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  • Reinhard Jirgl, « Rénégat »

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    « Au temps de mon enfance, je croyais que Toutechose dans-la-ville était habitée par des gens : qu’ils vivaient dans les troncs d’arbres sous les pavés dans les boîtes aux lettres les pendules les coffrets électriques les colonnes Morris les caisses de sablage les lampadaires sous n’importe quel escalier dans toutes les pièces. Poussées près d’une fenêtre, des chaises sont ainsi capables de regarder avec plus d’attention que maint homme assis sur elles ; des tables meublent souvent une pièce plus éloquemment que leur propriétaire – : les choses vivent !humainement. Et comme les objets=deleurcôté sont animés par des hommes qui y injectent le sang, choses=é=gens=vivaient=en=paix. Aussi touteléchoses étaient-elles aimables entre elles é nulle part il n’y avait de dangers à l’affût….. Et après les averses, quand de grosses flaques stagnaient dans les rues – le ciel et ses nuages y sombraient profondément –, je jetais des pierres dans l’eau ; de grosses pierres pour sauter de l’une-à-l’autre & franchir les flaques. Et je m’arrêtais au beau milieu, regardais au fond de cette gorge-d’eau –:– Un frisson à l’idée que je pourrais glisser de cette branlante digue de pierres – et tomber dans le ciel profond tacheté de nuages = là-bas dans la luminosité claire é fraichie d’après la pluie. Dans cet abyme céleste, je pressentais une présence obscure, prête à m’engloutir, à m’empoigner –, son nom, je ne l’ai su que plus tard : le mortel ennui de la vie, long & impitoyable….. Autrefois je jetais des pierres dans les flaques comme plus tard mes phrases sur le papier. – (Et au milieu de la nuit dernière ce frisson devant l’ombre qui tailladait la lumière comme 1 lame de couteau…..) »

     

    Reinhard Jirgl

     Rénégat Roman du temps nerveux

     Traduit de l’allemand par Martine Rémon

     Quidam, 2010

  • Péter Nádas, « La fin d’un roman de famille »

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    « Au pied d’un sureau, entouré de buissons de lilas et de noisetiers, non loin de cet arbre dont on voyait quelquefois bouger une feuille même quand il n’y avait absolument pas de vent, nous étions trois : papa, maman et l’enfant. J’étais le papa, Eva la maman. Dans le buisson, il faisait éternellement nuit. “Toujours dormir ! Pourquoi faut-il toujours dormir ?” Maman a déjà couché l’enfant. “Papa, raconte une histoire à l’enfant !” Bruit de casseroles : elle était censée faire la vaisselle dans la cuisine. Assis à mon bureau et feignant d’apprendre dans Nina Potapova*, je me levai aussitôt pour aller dans la chambre de l’enfant : celle-ci était bien douillette, toute tapissée de foin. Je m’assis su le bord du lit et attirai la tête de l’enfant sur mes genoux, passai mes doigts dans ses cheveux mouillés et mes bras autour de son cou. J’avais l’impression d’être caressé par ma propre mère. En plaquant ma main sur son front moite, je ne savais plus si c’était son front ou ma main que je sentais. Une grosse veine courait sur son cou. Si j’ouvrais cette veine, tout son sang se viderait. Dans la cuisine, Eva continuait à agiter les casseroles. “Dépêche-toi de finir ton histoire, papa, nous allons être en retard pour la soirée.” Elle, elle voulait toujours aller à une soirée, mais moi je n’étais pas pressé de finir mon histoire, j’aimais le contact de cette tête humide sur mes genoux. »

     

     Péter Nádas

    La fin d’un roman de famille 

    Traduit du hongrois par Georges Kassai

    Le Bruit du Temps, 2014

    * Auteur du seul manuel de russe en usage en Hongrie dans les années cinquante et dont se servaient aussi bien les étudiants que les fonctionnaires de l’État et du parti.

