vendredi, 29 juin 2018
Sou Che (Su Tung Po), « Sur l’air “Chanson de l’immortel de la grotte” »
« Ses os étaient de jade ;
Sa chair un frais cristal de glace, sans une goutte de sueur.
Le vent emplissait d’un parfum secret tout le palais au bord de l’eau.
Quand s’écartait le store brodé, le clair de lune nous épiait.
Pas encore endormie, elle appuyait sur l’oreiller sa chevelure en désordre.
Je me levais pour saisir sa main de soie.
Aucun bruit à la porte du pavillon.
Parfois, on voyait une étoile filante traverser la Voie Lactée.
Je demandais : “Où en est-on de la nuit ?”
“C’est déjà la troisième veille.”
Les flots dorés de la lune pâlissaient ; les étoiles du Cordeau de Jade* s’inclinaient.
Nous calculions sur nos doigts quand viendrait le vent d’Ouest**.
Et pourtant, nous ne parlions pas des années,
Qui secrètement s’échappent. »
* La queue de la Grande Ourse, qui tourne autour du Pôle avec les saisons.
** L’automne
Sou Che (Su Tung Po) — 8 janvier 1037- 24 août 1101
Traduit du chinois par O. Kaltenmark
In Anthologie de la poésie chinoise classique
Sous la direction de Paul Demiéville
Gallimard, 1962, rééd. Coll. Poésie/Gallimard, 2000
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mercredi, 20 juin 2018
Kouo Yu, « Longue nostalgie »
Illustration de Xu Baozhuan (1810-1885) pour Le Rêve dans le Pavillon rouge
« J’y pense longuement…
Mais à qui va ma pensée ?
Depuis qu’il m’a quittée pour monter à cheval,
Nuit après nuit je pleure en l’alcôve déserte.
Dans le miroir de jade, à l’aube, j’épile mes sourcils en antennes ;
Je vous en veux, mais en même temps je n’ai qu’amour pour vous.
L’eau du lac cet automne a débordé ; blanches sont les fleurs de lotus.
Mon cœur est blessé ; le soleil tombe, et deux canards s’envolent*
Pour vous j’ai semé puis cueilli le lichen**.
Dans le froid, la glycine s’étend le long des branches des pins sombres.
Pour vous, j’ai mis de côté l’oreiller orné de corail.
Les traces de mes larmes ont séché ; des toiles d’araignée sont nées.
Qui aime n’aura jamais peur des cheveux blancs ;
Mais pourquoi ne puis-je vous accompagner toujours ?
Le vent et la pluie sifflent ;
Cocorico, chantent les coqs !
… Mais à qui va ma pensée ?
À celui que j’ai vu en rêve. »
* Le couple de canards mandarins est le symbole du couple parfait qui ne se quitte jamais.
** Usnée barbue (Usnea barbata), lichen médicinal.
Kouo Yu (Kouo Yen-tchang) – 1316 - ?
Traduit du chinois par Siao Che-kiun
In Anthologie de la poésie chinoise classique
Sous la direction de Paul Demiéville
Gallimard, 1962, rééd. Coll. Poésie/Gallimard, 2000
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vendredi, 15 juin 2018
Chen Fou, « Récits d’un vie fugitive »
Tan Yin, Tao Gu composant un poème, début XVIe. Musée du Palais, Taipei
« C’était le début de la septième lune. Les vertes frondaisons offraient une ombre épaisse. La brise ridait la surface de l’étang et le chant des cigales se faisait assourdissant. Notre vieux voisin fabriqua pour nous une canne à pêche, et nous nous mîmes tous deux à pêcher, nous postant à l’endroit où les saules du bord de l’eau donnaient l’ombre la plus dense. Vers le soir nous montions au sommet de la butte pour contempler les rougeoiements du couchant et, si l’inspiration nous venait, composer des vers. Nous forgeâmes entre autres ce distique :
Les fauves des nuages dévorent le soleil couchant ;
L’arc de la lune décoche les étoiles filantes.
