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pierre bergounioux

  • Gustave Roud, « Cahier 1935, extrait III »

    Gustave Roud (1897-1976)- Swiss FArmer 1940 3.jpg

    Gustave Roud, Robert, 1940

     

    Bord de ruisseau, 2 septembre

    assis sur une pierre glacée, avec le babil de l’eau — qui chuchote et gargouille de la gorge, sur plusieurs registres superposés, des timbres de basse et de ténor des chuintements qui s’amusent d’eux-mêmes, récitatif multiple intarissable — et fraternel soleil à travers les feuilles ; la menace d’orage sous les frênes se dissipe à force de fraîcheur cachée et de jeux paisibles de soleil et d’ombre. Causerie au pré du moulin tout à l’heure avec Robert et un ouvrier nu. Joli chargement d’un énorme char d’herbe tendre. Je prends des photos et essaie d’organiser d’autres prises. Ah tout essayer avant l’automne et l’hiver. J’ai vu pendant ces deux jours de pluie quel prix prenaient tout de suite quelques images de l’été.

    Hier, long dimanche à la maison ; seul tout l’après-midi, avec la présence réelle du jardin.

     

    Gustave Roud

    Petites notes quotidiennes (ou presque)journal 1933-1936

    Préface de Pierre Bergounioux

    Zoé Poche, 2024

  • Gustave Roud, « Cahier 1935, extrait II »

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    Moulin de Vulliens par Gustave Roud

     

    27 juillet, samedi

    Me revoici sur ce vieux banc du vieux moulin de Vulliens à demi suffoqué par un chiffon imprégné d’“huile de pierre” dont l’odeur intolérable s’aiguise encore à la moiteur de l’air. La sécheresse perdure, les près se brûlent et la moisson mûrit de toutes parts. Déjà quelques-uns de ces beaux rectangles jaunes (lundi) sont devenus cendre. Les moissons se précipitent. Chaque année on sème plus de blé, et le pays devient si beau que la disparition presque instantanée — quelques jours à peine — de sa vêture de froment n’en devient que plus douloureuse. Ce matin je descends par Les Combes et le beau champ où chaque jour je touchais un épi est fauché à deux chevaux. L’autre champ sur la colline — que nous avons longé hier soir, les tantes et moi, est mordu lui aussi par une faucheuse. Encore une fois, vais-je refermer la main sans rien saisir ?

    Rien n’égale maintenant mes facultés d’oubli — de désintéressement subit, devrais-je dire, l’irrégularité de ma mémoire sentimentale. Avec quel frisson, hier, je me suis aperçu que malgré toute une semaine d’absence loin de Vucherens je n’avais presque nul désir d’y remonter. Ma stupeur à voir ces choses auxquelles le cœur donnait sans cesse une valeur sans mesure tout à coup retomber à zéro ! Oui, ce glissement, ce retombement vers le néant de l’indifférence — comme un vêtement qui devient friperie, qu’on pousse du pied sans même le regarder ! — L’abbaye, je me souviendrai peut-être de quelques moments, de l’espèce de miroitement du paysage le samedi, les nuages noirs et blancs chassés sans trêve sur un pays bigarré, le cortège des danseurs, mon plaisir à retrouver les beaux accords de noir et de blanc des jeunes hommes et de leurs compagnes. Le froid de la nuit dominicale, ma solitude parmi tous ces attablés vers qui nul élan ne me portait comme jadis (le bruit de la fontaine se trouble, c’est un rossignol qui vient y boire).

    (Même jour, 6h). Je redescends après goûter vers le moulin, traverse Les Combes encore peuplées de moissonneurs — les uns goûtent à l’angle d’un champ — trouve l’ouvrier des Burnand et son valet en train de charger un char de gerbes — couleur d’or un peu pâle — contre la belle haie vert sombre où frisonne un saule comme cent mille poissons d’argent. Je suis seul sur le banc, avec le bruit de la fidèle fontaine et quelques oiseaux. Maintenant, sur le chemin montant — (mais je commençais cette phrase-contenance à cause d’un passant) — Le vent

    Gustave Roud

    Petites notes quotidiennes (ou presque)journal 1933-1936

    Préface de Pierre Bergounioux

    Zoé Poche, 2024

     

  • Gustave Roud, « Cahier 1935, extrait I »

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    « 17 juin — 19h La Croix