  • Peter Handke, « Hier en chemin »

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    « Dans la nuit profonde j’escortais un chariot tiré par un bœuf qui descendait un chemin creux de montagne. Je caressais sans cesse la tête fine, sombre, lisse du bœuf, qui avait un corps bien souple et ferme et, tout en tirant le chariot, broutait en passant l’herbe qui poussait sur le bord des chemins. Il appartenait à une belle femme qui me l’avait confié. Et par cet animal l’amour s’éveillait entre nous (15 avril)

     

    Raconter, et le risque de trahir : toujours ce dilemme. Alors ne pas (ne rien) raconter ? Mais le psaume du désir malgré tout. S’avancer dans le récit sur ce chemin des psaumes, lui qui sauvegarde, rend justice, ne se perd jamais dans les détail qui trahit : à quoi s’accorde toujours le bon moment

     

    Il glissa le battement de son cœur dans son oreille, et Van Morrison chantait : “It’s a marvelous night for a moondance.” Et il avait envie de se taire avec elle pour toujours, de ne plus jamais, ensemble, ouvrir la bouche pour dire un seul mot, de “faire silence” ensemble (et ces mots de Hugo Wolf à Frieda Zimmer : “Puissions-nous seulement passer […] notre vie à rêver l’un contre l’autre, les yeux confondus”) (23 avril 1990/3 mars 1894) »

     

    Peter Handke

     Hier en chemin – Carnets, novembre 1987-juillet 1990

     Traduit de l’Allemand (Autriche) par Olivier Le Lay

     Coll. « Der Doppelgänger », Verdier, 2011

  • Bernadette Mayer, « Les poèmes qui m’ont rendue célèbre »

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    « Sonnet de la main courante 6

     

    Celui-ci est pour Grace

     

     J’ai pris un peu de ce bleu 

    autrefois nommé persan ou roi

    aujourd’hui plutôt jacinthe

    mais je ne peux pas ne pas douter que cette fleur soit aussi foncée

    que toi et moi nous accordons à le dire

    afin de s’adapter au

    nom actuel des couleurs

    & se débarrasser des adjectifs nationalistes

    & élitistes qui n’ont plus de raison d’être,

    et poser une étoile filante phosphorescente dessus

    et puis une pleine lune et un croissant –

    et même une demie

    sauf que les gamins ne voudront jamais

    éteindre la lumière pour voir. »

     

    Bernadette Mayer

    Les poèmes qui m’ont rendue célèbre

    Traduction collective* de l’américain à la Fondation Royaumont, en présence de l’auteur

    Format américain, 2004

     

    * Olivier Brossard, Claude Bondy, Pascale Casanova, Rémy Hourcade, Pascale Petit, Juliette Valéry

     

  • Joseph Simas, « Premières leçons de lecture »

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    « Cher Lecteur : personne ne se soucie de ce que j’ai fait hors page – à juste titre – et je serai le dernier à reconnaître que la profondeur de mon expérience me rend digne de tes efforts présents. Évidemment, on pourrait argumenter – mais dans quel but ? et à quoi bon ? Ma vanité est déjà bien lotie dans l’intimité : pourquoi chercherais-tu à me percer à jour ? Je me nourris de ma substance par constitution naturelle ; au terme de la digestion, tout mon savoir s’en est allé, mes lectures sont perdues, mon expérience est désavouée. Je ne serai jamais seul, je ne pourrais pas, et c’est pourquoi j’affirme que c’est toi qui m’as fait défaut, personne d’autre.

    Des détails donneraient l’illusion de t’introduire dans le monde, mais la plupart t’y enfouissent, profondément. Je serais plus sûrement attesté comme un tout si je n’avais pas tant de terre dans la bouche. Il vaudrait mieux, tout simplement, que je renonce à te suivre ; que tu cesses de gaspiller avec moi ton temps précieux.

    Le jour, pourtant, où nous nous retrouverons, ne crois pas te soustraire à mes mauvaises manières par un clin d’œil familier. Ce ne sera plus de circonstance. Ton chemin est tracé, long et ample. Le doute que tu laisses derrière toi est singulier et concret. Crois-moi maintenant quand je dis que je ne te laisserai jamais seul.

