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vertiges

  • W. G. Sebald, « All’estero »

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    DR

     

    « Il y a dans cette ville une autre qualité de réveil que celle à laquelle on est habitué. Le jour s’y lève en effet dans le silence, un silence seulement troublé par quelques éclats de voix, un rideau de fer que l’on remonte, les claquements d’ailes des pigeons. Combien de fois, songeais-je, ne me suis-je retrouvé couché dans une chambre d’hôtel, à Vienne, à Francfort ou Bruxelles, et n’ai-je écouté, les mains croisées derrière la tête, non point le silence comme ici mais, les sens en alerte, le déferlement de la circulation qui auparavant, pendant des heures, m’avait déjà hanté sans que j’y prenne garde. C’est donc cela, me disais-je alors, le nouvel océan. Sans relâche, en grands fournées qui recouvrent toute la surface des cités, les vagues accourent, de plus en plus bruyantes, enflent et se cabrent, se brisent avec une sorte de frénésie au paroxysme de leur tumulte et courent sur les pierres et l’asphalte tandis qu’aux retenues des feux rouges d’autres lames se préparent déjà à déferler. Au fil des années, j’en suis arrivé à la conclusion que la vie désormais naît de tout ce fracas, celle qui vient après nous et qui lentement nous mènera à notre perte, comme nous menons lentement à sa perte tout ce qui a été là longtemps avant nous. Irréel, parfaitement irréel, comme s’il ne pouvait qu’être déchiré d’un instant à l’autre, tel m’apparaissait le silence de Venise en ce petit matin de Toussaint où l’atmosphère blanche de la ville pénétrait dans ma chambre par les fenêtres entrouvertes et recouvrait tout, m’immergeant dans un flot de brume. »

     

    W. G. Sebald

    Vertiges

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 2001

  • W. G. Sebald, « Vertiges »

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    « Je suis resté jusqu’au milieu de la matinée à prendre mes notes à la Fondamenta Santa Lucia. Le crayon courait sans peine sur le papier et de temps en temps un coq chantait, enfermé dans une cage sur le balcon d’une maison de l’autre côté du canal. […] Chargée de montagnes d’ordures, une barge passa, avec un gros rat qui courait le long du bord et finit par plonger dans l’eau la tête la première. Peut-être est-ce spectacle qui m’incita à ne pas rester à Venise, mais à poursuivre sans attendre jusqu’à Padoue, pour aller visiter la chapelle d’Enrico Scrovegni, que je ne connaissais jusqu’ici que par une description parlant de la fraîcheur intacte des couleurs sur les fresques du peintre Giotto et de l’émergence, encore inédite à l’époque, de l’autonomie humaine qui se lisait dans chaque geste, dans chaque expression sur le visage des personnages représentés. Quand j’eus quitté la chaleur accablante pesant déjà sur la ville en ces heures matinales et me fus retrouvé à l’intérieur de la chapelle devant les quatre rangées de peintures qui couvrent les parois du sol jusqu’aux entablements, ce qui m’étonna le plus, c’est la plainte muette qu’élèvent depuis près de sept cent ans les anges planant au-dessus de l’infinie détresse. On croyait entendre cette plainte retentir dans le silence de l’espace. Quand aux anges eux-mêmes, la souffrance leur fronçait tellement les sourcils qu’on eût dit qu’ils avaient les yeux bandés. Et, pensais-je, ces ailes blanches relevées de quelques rares touches de vert clair de la terre véronaise ne sont-elles pas ce qu’on peut s’imaginer au monde de plus merveilleux ? Gli angeli visitano la scena della disgrazia – avec ces mots aux lèvres je rejoignis dans le tumulte de la circulation la gare toute proche, pour prendre le premier train à destination de Vérone, escomptant quelques éclaircissements aussi bien sur mon séjour si brusquement interrompu sept ans auparavant que sur le sinistre après-midi que le Dr Kafka, comme il le relate lui-même, avait passé dans cette ville, sur le chemin qui le menait en septembre 1913 de Venise au lac de Garde. La lumière du paysage entrait à flots par les fenêtres ouvertes et quand, au bout d’une heure à peine de trajet aéré, la Porta Nuova se profila à mon regard et que j’aperçus la ville blottie dans le croissant des montagnes, je fus incapable de descendre. Paralysé, ébahi de ce qui m’arrivait, je restai assis à ma place, et quand le train eut quitté Vérone et que le contrôleur repassa dans le couloir, je le priai de m’établir un billet supplémentaire pour Desenzano, où je savais que le dimanche 21 septembre 1913 le Dr Kafka, heureux à la seule idée que personne ne savait où il se trouvait, mais par ailleurs en proie à un immense désarroi, était resté allongé dans l’herbe au bord du lac, à contempler le friselis des vagues dans les roseaux. »

     

    W. G. Sebald

    Vertiges

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes-Sud, 2001

     

    Max Sebald est né le 18 mai 1944.

    Bon anniversaire Max.