    Un oiseau chante à la cime du cerisier, caché sous les feuilles — pour moi. Je crois maintenant ce que j’avais pressenti tant de fois : le message de mes morts — Ils se servent des animaux, des fleurs pour nous parler encore, nous faire signe. Déchirants appels parce que rien ne peut les rendre efficaces si quelque amour ne nous y rend point sensibles. Le vent est tombé après un après-midi d’assauts infatigables contre les feuillages — et l’âme. Maintenant c’est le soleil couchant sur les collines, les foins frôlés avec toutes les fleurs dans l’ombre et seule encore scintillante l’aigrette des graminées. Je viens de passer aux Laviaux ­— j’aime ces grandes fermes solitaires où vit un monde — je crois que mon enfance à Brie pour toujours m’a donné ce goût — isolement et communion tout ensemble.

     

    Gustave Roud

    Petites notes quotidiennes (ou presque)journal 1933-1936

    Préface de Pierre Bergounioux

    Zoé Poche, 2024

  • Un autre monde : Claude Chambard

    Les livres occupent chaque recoin de la maison, entassés, rangés. La bibliothèque est un palais. Nous sommes attablés dans la salle à manger. Le café est chaud. Je sais déjà que je ne pourrai pas tout raconter de cet amour des livres qui rend cet homme si vivant, son regard si brillant et son rire si clair. Claude Chambard est un insatiable lecteur. Un lecteur veilleur et généreux.

    Propos recueillis par Lucie Braud

     

    Vous souvenez-vous du premier livre que vous avez eu entre les mains ?

    Claude Chambard : Je m’en souviens et je l’ai toujours. Tout ce qui était à moi a pourtant disparu lorsque ma grand-mère a vendu la maison de famille. Par un extraordinaire hasard, ce livre a survécu et je l’ai retrouvé après sa mort. C’est ma marraine qui me l’avait acheté à la Noël 1954 qui précéda mon entrée au cours préparatoire : Histoire de Monsieur Colibri (Gründ, écrit par Marcelle Guastala et imagée par Suzanne Jung, 1947). […]

    La suite de cet entretien dont m'honore Lucie Braud est ici http://1autremonde.eu/project/claude-chambard/

    accompagné trois lectures audios de brefs extraits, par mes soins, de Vie secrète de Pascal Quignard, L'Orphelin de Pierre Bergounioux & Les Corps vulnérables de Jean-Louis Baudry & d'une poignée de photographies prises par Lucie de ma bibliothèque avant son rangement dit "du confinement".

    Bonne lecture & mille mercis à Lucie Braud & à son association L'Autre monde.

     

  • Millième page : Pierre Bergounioux / Sophie Chambard, « ARTIS SIMIA NATURA »

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    C’est un fait aussi ancien que la vie, sans doute, que les apparences trompeuses qu’elle adopte pour assurer sa propre conservation. Du jour qu’ont surgi les premiers prédateurs, leurs proies potentielles ont développé une gamme infinie de moyens de défense, d’esquive ou de dissimulation qui laissent confondus les hommes que nous sommes, l’espèce symbolique par excellence. Les formes, les coloris du règne animal, il en est redevable — et nous qu’ils remplissent d’admiration — à la nécessité, sous peine de mort, de paraître autre qu’on est. La phyllie, le phasme se donnent pour une feuille, une brindille. Nous en avons tiré la leçon. C’est la forêt de Birnham en marche vers le château de Macbeth, toutes les espèces de camouflage, depuis que « le feu tue ».

    On ne peut manquer de trouver quelque peu ironique la fantaisie qu’il a pris à Araschiana levana de mimer une carte géographique. Après que nous nous sommes ingéniés à copier la nature, à en relever les contours, la teneur, un petit papillon se mêle d’imiter ce produit hautement élaboré de la culture.

    Artis simia natura.

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    Ce livre d’artiste a été réalisé à 6 exemplaires sur vélin d’Arches, dans la collection Le singulier imprévisible, en octobre 2018.
    Il est ici reproduit avec l’amicale autorisation de Sophie Chambard & de Pierre Bergounioux à l’occasion de la millième page du blog Un nécessaire malentendu, qu’ils en soient mille fois remerciés.

