    DR

     

    « Je dirais : allant de cave en cave je me suis aperçu que je n’avais pas besoin de le boire pour aimer le vin. Je l’aimais déjà, je l’aimais avant de le goûter, je l’aimais avant de le connaître, je l’aimais avant de naître, je l’aimais avant que les poètes m’apprennent à l’aimer, je l’aimais avant que l’homme se décide enfin à cultiver, apprivoiser, choyer la vigne comme un trésor inespéré. Je l’aimais avant de savoir que la vigne porte des fruits, avant même que l’homme s’en avise, avant que je trouve une grappe au fond d’une combe et que je la goûte, je l’aimais comme un paysage rêvé, je l’aimais comme un songe et je l’ai détesté comme un cauchemar. Je l’aimais avec la ferveur que je veux éprouver plus tard pour la femme que j’espère aimer. Je l’aimais avec la pudeur que j’imagine être celle des amants courtois, oui, j’aimais le vin comme le troubadour chérit sa Dame – sans la connaître. J’aime donc le vin parce que je ne le connais pas, et que jamais je ne le connaîtrai.

    J’aime le vin parce qu’il m’est étrange, parce qu’il m’est familier, parce qu’il est incompréhensible et fabuleux. J’aime le vin parce que je ne peux m’empêcher d’aimer les hommes.

    J’aime le vin que je bois, lorsqu’il mérite son nom. Dans ma cave, il n’y a pas de vin. Il n’y a que d’heureuses espérances. De troublantes expériences. Ma cave est ce fond de caveau que me concède Marius. Je m’y glisse comme au confessionnal, ou pour prier dans une chapelle perdue, ensevelie, où le secret sacramentel est gardé par l’araignée et le champignon. Dans la cave des prétendus amateurs, il y a une collection de bouteilles. Dans les coffres de banques, il y a des valeurs, qui sont des flacons que l’on déshonore. Les déboucher, se serait constater que le vin se révolte. Le vin, c’est le ferment de l’émeute. Le comble de l’esprit d’insurrection, de civilisation. L’alcool de vin, marc, fine, c’est le sommet de l’expérience mystique.

    Comment pourrions-nous oublier que l’eau se change en vin ? Oublier que la rose et la vigne sont les ornements du jardin d’Allah ? Comment oublier que le fruit conserve et magnifie la nourriture et la boisson de l’éden – cet éden où nous vivons (si nous le voulons), car nous n’en avons été chassés que pour nous y installer par goût du paradoxe, et passion de la transgression.

    Chaque jour nous réinventons l’éden avec nos cornues d’alchimistes, avec nos pressoirs et nos cuves, avec nos tonneaux et nos tastevins. »

     

    Jean-Claude Pirotte

    Le Silence

    Préface de Philippe Claudel

    Stock, 2016