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Madrid avec Juan Benet

04f68a9cf807350efe8e6989dbc68b2c.jpeg« Durant ces quelques années, toute ma vie se déroulait dans la rue Alarcón : j'habitais avec ma mère non loin du carrefour de la rue Alberto Bosch, et un pâté de maisons plus loin, au carrefour de la rue Espalter, je me rendais tous les après-midi chez José Gallego Díaz, suivre un cours de mathématiques. Et quand mon corps refusait une heure d'études de plus, je prenais la rue Alarcón pour aller me promener au Prado ou dans les alentours, ou bien je poussais jusqu'à l'avenue Alcalá pour prendre un café au Lyon. Ce quartier était – et reste encore – le plus harmonieux, le plus paisible de tout Madrid, si empreint de civilité que même le Musée des Armées fait la sieste derrière ses batteries hétéroclites (et il n'était pas incongru de voir des militaires secouer une descente de lit à la fenêtre, tôt le matin), une combinaison très réussie de monumentalité, de nature, et de vie de quartier. Il est si bien conçu pour l'arrivée du printemps qu'un jour – fin mars ou début avril – l'air s'y sature d'un parfum unique produit par la communauté des myrtes et des fusains du Prado, le chèvre-feuille de l'Académie, tout le jardin des Plantes, l'orme des Hiéronymites et les magnolias de la rotonde de Murillo, un parfum que je n'ai senti nulle part ailleurs. Il ne dure pas plus de quinze jours. À la même époque, un vol serré d'hirondelles parcourt à tire-d'aile un circuit aérien en forme d'ellipse, de l'Académie aux Archives Diplomatiques, par derrière les clochers de Saint-Jérôme, entre les paratonnerres du Musée. Il doit s'agir d'écoliers pensionnaires d'une des nombreuses maisons de culture du quartier, dont le régime d'internat est si sévère qu'en hiver il est hors de question de les voir dans la rue, et ce n'est qu'à l'arrivée du printemps qu'il leur est permis – entre neuf heures et dix heures le matin et de six à sept l'après-midi, à condition qu'il y ait dans le ciel des zébrures violettes et orangées – de voler à l'extérieur. Et ce sont certainement des écoliers très appliqués, de ceux qui se défoulent à la récréation, à grands cris et dans des courses folles, comme si, conscients de la brièveté de ces moments de détente, ils se voyaient obligés à forcer leurs tendances enfantines pour se dédommager des longues heures de contraintes studieuses. De l'avis de plus d'un dans le quartier, leur surveillant général n'était autre que don Luis Astrana Marín, parce que dès qu'on le voyait arriver, avec son chapeau à la Fregoli, son porte-documents volumineux, et son air de sévérité réfléchie, contrôlée et intransigeante, devant l'entrée des Archives Diplomatiques, les oiseaux disparaissaient, rappelés en classe, sans doute, par une imperceptible sonnerie du haut des cieux. »

Juan Benet, Signe de Baroja, in L'Automne à Madrid vers 1950, traduit de l'Espagnol par Monique de Lope, Noël Blandin, 1989.


 

Ces quelques lignes de Juan Benet – (Madrid 1927 - 1993), que j'ai rencontré à Poitiers avec Michel Chaillou, il y a bien des années, et dont les livres et l'amitié m'acompagnent –, qui, je l'espère, vous tiendront compagnie pendant mon cours séjour à Madrid où nous logerons dans ce quartier.

Bel été à tous.

Juan Benet :
* L'Air d’un crime, roman (Minuit, 1987 ; U.G.E., « 10-18. Domaine étranger » n°2856, 1997).
* Tu reviendras à Région, roman (Minuit, 1989).
* L’Automne à Madrid : vers 1950, chronique (Noël Blandin, 1989).
* Une tombe, nouvelle (Minuit, 1990).
* Baalbec, une tache, nouvelles (Minuit, 1991).
* Dans la pénombre, roman (Minuit, 1991).
* La Construction de la Tour de Babel, essai (Noël Blandin, 1992).
* Agonia confutans, théâtre (Minuit, 1995).
* Treize fables et demie (Passage du Nord-Ouest, 2003).
* Le Chevalier de Saxe, récit (Passage du Nord-Ouest, 2005).
* Une méditation, roman (Passage du Nord-Ouest, 2007).

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