UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

la famine

  • Vélimir Khlebnikov, « La famine »

    Vladimir_Mayakovsky_-_Portrait_of_the_Poet_Velimir_Khlebnikov_1885-1922_1913_-_(MeisterDrucke-746557).jpg

    Vélimir Khlebnikov par Vladimir Maïakovski, 1913

     

    « Pourquoi cerfs et lièvres galopent dans les bois d’automne

    s’éloignant au loin ?

    Les hommes ont mangé l’écorce du tremble

    les pousses vertes des sapins

    Femmes et enfants errent dans les bois

    ils cueillent des feuilles de bouleau

    pour faire de la soupe aux choux    de la soupe froide    du borchtch

    Sommités des sapins et mousse tendrement argentée –

    nourriture des bois

    Les sapins rendront les dents semblables à celles du cerf

    “Plus de glands !    Les hommes ont mangé tous les glands” –

    sautillait     se plaignait l’écureuil

    Dans les bois taupes et souris ont disparu

    nulle part le renard ne peut attraper la volaille

    La femelle du lièvre fuit mécontente –

    le chou a disparu des potagers

    Les enfants    éclaireurs de nourriture

    errent dans les bosquets

    grillent sur des feux les vers blancs

    les grandes mauves des bois et les chenilles grasses

    les vers gras des lucanes

    ils les déterrent et se les mettent sous la dent

    cuisent de petits pains d’arroche

    la faim les fait courir après les papillons

    Et les petits enfants gazouillent doucement comme font les enfants

    ils parlent d’autres temps

    leurs yeux en énorme tache sombre

    Pour que la famine regarde à travers les visages d’enfant

    comme un maître barbu

    Les petits enfants fondent

    Leurs bouches sont devenues énormes   se sont étirées jusqu’aux oreilles

    leurs yeux comme des cernes bleus ou noirs

    brillent en cercle sur les visages   comme un miroir lisse

    l’arête du nez s’est affinée

    pointue comme un canif    avec son extrémité blême d’oiseau

    Les enfants dans la forêt

    brillent face au monde comme un cierge blanc près du cercueil

    Tous se sont perdus dans la contemplation ravie

    d’un lièvre qui tendrement bondissant

    galope dans les bois

    comme à l’apparition d’un esprit lumineux

    Mais il s’enfuit    vision légère

    le bout de son oreille faisant une tache noire

    Et les enfants longtemps sont restés    par lui fascinés

    C’est un repas copieux qui s’est envolé

    Si on avait pu le rôtir et le manger !

    Feuille douce     savoureuse d’entre les savoureuses

    petite herbe douce    plus douce que craquelin

    “Regarde un peu    un papillon là-bas est passé” –

    “Attrape-le    course-le    et ici un bleu” –

    Un garçon dans la rivière a attrapé

    trois grenouilles

    grasses    grosses et vertes

    “Mieux que le poulet ” –

    disait-il à ses sœurs réjouies

    Le soir les enfants se réuniront près du feu

    et mangeront ensemble les grenouilles

    en babillant doucement

    Et peut-être     aujourd’hui    il y aura une soupe de papillons »

    1921

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres — 1919 – 1922

    Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot

    coll. « Slovo », Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/

    Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas mon établi. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.