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  • Roland Barthes, « La Papillonne »

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    La Papillonne

     

    « C’est fou, le pouvoir de diversion d’un homme que son travail ennuie, intimide ou embarrasse : travaillant à la campagne (à quoi ? à me relire, hélas !), voici la liste des diversions que je suscite toutes les cinq minutes : vaporiser une mouche, me couper les ongles, manger une prune, aller pisser, vérifier si l’eau du robinet est toujours boueuse (il y a eu une panne d’eau aujourd’hui), aller chez le pharmacien, descendre au jardin voir combien de brugnons ont mûri sur l’arbre, regarder le journal de radio, bricoler un dispositif pour tenir mes paperrolles, etc : je drague.

    (La drague relève de cette passion que Fourier appelait la Variante, l’Alternante, la Papillonne.) »

     

    Roland Barthes

    Roland Barthes par Roland Barthes

    Seuil, 1975

  • Roland Barthes, « Journal de deuil »

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    « 30 octobre

    À Urt : triste, doux, profond (sans crispation).

     

    10 novembre

    Gêné et presque culpabilisé parce que parfois je crois que mon deuil se réduit à une émotivité.

     

    Mais toute ma vie n’ai-je été que cela : ému ?

     

    30 novembre

    Ne pas dire Deuil. C’est trop psychanalytique. Je ne suis pas en deuil. J’ai du chagrin.

     

    27 décembre 1977

    Urt.

     

    Crise violente de larmes.

    (à propos d’une histoire de beurre et de beurrier avec Rachel et Michel). 1) Douleur de devoir vivre avec un autre “ménage”. Tout ici à U. me renvoie à son ménage, à sa maison. 2) Tout couple (conjugal) forme bloc dont l’être seul est exclu.

     

     24 mars 1978

    Le chagrin comme une pierre…

    (à mon cou,

    au fond de moi)

     

    Vers le 12 avril 1978

    Écrire pour se souvenir ? Non pour me souvenir, mais pour combattre le déchirement de l’oubli en tant qu’il s’annonce absolu. Le – bientôt – “plus aucune trace”, nulle part, en personne.

     

    Nécessité du “Monument”.

    Memento illam vixisse.* »

     

     Roland Barthes

    Journal de deuil

    Seuil/Imec, 2009

     

    * Souviens-toi que celle-là a vécu.

  • Jacques Lèbre, « La mort lumineuse »

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    © : C.Chambard

     

    Sensibilité des feuilles

     

    « Ce sont peut-être les quelques voix humaines

    issues des immeubles aux fenêtres ouvertes

    — c’est une matinée de printemps, un jour férié —

    qui font que parfois les feuilles bougent,

    même sans vent, même sans aucune brise,

    comme si elles étaient sensibles à un langage

    ou du moins à son souffle, et qu’importe alors le sens

    pour des oreilles vertes dont l’ouïe est si fine.

    Je peux préciser qu’au moment même aucun drap

    n’est secoué dans le silence, aucun couple de ramiers

    ne copule sur une branche, ce qui pourrait prêter à confusion

    si l’on peut aussi confondre les gémissements lointains

    d’une femme au bord de la jouissance avec les roucoulements

    de pigeons postés sur une corniche toute proche.

    Pas de vent donc, dans cette matinée, pas de brise non plus,

    mais dans une lumière que tamisent quelques nuages blancs

    parfois, un instant, les feuilles bougent, frémissent.

    Et si les voix que j’entends, me dis-je soudain,

    provenaient d’une radio, ou bien d’une télévision ?

    Alors, la sensibilité des feuilles serait tout autre

    que celle que j’imaginais il y a juste un instant.

    D’ailleurs, désœuvré, je m’accoude à la fenêtre,

    une musique s’échappe de la source profonde d’un intérieur,

    elle glisse comme une onde sur la paroi de l’air

    et je vois que les feuilles bougent, frémissent. »

     

     Jacques Lèbre

    La mort lumineuse

    L’Escampette, 2004

  • Michaël Glück, « Tournant le dos à »

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    © : C. Chambard

    10.

    on parle pour

    ne pas laisser place

    au goût de la terre

    on fait comme

    on tient debout

    on dit il elle

    ne sait qui

    tient l’autre

    les lits sont défaits

    les guerres passées

    les étreintes aussi

    deux oublient

     

    11.

    ce qui est fait ce peu

    dit : un legs ce n’est pas plus

    ce qui se transmet sans savoir

    une errance de la matière

    dit encore c’est encore

    corps qui se reproduit

    retient le vieux code

    depuis genèse du vivant

    se tue au labour

    lire ce va-et-vient

    boustrophédon ou

    travail de la navette

     

    22.

    et c’est un autre jour et

    un autre cela fait une vie

    et c’est un temps et le temps

    entre les doigts n’est rien

    un oiseau traverse les yeux

    battement de cils

    à peine le temps du cœur

    d’un écureuil

    qui bat au poignet

    à peine le temps de se retourner

    de jeter le sel

    par-dessus l’épaule »

     

    Michaël Glück

    Tournant le dos à

    Lanskine, 2013

  • Abdallah Zrika, « Petites proses »

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    Le linceul de ma grand-mère

     

     

    Quand ma grand-mère est morte, un vieillard, monté sur une vieille bicyclette, est allé chercher le linceul. Sa barbe blanche touchait presque le guidon. Je l’ai vu de loin. C’était le vent, plus que lui-même, qui le guidait, le linceul était sur le guidon. Il sa faufilait sous le poids du vent, en zigzaguant. Les ruelles étaient étroites et tortueuses. Quelquefois, une baraque s’avançait sur la chaussée. Tandis qu’il se torturait lui aussi. Le vent, vraiment très fort, faisait gonfler le linceul. Parfois, j’imaginais que ce n’était pas lui qui roulait, mais que les ruelles étaient tortues en lui, ou bien étaient-ce le linceul du vent, ou le linceul de la bicyclette, qui se gonflaient. Cela a duré je ne sais combien de temps, jusqu’à ce que j’entende un bruit dont je n’aime pas me souvenir. Quelques bouts du linceul se coinçaient entre les rayons de la roue, et le vieillard tombait de la bicyclette, directement sur la tête, et mourait après quelques minutes, le linceul de ma grand-mère entre ses mains. »

     

    Abdallah Zrika

    Petites proses

    Traduit de l’arabe par l’auteur avec le concours de Claude Chambard

    L’Escampette, 1998