lundi, 28 juillet 2014
Lionel Bourg, « L’échappée »
Lionel Bourg au 20 ans de L'Escampette à Chauvigny, mai 2014
© C. Chambard
« Une phrase une seule, inachevable.
Mouvante des sables indistincts qu’elle charrie, du lœss, des alluvions transportées au fil des mots, méandre après méandre, entre ses muscles d’onde soyeuse qui se contractent avant de se détendre le long des berges, enveloppant les branches et les racines des arbres ployés au-dessus des remous. Une phrase parfaite. Indissociable du frisson des feuillages que l’orage chahute et que le vent oblige à se tordre comme en une même flamme liquide, une phrase qui monte, descend, s’apaise ou se rebiffe, répercutant au détour d’une virgule ou d’une parenthèse le chuintement pluvieux dont elle ne saurait se défaire. Une phrase, rien qu’une phrase, ce fut cela, l’étape de la Grande Chartreuse du Tour 1958. Gaul me la susurra mieux que les plus grands stylistes. Je l’écoutais. L’entendais. Jamais mon attention ne s’était si résolument tournée vers le mouvement chaloupé d’un verbe, d’un adjectif, de sorte que, sauvage encore, inculte mais irriguée par les chansons de maman, les alexandrins qu’elle clamait, les cantiques, les paillardes et les refrains révolutionnaires que je reprenais sans comprendre – mais si, je comprenais, j’ai tout compris, bambin, la folie, la tendresse, la mort, la violence, le mépris, l’injustice, la révolte, la haine –, elle naissait débordante, ma passion des noms, des syllabes comme de cette grammaire onctueuse où je plantai l’ergot, léchant à son extrémité la pâte qui venait de lever, pleine de songes. »
Lionel Bourg
L’échappée
L’Escampette, 2014
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mercredi, 16 juillet 2014
Lambert Schlechter, « Lettres à Chen Fou »
« Maintenant, ici, c’est l’automne, il y a encore des moments où le soleil brille, on l’accueille avec émotion & gratitude. Mais il faut se résigner. Froidure nous est promise, froidure viendra, c’est inexorable. Il y a quelques jours, dans la grande pièce en bas, j’ai allumé le poêle, après l’avoir d’abord nettoyé, il restait de la suie de mai dernier ; puis j’ai versé dix litres de combustible, j’ai fait brûler le petit carton rose imprégné de cire et l’ai laissé tomber au fond du poêle, dans l’étroite traînée de mazout qui commençait à suinter, et aussitôt le feu a pris, j’étais content et soulagé : ça brûle, ça va chauffer. La grande pièce sera un peu trop chaude, mais la chaleur, par la porte ouverte, va se propager dans la maison. Les pièces du premier étage restent fraiches. Et nous sommes encore loin, pour le moment, du froid de l’hiver ; jusqu’au premier gel il y a encore quelques semaines. Ce soir cher Chen, j’ai relu la première page de ton “Premier Cahier” et à la huitième ligne je retrouve la citation de Su Tung po : Le monde est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de trace. Froidure nous est promise, froidure viendra. J’ai l’impression qu’au départ de ton livre tu te places sous la protection de quelqu’un qui, il y a très longtemps, écrivait. Et moi, c’est à toi que je vais encore & encore faire appel, afin de… afin que…, on verra… »
Lambert Schlechter
Lettres à Chen Fou
L’Escampette, 2011
On peut lire avec profit Récits d’une vie fugitive (Mémoires d’un lettré pauvre) de Chen Fou, traduit du chinois par Jacques Reclus. Connaissance de l’Orient, Gallimard/Unesco
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dimanche, 13 juillet 2014
Frédéric Boyer, « Dans ma prairie »
« Souvent je n’ai aucun souvenir de ma prairie je dois tout inventer si je veux m’en sortir. Tout imaginer. Les glands secs et durs qui contiennent l’idée première du monde. Ma prairie serait comme un être que j’ai aimé et oublié avec l’habitude et que je n’aurais pas suffisamment apprécié.