  • Pierre Bergounioux, « Enfantillages »

     

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    « Courir après des insectes, récolter des cailloux, lire continuellement, au lieu d’agir, qui semblent insanes, passé un certain âge, le sont beaucoup moins et peut-être pas du tout si l’on admet que le passé demeure présent à chaque instant et ne s’éloigne, ne passe qu’autant qu’il a trouvé son achèvement. C’est parfois le cas et alors on est quitte, disponible pour des tâches nouvelles, actuelles. Mais il arrive, et c’est le plus souvent, au commencement, que notre ignorance, notre incurie nous empêchent d’obtenir ce qui nous est très manifestement destiné, nécessaire, salutaire. On ne coupera pas au dépit, à la tristesse. Mais si l’on est incapable d’intercepter les merveilles qui passent et que les adultes ne voient rien, ne font rien qui vaille, on a toujours la ressource de confier à celui qu’on sera peut-être devenu, à son tour, plus tard, le soin de réparer les dommages et les pertes qu’on a essuyés d’emblée. De lui à nous, il existe une continuité essentielle, et c’est le temps. »

     

    Pierre Bergounioux

    Enfantillages

    L’Herne, 2019

     

    Avec tous mes vœux pour 2020

  • Pierre Bergounioux, « Des salons de verdure »

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    « Il existe deux sortes de livres : les bons et puis les autres. Les premiers débordent en quelque sorte d’eux-mêmes. Ils n’instituent pas un monde à part, sui generis. Ils ouvrent celui qui les ouvre, changent sa pensée, donc sa vie. Deux facteurs contribuent à appauvrir celle-ci, l’ordre des choses, qui est toujours coercitif, dans les sociétés de classes, et la routinisation, qui est une défense contre le risque, l’angoisse, le nouveau. Les poètes s’inscrivent en faux contre le premier et nous délivrent, à leurs frais, de nous-mêmes, de notre triste finitude, de l’ennui, de la médiocrité. »

     

    Pierre Bergounioux

    Des salons de verdure

    in Cahiers de l’Herne n° 127, “Pierre Bergounioux”,

    sous la direction de Jean-Paul Michel, novembre 2019

    http://www.editionsdelherne.com/publication/cahier-pierre-bergounioux/

  • Pierre Bergounioux, « Hôtel du Brésil »

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    © cchambard

     

    « La vie intérieure, entre quatre murs, sous plafond, sur parquet, dans les étages, comprime, exaspère la vie intérieure. Des pensées qui, dehors, se perdraient dans l’étendue, se dilueraient dans l’atmosphère, se trouveraient ramenées à leurs justes proportions par les choses prochaines, ici tournent en rond, se heurtent aux cloisons, reviennent sur celui qui les forme, l’accaparent, l’obsèdent.

    Je me souviens d’avoir perçu, à tort ou à raison, comme une sourde affinité entre les livres de Freud et ceux, par exemple, de Kafka, de Thomas Mann, ses compatriotes et quasi contemporains, que je découvrais au même endroit, à la même époque. Une littérature d’appartement, de chambre, celle dans laquelle le pauvre Gregor Samsa s’éveille, un matin, métamorphosé en cloporte (en blaps mortifère, selon Nabokob), celle que regagne, chaque soir, Hans Castorp au sanatorium de La Montagne magique et puis la pièce, avec un divan, de lourdes tentures, de fragiles statuettes, Bergasse 19, à Vienne, où des citadins viennent confier leurs hantises, leurs rêves, leurs malheurs.

    La contribution de Freud à la clarification de l’énigme que nous sommes à nous-mêmes est assurément éminente. Il est de ceux, peu nombreux, qui, d’âge en âge, ont illuminé notre nuit. Mais pour concerné que je fusse, étant homme, par ce qu’il nous a dit, mon humanité se trouvait augmentée ou diminuée d’une simplicité champêtre (ou d’une idiotie rurale) qui restait en dehors, aux deux sens du terme, du principe explicatif qu’il était descendu chercher, salon sa propre expression, aux Enfers – Acheronta movebo. »

     

    Pierre Bergounioux

    Hôtel du Brésil

    Coll. Connaissance de l’inconscient / Le principe de plaisir, Gallimard, 2019

     

  • Pierre Bergounioux, Jean-Michel Marchetti, «Possibles»

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    « C’est sans discussion possible, un bois de feuillus aux troncs noueux, tourmentés, des charmes par exemple, tôt le matin, à la mi octobre. La nuit a été froide. Le brouillard masque la lisière et, par contraste, noircit tout. Il n’a pas gelé. Les feuilles ne sont pas encore tombées. Dans quelques jours seulement.

