samedi, 30 août 2014
Roland Barthes, « La Papillonne »
La Papillonne
« C’est fou, le pouvoir de diversion d’un homme que son travail ennuie, intimide ou embarrasse : travaillant à la campagne (à quoi ? à me relire, hélas !), voici la liste des diversions que je suscite toutes les cinq minutes : vaporiser une mouche, me couper les ongles, manger une prune, aller pisser, vérifier si l’eau du robinet est toujours boueuse (il y a eu une panne d’eau aujourd’hui), aller chez le pharmacien, descendre au jardin voir combien de brugnons ont mûri sur l’arbre, regarder le journal de radio, bricoler un dispositif pour tenir mes paperrolles, etc : je drague.
(La drague relève de cette passion que Fourier appelait la Variante, l’Alternante, la Papillonne.) »
Roland Barthes
Roland Barthes par Roland Barthes
Seuil, 1975
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jeudi, 28 août 2014
Roland Barthes, « Journal de deuil »
« 30 octobre
À Urt : triste, doux, profond (sans crispation).
10 novembre
Gêné et presque culpabilisé parce que parfois je crois que mon deuil se réduit à une émotivité.
Mais toute ma vie n’ai-je été que cela : ému ?
30 novembre
Ne pas dire Deuil. C’est trop psychanalytique. Je ne suis pas en deuil. J’ai du chagrin.
27 décembre 1977
Urt.
Crise violente de larmes.
(à propos d’une histoire de beurre et de beurrier avec Rachel et Michel). 1) Douleur de devoir vivre avec un autre “ménage”. Tout ici à U. me renvoie à son ménage, à sa maison. 2) Tout couple (conjugal) forme bloc dont l’être seul est exclu.
24 mars 1978
Le chagrin comme une pierre…
(à mon cou,
au fond de moi)
Vers le 12 avril 1978
Écrire pour se souvenir ? Non pour me souvenir, mais pour combattre le déchirement de l’oubli en tant qu’il s’annonce absolu. Le – bientôt – “plus aucune trace”, nulle part, en personne.
Nécessité du “Monument”.
Memento illam vixisse.* »
Roland Barthes
Journal de deuil
Seuil/Imec, 2009
* Souviens-toi que celle-là a vécu.
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dimanche, 17 août 2014
Jacques Lèbre, « La mort lumineuse »
© : C.Chambard
Sensibilité des feuilles
« Ce sont peut-être les quelques voix humaines
issues des immeubles aux fenêtres ouvertes
— c’est une matinée de printemps, un jour férié —
qui font que parfois les feuilles bougent,
même sans vent, même sans aucune brise,
comme si elles étaient sensibles à un langage
ou du moins à son souffle, et qu’importe alors le sens
pour des oreilles vertes dont l’ouïe est si fine.
Je peux préciser qu’au moment même aucun drap
n’est secoué dans le silence, aucun couple de ramiers
ne copule sur une branche, ce qui pourrait prêter à confusion
si l’on peut aussi confondre les gémissements lointains
d’une femme au bord de la jouissance avec les roucoulements
de pigeons postés sur une corniche toute proche.
Pas de vent donc, dans cette matinée, pas de brise non plus,
mais dans une lumière que tamisent quelques nuages blancs
parfois, un instant, les feuilles bougent, frémissent.
Et si les voix que j’entends, me dis-je soudain,
provenaient d’une radio, ou bien d’une télévision ?
Alors, la sensibilité des feuilles serait tout autre
que celle que j’imaginais il y a juste un instant.
D’ailleurs, désœuvré, je m’accoude à la fenêtre,
une musique s’échappe de la source profonde d’un intérieur,
elle glisse comme une onde sur la paroi de l’air
et je vois que les feuilles bougent, frémissent. »
Jacques Lèbre
La mort lumineuse
L’Escampette, 2004
18:50 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jacques lèbre, la mort lumineuse, l'escampette
mercredi, 13 août 2014
Michaël Glück, « Tournant le dos à »
© : C. Chambard
10.
on parle pour
ne pas laisser place
au goût de la terre
on fait comme
on tient debout
on dit il elle
ne sait qui
tient l’autre
les lits sont défaits
les guerres passées
les étreintes aussi
deux oublient
11.
ce qui est fait ce peu
dit : un legs ce n’est pas plus
ce qui se transmet sans savoir
une errance de la matière
dit encore c’est encore
corps qui se reproduit
retient le vieux code
depuis genèse du vivant
se tue au labour
lire ce va-et-vient
boustrophédon ou
travail de la navette
22.
et c’est un autre jour et
un autre cela fait une vie
et c’est un temps et le temps
entre les doigts n’est rien
un oiseau traverse les yeux
battement de cils
à peine le temps du cœur
d’un écureuil
qui bat au poignet
à peine le temps de se retourner
de jeter le sel
par-dessus l’épaule »
Michaël Glück
Tournant le dos à
Lanskine, 2013
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mardi, 05 août 2014
Abdallah Zrika, « Petites proses »
Le linceul de ma grand-mère
Quand ma grand-mère est morte, un vieillard, monté sur une vieille bicyclette, est allé chercher le linceul. Sa barbe blanche touchait presque le guidon. Je l’ai vu de loin. C’était le vent, plus que lui-même, qui le guidait, le linceul était sur le guidon. Il sa faufilait sous le poids du vent, en zigzaguant. Les ruelles étaient étroites et tortueuses. Quelquefois, une baraque s’avançait sur la chaussée. Tandis qu’il se torturait lui aussi. Le vent, vraiment très fort, faisait gonfler le linceul. Parfois, j’imaginais que ce n’était pas lui qui roulait, mais que les ruelles étaient tortues en lui, ou bien étaient-ce le linceul du vent, ou le linceul de la bicyclette, qui se gonflaient. Cela a duré je ne sais combien de temps, jusqu’à ce que j’entende un bruit dont je n’aime pas me souvenir. Quelques bouts du linceul se coinçaient entre les rayons de la roue, et le vieillard tombait de la bicyclette, directement sur la tête, et mourait après quelques minutes, le linceul de ma grand-mère entre ses mains. »
Abdallah Zrika
Petites proses
Traduit de l’arabe par l’auteur avec le concours de Claude Chambard
L’Escampette, 1998
17:19 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : abdallah zrika, petites proses, claude chambard, l'escampette