    Tic-tac. Tic-tac. Tic-tac…

    Tes pieds sont de plus en plus lourds, tes paupières se ferment doucement, et si je tombe de sommeil, tu coules. »

     

    Joseph Simas

    Premières leçons de lecture

    Traduction collective de l’américain, à Royaumont, revue et complétée par Pascale Breton

    Coll. Un bureau sur l’Atlantique, dirigée par Emmanuel Hocquard

    Créaphis, 1995

  • Dionys Mascolo, « À la recherche d’un communisme de pensée »

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    Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France

     

    « Auschwitz

    Après une heure de visite, extraordinaire fatigue. Ce n’est pas l’émotion, non. C’est plutôt le dégoût, un mélange d’ennui et de dégoût, mais il faudrait parler d’ennui et de dégoût absolus comme on parle d’amour absolu — ennui et dégoût qui font un instant regretter vraiment l’absence de dieu, souhaiter à nouveau et de toute son âme qu’existe une Toute-Puissance : lui cracher à la face. Nulle révolte ; il n’y a rien contre quoi se révolter. Il n’y a même pas à comprendre. Et rien à défendre. Rien n’a d’intérêt. Seul satisferait le Dieu sadique, sous les coups duquel on aurait plaisir à mourir.

    Dans le film de Resnais*, la caméra fait faire au regard l’abominablement longue ascension de la montagne de cheveux de femmes et lorsqu’elle arrive au faite, on suffoque. La masse de cheveux est ici donnée d’un coup. Ce n’est plus l’horreur nue, la pitié sublime. C’est l’accumulation de quelque chose d’immonde sur des profondeurs infinies, la vermine fourmillante d’une voûte céleste où la vue se perd. Masse écœurante, qui fait monter un écœurement de tête indicible, une ineffable envie de vomir ses entrailles de tête. (Si l’on se détourne, une autre vitrine expose à côté des brassières d’enfants.)

    Après la projection du film de Resnais, je m’étais déjà retrouvé, fin d’après-midi en juin, dans le brouhaha heureux de la foule des Champs-Élysées, en enfer. L’humanité entière mise en accusation, le visage humain dégradé, ce que je venais de voir allait infiniment plus loin qu’une preuve contre les seuls nazis. Tout le monde était capable de cela. C’était là véritablement notre œuvre, inimitable, spontanée, l’œuvre de tous et de chacun, l’incontestable accomplissement du réel-rationnel indépassable, le résultat de siècles de patientes recherches, toutes les ressources de l’esprit, de l’intelligence et du cœur mises en œuvre. Ceux qui coulaient à mes côtés leur vie tranquille et bonne le long de ces berges, je venais de les voir absolument dénoncés, et moi parmi eux dénoncé avec eux. Je ne pouvais plus même adresser la parole à l’amie qui m’accompagnait, n’osais plus la regarder en face. J’avais honte, d’elle et de moi, qui savions tous deux, comme si nous venions de faire cela ensemble, cela : Auschwitz.

