dimanche, 15 mars 2020
Lambert Schlechter, « Piéton sur la voie lactée »
© cchambard
« à côté de mon oreiller, la nuit, j’écris :
voilà, il y a eu ce jour-ci, il se termine
jour printanier, soleil & ciel bleu
ce jour-ci, un jour de ma vie
viendra le jour de demain, j’y vais
encore un jour de ma vie
je ne sais si c’est le dernier
ou s’il y en aura encore mille
nuit me prend : dormir pour vivre demain
*
écrire pour préparer le terrain d’écriture
écrire encore ceci avant de commencer à écrire
écrire vite vite choses simples & banales
avant d’ouvrir la brèche vers les profondeurs
écrire vite vite les petits rien de la vie
afin de conjurer le grand tout du néant
écrire le frémissement de l’herbe
avant de thématiser le frisson de l’existence
balbutier encore & encore : je ne suis pas mort
*
quand les mots ne servent plus
à marchander les radis ou le bleu du ciel
quand les phrases renoncent
à commenter les tribulations du moi
quand le langage n’est plus utile à rien
sauf à baliser sans fin un domaine sans nom
quand les mots soudain te chaotisent
tout ce que tu croyais savoir & connaître
c’est ce que tu demandes au poème : du vertige »
Lambert Schlechter
Piéton sur la voie lactée – Petites parleries au fil des jours
Avec des dessins d’Anne Weyer
Phi, 2012
http://www.editionsphi.lu/fr/francais/353-schlechter-lambert-pieton-sur-la-voie-lactee.html
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samedi, 16 décembre 2017
Lambert Schlechter, « Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager »
© :CChambard
« Passent les images que je fixe & fige au fil des pages de ma chronique des jours ininterrompue, image extraite du recueil chinois “Jardin du grain de moutarde” (1679), collines et montagnes au bord d’un lac, et au premier plan quelques arbres, des pins, à l’ombre desquels se niche une cabane sur pilotis au-dessus de l’eau, assis à une grande fenêtre, un personnage qui semble regarder au loin, assis comme pensant à quelque chose mais en fait ne pensant à rien, j’absorbe librement la bonté de la nature, écrit Su Tung Po (1037-1101), parfois moi aussi je note des pensées, la nuit dernière dans ma cabane au milieu du jardin, à Cuernavaca, j’avais noté sur un coin de feuillet : pourquoi ajouter encore du faire à l’être ?, pendant des jours & des jours je n’écris rien, puis vient une pensée, la nuit, et je la note sur un coin de feuillet posé à côté de mon oreiller,
et le matin, au tout premier rayon de soleil, dehors sur la table de travail, je transvase ma pensée de la nuit dans ma chronique des jours, le minuscule personnage dans la cabane sur pilotis avait peut-être des pensées comparables, et il m’a plu d’imaginer que c’était Su Tung Po, amaryllis mexicaine rouge vif devant un pan de mur blanc, dans des cahiers et des fichiers, de façon éparse, je retrouve des épisodes de nos embrassements, écrits dans un style non proustien, elle me dit : il serait temps que tu passes à autre chose, elle est passée à autre chose, mais je ne sais à quelle autre chose elle est passée, le personnage dans la cabane sur pilotis est sans doute un vieillard, Su Tung Po est mort à soixante-quatre ans, au tout début du XIIe siècle, est-on vieillard à soixante-quatre ans, comment savoir, je ne pense pas qu’on soit vieillard à soixante-quatre ans, je ne sais pas à quel âge on devient vieillard, quand j’avais cet âge là, je ne disais pas de moi que j’étais vieillard, et aujourd’hui, dix ans plus tard, je ne dis toujours pas que je suis vieillard, il faudrait qu’un jour je me résigne à dire que je suis vieillard,
en attendant je réfléchis sur la vieillesse, je demande aussi l’avis d’autrui, je suis très attentif aux mots vieillard et vieillesse dans les textes que je lis, je suis attentif à l’âge des auteurs que j’aime & que je lis, je note que Jim Harrisson a soixante-quatorze ans quand paraît en 2011 son recueil “Songs of Unreason”, et il continue à écrire…
Extraits du chapitre 25, parties 1 & 2, début de la partie 3
Lambert Schlechter
Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager
« Le murmure du monde, 6 »
Phi, 2017
http://www.editionsphi.lu/home/416-lambert-schlechter-mon...