    Ce qu’on fait là reste un mystère. Rien de grave, de tragique ne nous a entraînés dans cette sombre colonnade. Si tel était le cas, on ne verrait rien. On fuirait, terrifié, ou bien on chercherait, affolé, quelqu’un ou quelque chose et on n’aurait pas une pensée pour les charmes, la brume, le déclin d’octobre.

    La peinture nous rappelle que le monde excède la vision pauvrette, l’idée simplette dont on s’accommode ordinairement. Elle nous réveille du songe étriqué que nous prenions pour la réalité. »

     

    Pierre Bergounioux

    Possibles

    Peintures de Jean-Michel Marchetti

    Coll. Voix de chants

    Æncrages & Co, 2018

    http://aencrages.free.fr/rub/fiche/38.htm

  • Pierre Bergounioux, « La mort de Brune »

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    © : cchambard

     

    « Quelques figures juvéniles se détachent du paysage de trois siècles et plus qui, voilà trente ans, pâlit et soudain s’effaça, brillent de cet éclat auquel s’annonce, quand tout semble perdu, éteint, la jeunesse éternelle du monde. C’est cet autre gars qui a grandi à la périphérie, fréquenté les petits collèges campagnards et qui nous rejoignit à l’automne — celui du Rex —, en terminale. Il circulait, hiver comme été, à Solex et c’est miracle qu’il ne se soit pas tué, avec ce moteur idiot placé à un mètre du sol, au sommet de la fourche, mais relevé dix fois, étourdi, ensanglanté, colère après que le mauvais engin l’eut jeté sur le pavé des mauvais petits chemins. Peut-être fallait-il avoir grandi en marge, hors de l’enceinte, pour défier les interdits et, par le fait même, les conjurer, les rompre.

    On était revenu au lycée. On croyait n’avoir fait que changer de classe alors que c’était d’époque et l’inconnu, parmi nous, en était le héraut. Sa main ouverte balaie d’un geste large, joyeux, ce qu’on a jusqu’alors imaginé, craint et qui empêchait qu’on ne respirât, qu’on ne fût. J’entends le mot qui était le sien — Allez ! — et c’est comme de sortir du sommeil où l’on rêvait ses jours. Quand il n’est pas parmi nous à s’enflammer, à rire, il seconde un très vieil original qui a passé sa vie à Paris et puis s’est replié avec ses archives, pour tout bien, dans une boutique désaffectée où il subsiste comme il peut, rédigeant seul, à quatre-vingt-cinq ans, la feuille hebdomadaire dans laquelle il réclame la Liberté, la Justice, le Grand Soir. Notre énergumène se noircit les doigts aux brochures incendiaires, aux vestiges confus d’un demi-siècle d’activisme et trouve encore le temps, la nuit, peut-être, d’écrire et d’imprimer de brefs poèmes en prose qui font l’effet du soleil, dehors, lorsqu’on quitte une pièce fermée, sans air, où l’on s’est attardé. La beauté du diable qu’il a touchée avec les paroles étonnantes et le rire qui sortent de sa bouche était sans doute destinée à faire pendant aux laideurs, aux ruines, à la vétusté blême du monde finissant par lequel on avait commencé. »

     

    Pierre Bergounioux

    La mort de Brune

    Gallimard, 1996, rééd. Folio n°3012, 2014

  • Pierre Bergounioux, Jean-Paul Michel, Correspondance 1981-2018

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    DR

     

    « 07.XII.07

    Mon cher Pierre,

    D’aucune manière tu ne dois douter de ceci : nos livres nous auront gardés ce que nous sommes dans les pires incertitudes du temps, si inconfortables qu’il ait pu nous être donné de les connaître. Au moins n’aurions-nous jamais « écrit rien que de nécessaire, chacun de notre côté, et quasi depuis l’enfance “montant sur toute chose comme sur un cheval”. Peut-être, qui sait ? n’aurons-nous eu, même, à choisir en rien la manière ni le moment, si persuadés, pourtant, que nous ayons été toujours du contraire ? C’est ainsi. À peine nous est-il donné de l’entrevoir. Est-ce à dire que nous serions fondés à formuler maintenant des regrets ? Tu sens comme moi le ridicule qu’il y aurait à ces plaintes. Nous aurions fait face à ce qui venait, que nous ne pouvions ni soupçonner ni connaître, comme il en aura toujours été, et pour nous — par la patience et par l’action, si malheureuses puissent nous apparaître rétrospectivement quelques-unes de nos mésaventures. N’aurons-nous pas eu, aussi le meilleur de ce qui pouvait nous être donné de meilleur ? L’élan, le feu, l’audace, la vie aveugle jetée sans calcul dans la fournaise ? Vois : la vie vivante tremble dans chacune de tes pages. Chacun de ceux qui, une fois, les aura approchées l’aura su. Ce feu n’aura plus de fin, j’en prends le pari sans crainte.