    Me retrouvant à la porte du camp, je pense exactement : c’est ici qu’il faudrait se suicider. On m’apprendrait que beaucoup de visiteurs se tuent là, dans ces fondrières gelées, je trouverais cela normal. Vrais suicides enfin, justes, plein de sens, harmonieux, féconds, et à la mesure enfin de ce que nous vivons, nous, en ce siècle. Et je me dis : dans cent ans, nous qui avons été contemporains de cela, apparaîtrons comme des monstres froids. Nos petits-enfants ne nous comprendrons pas. Ils imagineront en nous des gouffres sans vertige, animaux impavides, qui avons supporté la connaissance de ces choses sans presque rien en dire. Car nous n’en avons presque rien dit. Cela est. Cela a été, pour nous. Et nous en avons gardé quelque chose. Cela nous a fait dire ou penser : c’est ainsi. Et nous sommes affreusement à plaindre, car il n’est pas possible que nous n’en soyons pas contaminés plus ou moins. Si c’est ainsi, il faut bien croire que c’est possible. Nous le croyons possible en effet. Mais à nos petits-enfants, cela semblera impossible. Et nous qui aurons fait comme si c’était possible, ils nous trouveront monstrueux. Cette pensée insupportable donne envie d’élever, n’importe comment, la protestation monumentale qui repousserait à l’avance le jugement des générations futures. Non, nous n’avons pas trouvé cela normal. Mais comment le prouver ? D’où probablement la pensée du suicide. Et le moment d’après — il suffit de laisser passer un peu de temps pour redevenir très “historique” — on en rabat, mais la même appréhension fait penser : heureusement que certains déportés ont su mettre à mort de leurs mains leurs S.S. dans de grandes cérémonies publiques improvisées (et même les dadais puritains de l’armée américaine laissaient faire). Preuve, pour les générations futures, que nous n’avons pas tous trouvé cela normal. Et de là : même ici donc, sur ce plan du témoignage, un mal seul peut guérir du mal, une violence entamer le règne de la violence, l’acte le plus obscur prévenir ou corriger la pire erreur. Sans quoi il ne resterait qu’à laisser bien et mal aller leur train comme depuis les origines, qu’à les laisser grandir ensemble pour jamais, côte à côte, complices, et sans contact. Ce qui est la perspective idéaliste. Et nous voilà ainsi remis sur pied, ou retombés en politique (non sans quelque pensée, rassurante mais non consolante, du genre “il faut bien vivre”). »

     

    Dionys Mascolo

     À la recherche d’un communisme de pensée

     Fourbis, 1993

     

    La première édition de ce texte, Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France, (dont on ne vient de lire ici que le début) a été publiée aux éditions de Minuit en décembre 1957. Ces réflexions de Dionys Mascolo ont pour source un voyage effectué en janvier de la même année, en compagnie de trois amis très proches : Robert Antelme, Claude Lefort et Edgar Morin, dans la Pologne d’après le « printemps en octobre », contemporain de la révolte hongroise et de son écrasement.

    * Nuit et brouillard

    lecture (extrait) filmée par Gérard Courant : https://www.youtube.com/watch?v=lOikXW9B2-M

  • Jean-Louis Bentajou, « La main réfractaire »

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    « La rêverie sur le retard ou le lointain me reconduit souvent vers la Chine – non pas la Chine réelle dont l’obsession fut si meurtrière il n’y a pas si longtemps, mais la Chine de la peinture à l’encre, presque perdue dans ses lointains.

     

    Effet dissolvant et précieux de l’horizon qui ne décrit aucune réalité et les désagrège toutes. Une limite qui ne limite rien et tamise finement le donné.

     

    Trop vite renseigné sur la scène représentée (“les six Kakis” de Mu Chi) que j’ai repérée dès son titre, je me lasserai vite des fruits imperceptiblement différenciés par un pinceau parcimonieux. Pourtant ces formes ne s’épuisent pas à répéter leur identité. Il ne me suffira pas de les reconnaître pour les voir dans la diffraction variée des intervalles et le fond disproportionné qui les pénètre toutes.

     

    Quelques traces d’encre suspendues dans un rectangle de papier effacent les images qui encombraient mon présent. »

     

     Jean-Louis Bentajou

    La main réfractaire

     L’Escampette, 2004

     

     Mu Chi (Mu Qi), Six Kakis, musée Daitoku-ji, Kyoto

  • Cécile Mainardi, « Rose activité mortelle »

