jeudi, 16 novembre 2017
William Carlos Williams, « Paterson »
DR
« Le manque de livres
nous conduira parfois en esprit jusqu’aux bibliothèques par un chaud après-midi, si toutefois les livres peuvent nous faire défaut au point d’entraîner notre esprit.
Car il existe un vent ou l’esprit d’un vent
dans chaque livre qui renvoie la vie
jusqu’ici, un grand vent qui emplit les conduits
auriculaires jusqu’à ce que nous croyons entendre le vent
réel
entraîner notre esprit.
En émergeant des rues, nous brisons
l’isolement de notre esprit, et nous sommes emportés
dans le vent des livres, nous cherchons, cherchons
au gré du vent
jusqu’à ne plus distinguer le vent du
pouvoir qu’il a, sur nous,
d’entraîner notre esprit
et dans notre esprit monte
la senteur, peut-être, des fleurs de caroubier
dont le parfum est lui-même une vent qui souffle
en entraînant notre esprit
au travers duquel, sous la cataracte
bientôt à sec
la rivière roule, tourbillonne
calme jadis.
Épuisé d’avoir, ces derniers mois, cherché
des rues inutiles, des visages repliés contre
lui comme le trèfle au crépuscule, quelque chose
l’a réconcilié avec son
esprit .
dans lequel les chutes invisibles
tombent et s’élèvent
et croulent encore — sans fin, croulent
et recroulent en grondant, reflet
non point des chutes mais de leur incessant
tumulte
Quelle merveille,
ma belle que ceux, impuissants, qu’entraîne le vent,
qu’atteint le feu
impuissants,
un grondement qui (silencieux) submerge les sens
de sa répétition
qui refuse de s’étendre
pour dormir, dormir, dormir
sur son lit sombre.
L’été ! c’est l’été
-- Le grondement dans l’esprit est
incessant
Le dernier loup fut tué près de Weisse Huis en l’an 1723
Les livres nous reposeront parfois du
grondement de l’eau, qui croule
et s’élève pour crouler encore, emplissant
l’esprit de son reflet
pierre branlante. »
William Carlos Williams
Paterson (publié entre 1946 et 1958)
Traduit de l’américain par Yves di Manno
Préface de Serge Fauchereau
Coll. « Textes », Flammarion, 1981, 2e édition, revue et corrigée : Corti, 2005
http://www.jose-corti.fr/titres/paterson.html
La version ici recopiée d’un extrait du chapitre III La Bibliothèque est celle de la première édition.
Nous ne pouvons que conseiller au lecteur de voir l'épatant — culte déjà — film de Jim Jarmusch, Paterson, qui fait très précisément référence au livre de William Carlos Williams & au poète Ron Padgett. Vous trouvezrez, ci-dessous, un lien vers la BA :
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lundi, 02 mai 2011
William Carlos Williams, "Paterson"
« Le feu brûle; c’est la première loi.
Quand le vent l’attise, les flammes
s’étendent alentour. La parole
attise les flammes. Tout a été combiné
pour qu’écrire vous
consume, et non seulement de l’intérieur.
En soi, écrire n’est rien; se mettre
En condition d’écrire (c’est là
qu’on est possédé) c’est résoudre 90%
du problème : par la séduction
ou à la force des bras. L’écriture
devrait nous délivrer, nous
délivrer de ce qui, alors
que nous progressons, devient--un feu,
un feu destructeur. Car l’écriture
vous assaille aussi, et on doit
trouver le moyen de la neutraliser--si possible
à la racine. C’est pourquoi,
pour écrire, faut-il avant tout (à 90%)
vivre. Les gens y
veillent, non pas en réfléchissant mais
par une sous-réflexion (ils veulent
être aveugles pour mieux pouvoir
dire : Nous sommes fiers de vous!
Quel don extraordinaire! Comment trouvez-
vous le temps nécessaire, vous
qui êtes si occupé? Ça doit être
merveilleux d’avoir un tel passe-temps.
Mais vous avez toujours été un enfant
bizarre. Comment va votre mère?)
--La violence du cyclone, le feu,
le déluge de plomb et enfin
le prix--
Votre père était si gentil.
Je me souviens très bien de lui.
Ou : Crénom, Docteur, je suppose que c’est très bien
Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire?
[…]
(en respirant dans les livres)
les vapeurs âcres,
pour parvenir à déchiffrer
faussant le sens pour détecter la norme, pour
traverser le crâne de l’habitude
et atteindre un lieu d’où la tendresse
les femmes et les enfants sont exclus — une tendresse
pour ce qui brûle
[…]
Essoufflée, en toute hâte,
la multiple nuit (des livres) se lève! se lève
et entonne (une fois encore) sa chanson, en attendant le
déshonneur de l’aube
[…] Ça ne durera pas toujours,
aux abords de l’immense mer, l’immense, immense
mer, balayée par les vents, la “mer de vin sombre”
Un cyclotron, une criblure
Et là,
dans le silence du tabac : dans le tipi ils sont étendus
en tas (un tas de livres)
antagonistes,
et rêvent de
tendresse--ils ne peuvent pénétrer, ne peuvent
secouer la malice du silence (ça les forcerait à
bouger) mais ils demeurent--des livres
c’est-à-dire, hommes de l’enfer,
qu’ils règnent sur la vie qui s’achève.
On me demande d’être clair. Oh clair! Clair!
Quoi de plus clair, entre tout, que
rien n’est moins clair, entre un homme et
son écriture, que de savoir qui est l’homme et
quoi l’écriture, et lequel des deux a
le plus de valeur »
William Carlos Williams
Paterson
Traduit de l’américain par Yves di Manno
Flammarion, coll. Textes, 1981, rééd. José Corti, coll. Série américaine, 2005
Cet extrait est fidèle à l’édition originale française de 1981. La ponctuation particulière a été respectée. Les parties entre […] sont dans le livre narratives et interrompent régulièrement le poème. Il m’a semblé judicieux de donner ce poème sur l’écriture sans ces coupures. Il ne reste plus qu’à lire l’intégralité de cet immense livre.
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