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  • Sylvie Monange, « À l’Ancre bleue »

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    « 17 novembre

    Écrire, c’est vraiment se mettre en dehors. C’est pour ça justement que je suis venue habiter ce rivage écarté. Je ne me sentais chez moi nulle part. Et jamais je n’ai vraiment pu prendre au sérieux les règles d’aucun jeu. Ici, j’ai trouvé ma marge : cette bande de terre méprisée des paysans, d’où les marins s’élancent pour des courses lointaines. En somme, je suis acculée face à la mer par les champs de choux-fleurs. J’ai tourné le dos aux hommes, et cet élan vers l’infini dont j’avais honte dans la cité grouillante, je peux enfin le laisser libre comme un jeune poulain. Je ne dois plus de comptes à personne et je n’ai pas peur d’être ridicule. Je vis enfin.

    Je bénis ces moments où l’écriture se révèle à moi dans sa vérité : la vraie vie. Mais je n’arrive pas toujours à la voir ainsi. Et pourtant, je suis sûre qu’elle seule est la vie. Cela ne fait pas tout à fait deux mois que je suis ici, et il me semble que je ne pourrai plus jamais revenir en arrière. Je sens bien que je deviens de plus en plus inapte à ce que les autres appellent la vie. Je m’en rends compte quand la mère Goalc’h, par exemple, étonnée de me voir encore là et tâchant d’en savoir un peu plus, me dit : “Alors, on ne s’ennuie pas ?” J’ai beau me creuser la tête pour trouver une activité banale qui satisferait sa curiosité, je n’y arrive pas. Je ne peux tout de même pas lui dire que je ne fais rien, si ce n’est écrire de temps en temps dans le cahier de brouillon que je lui ai acheté en arrivant ! Non, je ne pourrai plus supporter l’ancienne vie, quand je jetais un pont d’agitation sur le néant des jours.

     

    13 juin

    Qu’importe ce que j’ai été : quand j’ouvre ce cahier et que je commence à écrire, je sens bien que c’est ma vie que je sauve, en un instant. Mais je sais aussi qu’elle est toujours à sauver et que jamais je ne serai en repos. Je vivrai vieille et jusqu’au bout je chercherai. »

     

     Sylvie Monange

    À l’Ancre bleue

    Coll. Le Chemin, Gallimard, 1986

  • Lambert Schlechter, « Ruine de parole »

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    © : Claude Chambard

     

    « ta mort m’a jeté

    dans le domaine du définitif

     

    l’absolu n’est plus un concept

    mais le foyer même de la vie

     

    le vide le rien

    pendant qu’au jour le jour je vis

     

    (c’est pourquoi je n’écris pas un roman :

    il faudrait inventer)

     

    (c’est pourquoi je n’écris pas un traité philosophique :

    il faudrait penser)

     

    *

     

    ne pas pouvoir quitter

    par le souvenir

    le temps de la maladie comme si le malheur

    nous avait soudés davantage

    que le temps du bonheur

     

    *

     

    je me suis interdit

    (n’ai pas pu)

    (n’ai pas voulu)

    dire tu à ma femme morte

     

    avais peur de perdre la raison

    et maintenant cette sorte d’illusion

    qu’elle pourrait encore me répondre

     

    me confronter sans concession au néant

     

    n’y a pas consolation

     

    nous avons vécu l’amour

    le bonheur le plaisir le malheur la souffrance

    la mort

    c’est tout »

     

    Lambert Schlechter

    Ruine de parole

    Phi, en coédition avec Écrits des forges & L’Arbre à paroles, 1993

  • Claude Tasserit, « Derniers gestes »

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    © : Claude Chambard

     

    «    effacer, effacer

       il cherchait d’autres mots et ne les trouvait pas

       les mots de la révolte et de l’indignation liales, et proclamés avec un soufe tel, que ceux de la sécheresse et du dédain en auraient été lavés, emportés, submergés, oubliés

       les mots d’une dénégation si claire, qu’à l’indifférence aussitôt eût succédé l’inquiétude, à l’arrogance le désarroi, au mépris la prière

       paroles secondes dont l’ardeur eût éloigné son père de ce désir de mort, de la même façon que les premières l’en avaient rapproché

       et il guettait ces mots nouveaux, les recherchait de tout son corps debout, près de cet autre corps lové qu’il avait voulu dénouer, et il les attendait, mais ses lèvres étaient comme ce corps enroulé près de lui, elles demeuraient tournées vers le dedans, aspirées par son ventre, scellés par sa bouche

       il y avait eu ce poids dont il s’était défait trop vite, quelque chose de trop fort et qui continuait à la faire vaciller, malgré cette impression d’aplomb hautain qu’il avait pu donner

       et de son corps à lui, plus rien ne sortirait que ce silence, cette rancœur, qui n’en nissait pas, alors qu’il lui tournait le dos et peu à peu se séparait de lui »

     

    Claude Tasserit

    Derniers gestes

    Coll. Grands fonds, Cheyne éditeur, 1999

     

  • Julien Blaine, « Thymus »

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    © : Claude Chambard

     

    « Par exemple, à partir de cette constatation d’une banalité confondante et vérifiée, ce jour d’été, dans un des vallons des sources du Verdon :

    Mon ombre disparaît sous les nuages.

    Ce n’est qu’une constatation d’un pas-encore-tout-à-fait-vieil-homme qui marche dans un sentier de berger en montagne.

    La petite phrase ; chacun va la charger un max…

    On va y aller à fond dans la métaphore, et comme cette simple remarque est universelle : nous possédons tous une ombre (affirmation soumise à condition) et il y a partout des nuages.

    Mais que va lire le lecteur qui aime la poésie arabe ou perse ? Et que va lire le lecteur qui aime tant la poésie t’ang ou le haïku ? Ou celui qui se passionne pour les textes d’Edgar Allan Poe ou de Villiers de l’Isle-Adam…

    Et déjà j’imagine le sens caché qui sera dévoilé par mes lecteurs préférés !

     

    Le ciel était très fort, le soleil très dru et le nuage très mobile. Et moi, sous les trois, je montais, appuyé sur mon bâton, vers la crête, accompagné par la ribambelle de mes petits enfants. Voilà.

     

    Cette phrase, aussi, chacun va la charger un max. »

     

    Julien Blaine

    Thymus

    Le Castor Astral, 2014