À travers tous les mondes bizarres
il y a ma prairie.
Chaque trou de ma prairie contient un trésor caché par des bandits morts pires que moi.
Moi ?
Oui moi perdu sur les fougères qui se balancent ou dans la vague molle éphémère des graminées du printemps.
Quand je suis un tout petit garçon solitaire qui cherche son chemin. Petit Poucet en bottes de caoutchouc dans ma prairie.
Et ça ne change pas j’ai beau vieillir je reste seul de cette solitude que seule ma prairie accueille.
Loin de me laisser abattre par cette immense ouverture à perte de vue, par le vide du ciel étoilé, je me rassemblerai rassemblant tout ce que j’aurais été et qui je n’avais jamais été ou ne serai jamais ou sur le point de l’être : enfant perdu orphelin amant solitaire pisteur trappeur bandit pionnier indien et tête de rien. »
Frédéric Boyer
Dans ma prairie
P.O.L, 2014
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dimanche, 06 juillet 2014
Ishikawa Takuboku, « Ceux que l’on oublie difficilement »
« J’ai compté les années d’espérance
et je fixe mes doigts
je suis fatigué du voyage
Je n’avais pas fini d’écrire l’amertume des vagabondages
que les mots du brouillon
sont difficiles à relire
Cette nuit je vais tenter de pleurer tout mon saoul
– le thé refroidi
d’une auberge de passage
Le rire d’une femme
tout à coup me transperça
une nuit de saké froid dans la cuisine
Se soutenant sur moi
par une profonde nuit de neige
la tiédeur de cette main de femme
Elle attendait de me voir ivre
pour aller chuchoter
diverses choses tristes
Cette femme qui pleurait dans ma chambre
était-elle souvenir d’un roman
ou de l’un de mes jours »
Ishikawa Takuboku
Ceux que l’on oublie difficilement
Traduit du japonais par Alain Gouvret, Yasuko Kudaka et Gérard Pfister
Arfuyen, 1989
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vendredi, 04 juillet 2014
Ishikawa Takuboku, « Fumées »
« Joie, l’eau ruisselle de la pompe
un bref instant
je vois l’élan de ma jeunesse
Je levais la tête au ciel pur
l’envie me prenait de siffler
je faisais ma joie de siffler
Quand tombaient les fleurs
j’étais le premier à sortir
vêtu de blanc
Comme une pierre
dévale la pente
je suis arrivé à ce jour-ci
Dès le réveil la tristesse
– mon sommeil
n’est plus paisible comme autrefois
Le vert tendre des saules
en amont de la rivière
je le vois comme à travers des larmes
Je me suis tourné vers la montagne
sans un mot
les montagnes du pays sont admirables »
Ishikawa Takuboku
Fumées
Traduit du japonais par Alain Gouvret, Pascal Hervieu et Gérard Pfister
Arfuyen, 1989
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mercredi, 02 juillet 2014
Ishikawa Takuboku, « L’Amour de moi »
« Quand j’ôte le bouchon, l’odeur d’encre fraiche
descend dans mon ventre affamé
et me rend triste
J’ai fait cette prière : Tous ceux
rien qu’une fois, qui m’ont fait baisser la tête
je voudrais qu’ils meurent
On a beau travailler, et travailler encore
la vie ne s’éclaire d’aucun bonheur
Je contemple mes mains
Ce soir
j’ai envie d’écrire une longue lettre
qu’on lira en pensant à moi
La montre que brutalement j’ai jetée
contre une pierre du jardin
comme j’aime cette colère d’autrefois
Vent d’automne
Je ne parlerai plus désormais
à l’homme que je méprise »
Ishikawa Takuboku
L’Amour de moi
Traduit du japonais par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard
Préface d’Alain Gouvret
Arfuyen, 2003
On trouvera Ishikawa Takuboku personnage principal du tome II — « Dans le ciel bleu » — de l’extraordinaire roman graphique Au temps de Botchan de Jirō Taniguchi & Natsuo Sekikawa, Seuil, 2004
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