Un instant après, la lune se reflétait sur la surface de l’eau et les insectes de la nuit bruissaient tout autour. La vieille venait alors nous annoncer que le vin de riz tiédissait au bain-marie et que le dîner était prêt. Nous avions installé un lit de bambou au pied de la clôture. Sur ce sofa improvisé nous vidions quelques coupes sous la lune, et c’est légèrement grisé que je commençais le repas.
Plus tard, après le bain, chaussés de fraîches sandales et nous éventant d’une palme, nous écoutions, assis ou allongés, notre vieux voisin raconter des histoires où chaque personnage recevait toujours la juste rétribution de ses actions, bonnes ou mauvaises. À la troisième veille, nous allions nous coucher, rafraîchis de pied en cap, ayant presque oublié que nous habitions la ville.
Je chargeai notre ami le maraîcher de se procurer des chrysanthèmes et de les planter tout le long de la clôture de bambou. Lorsque au neuvième mois ils furent en fleur, Yun et moi demeurâmes encore là une dizaine de jours. Ma mère vint visiter notre retraite et y prit un vif plaisir. Nous fimes un repas de crabes auprès des chrysanthèmes* et la journée entière se passa en divertissements. Yun, qui était ravie de notre villégiature, me dit : “Il faudra que plus tard nous construisions dans ces parages, en un lieu propice déterminé par le géomancien. Nous achèterons dix mou** de terrain autour de la maison et nos domestiques s’occuperont à y faire pousser légumes et melons que nous vendrons pour notre subsistance. Tu feras des tableaux et moi des broderies, ce qui nous permettra d’offrir à boire aux amis qui viendront versifier ensemble chez nous. On peut être heureux toute sa vie en s’habillant et en se nourrissant très simplement ; nul besoin de courir le monde.”
Je partageais entièrement cette manière de voir. Aujourd’hui le terrain est là, mais ma bien-aimée n’est plus. Dans quel regret suis-je plongé ! »
* Les petits crabes d’eau douce que l’on consomme au mois d’octobre sont étroitement associés, dans la vie chinoise, à la saison des chrysanthèmes. Ils sont l’occasion de joyeuses et bruyantes soirées au cours desquelles le vacarme des petits maillets servant à briser leurs pinces s’ajoute aux éclats de la conversation.
** Un mou vaut 666,67 m2.
Chen Fou (1763-1810)
Récits d’une vie fugitive - 浮生六記 *
Traduit du chinois par Jacques Reclus
Préface de Paul Demieville
Gallimard/Unesco, 1967, rééd. Connaissance de l’Orient, 2005
* littéralement : Six récits au fil inconstant des jours
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mardi, 05 juin 2018
Tsa’o P’ei, « Une chanson de Yen »
Le chant des premières pousses, Ma Yuan, début XIIIe, Musée du Palais, Pékin.
« Il est aisé de se quitter,
Difficile de se retrouver !
Au loin, par-delà monts et fleuves,
Routes interminables,
L’angoisse au cœur, je pense à vous,
Et je ne puis parler.
Je confie un mot aux nuages ;
Ils s’en vont sans retour.
Les larmes sillonnent mes joues ;
Ma beauté se flétrit.
Qui pourrait, accablé de peine,
Retenir mes soupirs ?
Je me chante des vers à moi-même
Pour tenter de me consoler.
Mais la joie me quitte, et la peine
Vient me briser le cœur.
Je m’étends, pensive, obsédée.
Sans trouver le sommeil.
Alors je me rhabille et sors,
Marche de-ci de-là…
Je regarde les étoiles, la lune ;
J’observe les nuages.
Un oiseau chante dans l’aurore ;
Sa voix est pitoyable.
Je m’attarde, et désire, et souffre…
Je ne puis plus trouver la paix. »
Yen est un pays de la Chine ancienne qui correspond en gros à l’actuelle province du Ho-pei (Hebei).
Ts’ao P’ei (187-225)
Traduit par Robert Ruhlmann
In Anthologie de la poésie chinoise classique
Sous la direction de Paul Demiéville
Gallimard, 1962, rééd. Coll. Poésie/Gallimard, 2000