lundi, 15 juin 2020
Thomas Bernhard, « il me semble »
DR
« Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune
plus jeune encore que ceux qui sont déjà morts,
je voyais les villes et la fatigue des yeux
était la plainte de l’été dans les ruisseaux.
Plus jeune j’étais que ceux qui me blessaient souvent
et qui ont oublié mon nom depuis longtemps
derrière le métier à tisser, sous le marteau,
ou dans l’abrupt sillon de la herse.
Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune
et qu’en mars avec les nuages j’étais suspendu dans le ciel,
construisant les marchés sans repas de mort
et les cœurs carbonisés
avec l’avril j’étais aussi en voyage
migrant avec les oiseaux en aval des fleuves,
riais sous les bosquets
et étais triste avec les herbes.
Dans les chambres je voyais mourir
beaucoup de ceux qui m’aimaient.
Mais pour parler avec le vent
je fus élu.
Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune,
je sentais des messes de mort sauvages,
les étoiles sauvages,
les églises s’élevaient sur la mer de blé,
toujours
la joue de ma colline
était familière de ma colère.
Je n’étais si fatigué que là
où sonnaient les pommes et où chantait l’hiver
de mille coquillages.
Le jour s’en allait en soupirant,
l’année était acculée contre le mur
noirâtre, perturbée par les angoisses de mon époque.
Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune. »
Thomas Bernhard
Sur la terre comme en enfer
Bilingue
Traduit de l’allemand et présenté par Suzanne Hommel
Orphée, La Différence, 2012
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lundi, 20 avril 2020
Hilda Doolittle, « Le don »
DR
« Au lieu de perles — d’un fermail ouvragé —
d’un bracelet — accepteras-tu ceci ?
Tu sais ce qui est écrit —
tu vas sursauter, t’étonner :
que reste-t-il, quelle formule
après la nuit ? Ceci :
Le monde est encore vierge pour toi,
tu espères, tu attends —
tu es comme les enfants,
tu hantes tes propres pas,
pour grappiller ici ou là — peigne
qui aurait glissé,
gland doré, effiloché,
arraché à ton écharpe,
tortillonné entre tes doigts si fins,
échappé dans la rue —
fleur déchue.
Ne me crois pas si candide,
moi qui ai tenté de te retenir
au moment où le gosse dans la rue se jetait
sur les perles que tu avais semées
ce jour-là (il faisait chaud)
quand ton collier s’est cassé.
Ne va pas rêver que je parle
comme une qui serait frustrée de plaisir,
une malade, qui tremblerait à chaque battement de cœur,
paralysée, tendue à lâcher prise,
et qui dit, à bout de souffle :
ces poires mûres
sont trop amères au goût,
ce vin est trafiqué, il pique —poison.
Je ne marche pas —
qui marcherait ?
La vie est un trou de bousier — je fuis —
moi, je la rejette,
moi qui gis étendue sur cette couche.
Ton jardin tombait en pente vers la mer,
le myrte recouvrait les allées,
ambre et miel tachaient d’or chaque feuille,
la tête du lys-citron —
une parmi les autres, en nombre —
pesait de tout son poids — toute douceur.
Le cerfeuil odorant
s’étendait au bas du talus,
les violettes striaient l’herbe
de rayures noires.
La maison, elle aussi, était ainsi,
sur-fardée, sur-séduisante —
c’est le monde qui est ainsi.
Nuits sans sommeil,
je me souviens des initiés,
de leurs gestes, de leur regard paisible.
J’ai appris qu’en extase,
durant leur vision, ils parlent
avec une autre race d’êtres,
plus beaux, plus forts que ceux-ci.
J’en rirais presque —
plus beaux, plus forts ?
Peut-être qu’une autre vie fait
toujours contraste avec celle-ci.
Raisonnons :
j’ai vécu comme eux vivent
dans le secret de leurs rites —
ils subissent une grande tension nerveuse
pendant le déroulement du rituel.
Moi, c’est sans cesse que je souffre —
les jours passent, tous semblables,
comme une torture — épuisants.
C’est ce que j’avais oublié la nuit dernière :
tu n’es certes pas à blâmer,
il n’y a là rien de ta faute ;
comme à une enfant, une fleur — toute fleur
m’a déchiré le cœur —
chicorée des près, herbe commune,
fantôme de pétale, teinte de fleur
inattendue, l’hiver, sur une branche.
Raisonnons :
une autre vie possède ce qui manque à celle-ci,
une mer sans marées, sans mouvement —
qui ne nous force nullement
à nous hausser jusqu’à elle, à suivre son rythme —
une bande de sable,
sans jardin au-delà, qui étouffe
de l’odeur de ses cerfeuils —
un coteau recouvert non de violettes noires
mais de pierres, de rochers nus,
d’arbres nains, tordus, sans beauté
qui fasse distraction — qui presse
folie sur folie.
Un lieu tranquille, voilà tout,
et peut-être quelque horreur aussi,
quelque hideur pour frapper la beauté
d’un sceau, d’un signe — impossible à changer —
sur nos cœurs.
Je n’envoie pas de collier de perles,
pas de bracelet — accepte ce seul cadeau-ci. »
Hilda Doolittle
Le jardin près de la mer (1916)
Traduit de l’anglais et présenté par Jean-Paul Auxeméry
Orphée / La différence, 1992
18:49 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : hilda dollittle, le don, le jardin près de la mer, jean-paul auxeméry, orphée, la différence