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vendredi, 26 juin 2015
Lambert Schlechter, « La théorie de l’univers »
« XXXV
la vie est venue et avait tes yeux
j’écrivais ces mots, j’étais si heureux
c’est le jour où le voisin est venu
avec la scie pour couper la glycine
c’est un énergumène hébété
tout bossu d’âme et tout manchot de cœur
c’est une mauvaise herbe qu’on arrache
et qui se décompose à vue d’œil
voici la cascade des métaphores
la chute la culbute le naufrage
CXII
l’Aimée qui ne veut plus être amante
et l’amante qui veut être aimée
c’est une histoire cassée, j’en ramasse
les débris, sans pouvoir les recoller
désir, curiosité — même geste
ouvrir le livre comme ouvrir la femme
grammaticalement ce qu’on appelle
le futur posthume : tu m’auras aimé
un jour d’été sans que je m’y attende
j’ai reçu un avis de désamour »
Lambert Schlechter
La théorie de l’univers, distiques décasyllabiques
Éditions Phi, 2015
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mercredi, 18 juin 2014
Lambert Schlechter, « Ruine de parole »
© : Claude Chambard
« ta mort m’a jeté
dans le domaine du définitif
l’absolu n’est plus un concept
mais le foyer même de la vie
le vide le rien
pendant qu’au jour le jour je vis
(c’est pourquoi je n’écris pas un roman :
il faudrait inventer)
(c’est pourquoi je n’écris pas un traité philosophique :
il faudrait penser)
*
ne pas pouvoir quitter
par le souvenir
le temps de la maladie comme si le malheur
nous avait soudés davantage
que le temps du bonheur
*
je me suis interdit
(n’ai pas pu)
(n’ai pas voulu)
dire tu à ma femme morte
avais peur de perdre la raison
et maintenant cette sorte d’illusion
qu’elle pourrait encore me répondre
me confronter sans concession au néant
n’y a pas consolation
nous avons vécu l’amour
le bonheur le plaisir le malheur la souffrance
la mort
c’est tout »
Lambert Schlechter
Ruine de parole
Phi, en coédition avec Écrits des forges & L’Arbre à paroles, 1993
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samedi, 03 mai 2014
Lambert Schlechter, « Le silence inutile »
« Le dix-huitième jour du septième mois de l’année passée j’avais terminé la première lecture ; je lisais les tous premiers poèmes, ceux que tu écrivis à Tan Chow, en 1101, l’année de ta mort. Mon cœur ressemble déjà à la cendre de bois / mon corps à une barque sans amarre. J’avais mis à lire tout le livre exactement trois mois, ce qui fait en gros un poème par jour : n’est-ce pas trop vite ? Maintenant j’ai ta voix dans mes oreilles et tes poèmes j’y retourne lune après lune. Le dix-huitième jour du septième mois, c’était aussi l’anniversaire de ma femme, le dernier. Trente-huit ans. Tes poèmes, je les lisais soir après soir, le long d’elle allongé. Vieil ami, te voilà au courant, ne sois donc pas soucieux.
Lettre à Su Tung Po, 30 04 89
Me voyant marcher sur ce sentier, elle pleurerait. En janvier, comme moi, elle a dû y penser, elle a dû me voir seul marcher sur ce sentier, un jour, bientôt. Nous parlions peu, presque pas, j’avais mon bras autour de son épaule. Il y avait grand vent. Un vent exagéré. Soudain elle s’arrêta, vint contre moi, pleura. Nous restions ainsi, immobiles, muets, et alentour les arbustes criaient. Et le vent soufflait : je suis le présage, je suis le malheur. Je disais : ne pleure pas, je ne sais ce que j’ai dit encore. Je crois que je n’ai rien dit d’autre.
30 04 89
Soudain, après deux mois, c’était un dimanche, dernier jour du quatrième mois, l’encre s’est mise à couler, j’ai écrit. Et maintenant j’écris. Je ne sais pas encore ce que j’écris. Des mots se sont accumulés, le barrage s’est rempli, puis rompu. Et maintenant ça coule ; j’écris ce qui coule. Je ne contrôle ni ne calcule. Les mots viennent tout seuls. Le ton aussi. Je laisse faire. Fieri sentio. De petits mots, de petites phrases, de petites notes pour un petit livre. Le livre de toujours. Une femme une vie un amour. Et un seul lecteur, moi. Et un deuxième, troisième, peut-être. Mais ce livre, lecteur, n’est pas à ta merci.
01 05 89 »
Lambert Schlechter
Le silence inutile
Éditions Phi, 1991
Rééd. La Table Ronde, 1996
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lundi, 28 avril 2014
Lambert Schlechter, « Pieds de mouche »
photographie © Sophie Chambard
« — 001 —
Ce n’est rien, presque rien, rien qu’un murmure murmurant dans la pénombre ; petites berceuses contre la mort, sans musique, et des paroles à peine, berceuses pour le sommeil si le sommeil doit venir, si la nuit n’est pas trop grande, mais la nuit grande est là, immobile et à l’affût, prête à tout avaler. Ce n’est pas un cri, ce n’est rien, presque rien, rien qu’un murmurement, un bercement à peine avant la culbute.
— 002 —
Jamais les feuilles n’avaient mis autant de temps à partir, c’était un automne à seize degrés pendant plusieurs semaines. Les bouleaux surtout ont tardé à se défeuiller. Une étoffe aérienne qui habillerait un squelette. C’est en automne, surtout, que l’on sent qu’il faut dire les saisons, que l’on croit qu’il faut écrire un livre. Alors je me mets à dire la transparence des bouleaux. Feuilles d’automne qui seront celles d’un nouveau livre.
— 003 —
Le réveil, si loin qu’il m’en souvienne, n’a jamais, presque jamais, été le réveil ; presque jamais, c’est-à-dire neuf ou dix fois en quarante ans. Chaque matin c’est le jour qui cravache le corps ; et jour après jour le corps ne veut pas. Les horaires du jour ne sont pas les rythmes du corps, le corps est bousculé de syncope en syncope, jusqu’à la dernière — et tous les horaires sont enfin et sans merci réfutés.
— 004 —
Montale, me dit-on, fit à Paris il y a quelque trente-cinq ans une intervention sur la solitude de l’artiste. Texte introuvable. J’écrirai sur la solitude de l’artiste et ensuite partirai à la recherche du texte de Montale. Pour voir. La solitude ? L’artiste ? L’artiste façonne son objet, poème roman tableau statue sonate, sans doute pour dire (mais à qui ?) : me voici, me vois-tu ? »
Lambert Schlechter
Pieds de mouche
Éditions Phi, 1990
15:08 Publié dans Écrivains | Lien permanent | Tags : lambert schlechter, pieds de mouche, phi