UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

yvan mignot

  • Vélimir Khlebnikov, « Le livre »

    260px-Vélimir_Khlebnikov.jpg

     

    J’ai vu les noirs Véda

    le Coran et l’Évangile

    et les livres aux plats

    de soie des Mongols

    eux-mêmes faits de la cendre des steppes

    du kizäk odorant

    comme le font

    les femmes kalmoukes chaque matin

    faire un feu

    et se coucher soi-même sur lui

    veuves blanches

    cachées dans un nuage de fumée

    pour accélérer la venue

    du livre

    Ce livre un

    bientôt vous le lirez     bientôt

    Blanches     les mers brillent

    dans les côtes mortes des baleines

    Chant sacré     voix sauvage mais juste

    Et les fleuves azur     sont les marque-pages

    où le lecteur lit

    où est l’arrêt des yeux qui lisent

    Ce sont les grands fleuves –

    la Volga où la nuit on chante à Razine

    où on allume des feux sur les barques

    le Nil jaune     où l’on prie le soleil

    le Yang-Tsé-Kiang     où est la fange épaisse des humains

    le Seine     où sont vendues des femmes aux yeux sombres

    et le Danube     où toutes les nuits brillent

    des hommes blancs sur les vagues     sur des barques en chemises blanches

    la Tamise     où est l’ennui gris des bâtiments – dieux pour les foules

    l’Ob renfrogné     où on fouette le dieu tous les soirs

    et où on danse devant un ours à l’anneau de fer sur son cou blanc

    avant qu’il ne soit mangé par toute la tribu

    et le Mississippi     où les hommes ont pris pour pantalon le ciel étoilé

    et portent un chiffon de ce ciel sur des bâtons

    Le genre humain est le lecteur du livre

    et la couverture porte l’inscription du créateur

    mon nom     archaïques caractères bleus *

    Mais tu lis nonchalamment

    plus d’attention !

    Tu es trop distrait et tu regardes en paresseux

    comme si c’était les leçons d’un catéchisme

    Ces chaînes de montagnes enneigées et ces grandes mers

    ce livre un

    bientôt     bientôt tu vas le lire

    Dans ces pages saute la baleine

    et l’aigle     qui a plié la page de l’angle

    se pose sur les vagues marines

    pour se reposer sur le lit du pygargue **

    [1920] ms. automne 1921

     

    * Des signes d’écriture archaïques, comme si de tout temps la couverture du livre portait le nom

    ** Le Livre évoque par son aspect de « montagnes enneigées » l’espace nietzschéen, il reprend l’ancien topique du monde comme livre dans une version cinétique. L’aigle quitte les sommets pour se poser sur la mer et devenir aigle des mers. Je ne sais si Khlebnikov pensait à la Thora d’en haut qui suit le même mouvement. Quoi qu’il en soit, puisqu’encore une fois il s’agit du temps, et plus spécifiquement du temps de la lecture, on pourrait dire que Khlebnikov, là aussi, introduit la discontinuité. Ndt.

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres 1919 – 1922

    Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot

    coll. « Slovo », Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/

    Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas la table, la forge. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.

  • Vélimir Khlebnikov, « Œuvres, 1919-1922 »

    b_1_q_0_p_0.jpg

    DR

     

    Les tables du destin

    « Feuillet I

    28.I.1922

     

    Si je transforme l’humanité en montre

    et indique comment l’aiguille des siècles se meut

    est-ce que vraiment de notre portion de temps

    la guerre ne s’envolerait pas comme une lettre inutile ?

    Là où le genre humain a attrapé des hémorroïdes

    en restant pendant des siècles assis dans les fauteuils de la guerre à ressorts

    je vous raconterai ce que je sens qui vient de l’avenir

    mes rêves transhumains

    Je sais que vous êtes des loups orthodoxes

    avec les cinq doigts de vos fusillades je serre les miens

    mais est-il possible que vous n’entendiez bruire l’aiguille-destinée

    cette merveilleuse couturière ?

    Sous le déluge de la force de ma pensée je noierai

    les constructions des gouvernements existants

    j’ouvrirai la Kitèje féériquement surgie

    aux serfs de la vieille bêtise

    Et quand la bande des Présidents du globe terrestre

    sera jetée comme une écorce verte à la terrible famine

    l’écrou existant de chaque gouvernement

    obéira à notre tournevis

    Et quand la jeune fille à la barbe

    aura jeté la pierre promise

    vous direz : “C’est ce

    que nous avions attendu pendant des siècles”

    Montre de l’humanité   par ton tic-tac

    fais se mouvoir l’aiguille de ma pensée !

    Que celle-ci grandisse en suicide des gouvernements et en livre – celle-là

    la terre sera non ordonnancée !

    présidentglobeterrestrélevée !

    Que le chant lui soit lierre !

    je raconterai que l’univers est une allumette avec de la suie

    sur le visage du calcul

    et que ma pensée est comme un passe-partout

    pour des portes derrière lesquelles quelqu’un s’est tiré une balle… »

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres, 1919-1922

    Traduit du russe, préfacé et annoté par Yvan Mignot

    Coll. « Slovo », Verdier, 2017

    http://editions-verdier.fr/livre/oeuvres-1919-1922/

  • Tom Raworth, « Cat Van Cat »

    TR par Charles Bernstein.jpg

    © Charles Bernstein

     

    « TOUT UN COUP

     

    l’alphabet se demande

    ce qu’il devrait faire

    le papier se sent inutile

    les couleurs perdent leurs nuances

     

    pendant que toutes les notes de musique

    ne jouent plus qu’en bleu

     

    au bout du lac

    un peuplier lombard

    ombre la terre

    parsemée de duvet de cygne

     

    voilant la rumeur

    de la route au sud

     

    au-dessus dans le ciel de nuit

    éparpillés au hasard

    les étoiles cessent leur mouvement

    les coquelicots ne dansent pas

     

    dans l’herbe immobile le long

    du chemin personne ne marche »

     

    Tom Raworth (19 juillet 1938-8 février 2017)

    Cat Van Cat

    Traduit de l’anglais par Liliane Giraudon, Audrey Jenkinson, Yvan Mignot, Florence Pazottu, Jean-Jacques Viton

    Coll. Les comptoirs de la Nouvelle B.S., cipM, 2003

    https://www.youtube.com/watch?v=YyMcd0BoRZE