dimanche, 05 avril 2020
W. G. Sebald, « La sombre nuit fait voile »
DR
« III
Dans une cage à grillons chinoise
nous avons gardé un temps le bonheur
enfermé. Les pommes de paradis prospéraient,
splendides, il y avait plein d’or
sur l’aire de battage, et tu disais
que la nuit il fallait veiller sur le fiancé
comme sur un clerc. C’était plus souvent carnaval
pour les enfants. Il y avait dans le ciel
des petits nuages en forme d’agneau. Les amis
venaient déguisés en Ormuz
et Ahriman. Mais ensuite il y eut, inattendue,
cette histoire à propos du monsieur
élégant de l’Opéra, et je trouvai
un orvet dans le poulailler.
Une corneille en volant perdit une plume
blanche, le curé, messager
boiteux en pardessus noir,
apparut seul le matin du Nouvel An
sur le vaste champ de neige.
Depuis nous nous armons
de patience, depuis le sable
s’écoule par la boîte aux lettres,
les plantes en pots ont une drôle de manière
de garder le silence. Une tragédie
nordique, coups d’échec et coups en coin,
nécessairement s’accomplit toujours
la fin. Pourquoi faut-il qu’on s’évertue
à une entreprise aussi difficile ? Le malheur
d’autres gens reste comme consolation
jaune poisson au chapeau de la bien-aimée,
et pourtant il était si beau naguère.
Prose du siècle dernier,
une robe qui s’est prise
dans les chardons, un peu de sang, une
exaltation, une lettre déchirée,
une petite étoile d’uniforme et d’assez longues
stations à la fenêtre. Des rêveries
mauvaises dans une chambre
obscure, des péchés ressassés,
des larmes même et dans la mémoire
des poissons un feu mourant,
Emma en train de brûler
son bouquet de mariée. Que peut bien se dire alors
un pauvre médecin de campagne ? Aux funérailles
il rêve d’une paire de bottes vernies
étincelantes et d’une séduction
posthume. Mais maintenant vient
un temps sans couleur. Toi, au milieu
de l’obscénité aveuglante,
je vais me rappeler ton œil
apeuré, tel que je l’ai vu
pour la première fois,
à Haarlem le jour où
le flot nous emporta par une brèche dans la digue.
Anniversaires et nombres,
comme tout cela est loin,
un tableau plein de lettres à peine
déchiffrables à travers les lentilles
de verre. En fait, j’entends
la petite opticienne chinoise dire en fait,
vous devriez maintenant pouvoir
lire cela facilement, et l’espace d’un instant
je sens le bout de ses doigts
sur mes tempes, je sens
une onde traverser
mon cœur, et je vois dans le carré
lumineux de l’image-test
alignées les lettres
YAMOUSSOUKRO, le nom,
je le sais pertinemment, d’un
grand bateau rouillé
d’Abidjan, qu’il y a des années
j’ai vu un jour sortir
du port de Hambourg.
Des matelots noirs étaient
accoudés au bastingage.
Ils faisaient signe au passage,
le soleil se couchait,
et les ombres déjà
tremblaient
sur leurs bords. »
W. G. Sebald
D’après nature – Poème élémentaire (1988)
Traduit de l’allemand par Sibylle Muller et Patrick Charbonneau
Actes Sud, 2007
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vendredi, 18 mai 2018
W. G. Sebald, « Les émigrants »
DR
« Nous partions aussi à la campagne, les jours où il faisait particulièrement beau, pour découvrir le règne végétal ou, sous prétexte d’herboriser, nous occuper tout simplement à ne rien faire. Pour ces sorties qui avaient lieu le plus souvent au début de l’été, il arrivait que se joignît à nous le fils du coiffeur et “croque-mort” Wohlfahrt, qui passait pour n’avoir pas toute sa tête. D’âge indéterminé et d’une humeur infantile et toujours égale, ce grand échalas que personne n’appelait jamais autrement que Mangold, vocable qui désigne à la fois un prénom et ce légume filandreux qu’est la bette, était aux anges quand il pouvait nous accompagner, nous qui n’étions même pas encore adolescents, et nous faire la démonstration que, bien qu’incapable de venir à bout du calcul le plus élémentaire, il était en mesure de dire à quel jour de la semaine correspondait n’importe quelle date prise au hasard dans le passé ou le futur.
Ainsi, si l’on disait à Mangold que l’on était né le 18 mai 1944, il répondait aussitôt que c’était un jeudi. Et quand on essayait de le mettre à l’épreuve en lui posant des questions plus difficiles, comme la date de naissance du pape ou du roi Louis, il nous disait illico qu’il s’agissait de tel jour ou de tel autre. Paul, qui lui-même était excellent mathématicien et de surcroît très bon en calcul mental, essaya des années durant, en le soumettant à toutes sortes d’expériences et de tests sophistiqués, de percer le secret de Mangold. Mais autant que je sache, ni lui ni personne n’y parvint jamais, pour la simple raison que Mangold ne comprenait presque rien aux questions qu’on pouvait lui poser. »
W. G. Sebald
« Paul Bereyter », in Les Émigrants — 1992
Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau
Actes Sud, 1999
Max Sebald est né le 18 mai 1944.
Bon anniversaire Max.
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jeudi, 18 mai 2017
W. G. Sebald, « Un rêve de valse »
© : Jan Peter Tripp, 1990
« Le voyageur à présent
est enfin arrivé
à la gare-frontière
Un douanier lui a
dénoué ses lacets
quitté ses chaussures
Sur les planches rabotées
au sol sont posés les
bagages sans maître
La valisette en cuir de porc
s’est ouverte, la pauvre
âme envolée
Une pénible investigation
attend le corps, dernière
pièce du déménagement
Va entrer le Dr Tulp
avec son chapeau noir
ses ustensiles de prosecteur à la main
Ou bien l’enveloppe est-elle
déjà vidée, allégée de son poids,
flottant, tout juste guidée
du bout des doigts vers
le pays où l’on ne peut
pénétrer que pieds nus ? »
W. G . Sebald
Un rêve de valse (inspiré du tableau de Jan Peter Tripp)
Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau
In Face à Sebald
Collectif
Éditions Inculte, 2011
Max Sebald est né le 18 mai 1944.
Bon anniversaire Max
18:40 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : w. g. sebald, un rêve de valse, jan peter tripp, patrick charbonneau, face à sebald, incultes