    Pour ce qui est de la “vie nouvelle” de la dernière carte, c’est très simple : si tu as un instant envisagé avec sérieux, calme et terreur ta fin physique la plus tangible, et que, très sûr de la fin, ayant même en idée pris tes dernières dispositions, fait tes adieux, tu te découvres imprévisiblement muni d’un peu de vie encore, tu auras trouvé à celle-là un autre goût, une autre teneur — ceux-là nouveaux, avec nécessité, qui te donnent à sentir une bonne fois tout l’incroyable d’être — une autre fois.

    Je t’embrasse

    Jean-Paul

     

    […]

     

    Gif, mercredi 8 février 2012

    Mon cher Jean-Paul,

    Ce qui nous est arrivé, sans qu’on y ait trop de part, aura été mémorable. Il fallait le porter sur le papier, poétiquement ou prosaïquement, selon les moyens disponibles, le fixer, le clarifier, et d’abord à nos propres yeux. Des gueux, enlevés par le mouvement historique à leur relégation millénaire, à l’autarcie, à la stupeur, ne peuvent plus ne pas se demander ce qui leur arrive et qui s’inscrit, en dernier recours, dans le plan général. Ç’aura été fatigant mais stimulant, aussi. Toujours, me reste le souvenir de l’énergie que tu y as mise d’entrée de jeu, et le poème dont elle empruntait spontanément la voie, et le choix de la philosophie ! Je me répète : ce qui s’est passé était sans précédent et “n’aura point de suite”. C’est arrivé une seule et unique fois, et c’est toi que cette heure entre toutes les heures a désigné dans notre petite troupe de réprouvés. J’ai vu ça. J’étais là.

    Urbinati était avec moi en primaire où il dessinait déjà. J’ai connu Serge Viallard dès la sixième mais non pas Christian Lacreu.

    Er c’est plein de tristesse que j’ai dactylographié nos retrouvailles en 2008 avec Daniel. Il semblait, et c’était fou, que nous revenions en conscience au commencement. Je retrouvais les iconoclastes, les casseurs d’assiettes avec lesquels le sort m’avait mis, moi, rêveur, bénin, en relation. Et c’était la fin. Déjà !

    Je ne te savais pas Treignacois par la branche maternelle. Te voilà donc un Corrézien complet, du haut et du bas pays, avec, à l’arrière plan, la grande plaine orientale et les hordes mandchoues. J’y pense. Catherine a des attaches, aussi, vers Treignac. À celui de Sermédiéras, qui se trouve près d’Uzerche, a dû s’ajouter un autre campement de yourtes, avec des têtes coupées accrochées au mât central, dans les Monédières, mais il n’a pas laissé de nom, juste des physionomies. […]

    Je te serre sur mon gros blouson fourré.

    Pierre »

     

    Pierre Bergounioux, Jean-Paul Michel

    Correspondance 1981-2017

    Verdier, 2018

    https://editions-verdier.fr/livre/correspondance/

  • Pierre Bergounioux, « Haute tension »

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    « Nous sommes vêtus de chair pour un temps, dans un coin. Telle est la situation. Mais nous avons la capacité d’envisager plus qu’il ne nous est donné de vivre. Entre l’expérience contingente d’une heure et d’un lieu et la notion des rapports les plus généraux, il y a place, peut-être, pour un registre intermédiaire où l’intelligible reste sensible et le sensible infusé d’intelligibilité. Chaque particularité s’élève à l’ordre général et l’on perçoit, au creux de chaque instant, l’écho de la grande temporalité. C’est une contradiction dans les termes, un déni opposé à notre condition. C’est pourquoi il y a peu de chances que cela se produise. Mais quand cela arrive, qu’on lit, c’est à la réconciliation avec nous-mêmes, à la délivrance, à la joie que mène le fil ténu, tendu, éblouissant de la lisibilité. »

     

    Pierre Bergounioux

    Haute tension

    William Blake & Co. Édit., 1996, rééd. 2011

    http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?article841035