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    « Le poète est celui pour qui chaque jour est différent, écrit le poète Umberto Saba. Est-ce parce qu’il est poète que chaque jour est pour lui différent ? Ou est-ce parce que chaque jour est pour lui différent qu’il est poète ? Est-ce que le fait d’écrire développe chez lui cette sensibilité-là à la non-régularité des jours/ la singularité des instants ? Ou est-ce qu’une allergie à leur monotonie lui fait préférer à toute autre activité, celle si nuancée d’écrire ? C’est là un exemple de commutativité étrange et fascinante qui s’opère à l’intérieur de cette phrase. Il y a des jours où je n’arrive plus à la comprendre et où son sens m’échappe entièrement. D’autres jours, où il me semble qu’elle n’en a jamais eu qu’un qui me déçoit presque parmi tous ceux dont je la parais, ou alors que c’est moi qui débloque/ surinterprète/ vais chercher midi à quatorze heures. Puis le lendemain, elle n’a plus qu’un sens à nouveau, seul et unique cette fois, d’une incomparable profondeur, et elle ne m’a jamais paru aussi vraie. Étrange phrase à coefficient de vérité variable (qui produit sur moi je ne sais quel charme de sens) (dont pour moi chaque jour la virginité se rejoue) et qui me porterait à croire que le poète est aussi celui pour qui chaque phrase est différente. »

     

     Cécile Mainardi

     Rose activité mortelle

     Flammarion/Poésie, 2012

  • Fabienne Raphoz, « Jeux d’oiseaux dans un ciel vide »

    fabienne raphoz,jeux d'oiseaux dans un ciel vide

    (Tyrannidés)

    Près de cinq oiseaux sur cent sont des tyrans

    De l’Alaska à la Terre de Feu les tyrans couvrent tout le Nouveau continent

    Bien malin qui dirait qui est qui dans la canopée de tous les tyranneaux toutes les élénies tous les todirostres à quelque Élénie écaillée Élénie à ventre jaune Élénie tête-de-feu Tyranneau des torrents Tyranneau à queue aigüe Tyranneau à tête rousse Tyranneau à huppe fauve Tyranneau à flancs roux Tyranneaux de Chapman Tyranneau orné Tyranneau omnicolore Todirostre d’André Todirostre bariolé Todirostre de Lulu Todirostre peint près

    Les taurillons comme les moucherolles sont des tyrans

    Tous les taurillons portent cornes ou crêtes noires

    Le Taurillon d’Ernst n’est pas un tyran

    Le Tyran quiquivi fait kis-ka-dee

    El Bienteveo comun es un Cristo-rey

    El Bienteveo comun Cristo-fue

    Le Tyran féroce a le regard doux

    Le Tyran mélancolique est joyeux

     

    Rouge leurre

    tourneboule

    le bec d’un tyran

    (Rincon de la Vieja, 8 février 2008)

     

     

    Fabienne Raphoz

    Jeux d’oiseaux dans un ciel vide — augures

    Héros-Limite, 2011

    une lecture à la galerie éof à Paris :

    https://www.youtube.com/watch?v=lK3ldepg2rs

  • Fabrice Caravaca, « La falaise »

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    « Quand la marche devient bégayante et qu’une sourde fatigue pèse plus lourd sur ses épaules l’homme ne songe pas à marquer de temps d’arrêt. Chaque pas lutte contre l’inertie et tous les pas à l’envers possibles. L’homme dans l’écriture de sa marche, dans le dessein de sa marche n’imagine pas qu’il soit envisageable de rebrousser chemin. Il est en route à n’importe lequel des moments du jour et de la nuit. Il est attiré vers un horizon simple. Il ne rebrousse pas chemin : il tourne, il fait des boucles. Des sortes de cercles qui sans être précisément concentriques pourraient le devenir. L’homme réaliserait ainsi des marches allant d’un centre vers des lointains à venir et inversement. Un va-et-vient incessant mais qui n’a rien de commun avec un retour en arrière. Qui se situe dans une succession de mouvements créateurs d’énergie, de pulsion et d’images. L’homme fatigué baisserait peut-être un peu la tête. Son visage serait presque un espace du corps parallèle au sol. Ses épaules formeraient de plus en plus un arc voulant lancer des èches au ciel. Ses bras continueraient d’être des balanciers et créeraient toujours des déséquilibres. »

     

    Fabrice Caravaca

    La falaise

    Æncrages & co, 2014

  • Fernando Pessoa, « Le livre de l’intranquillité »

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    « Perdre son temps relève d’une certaine esthétique. Pour les subtils de la sensation, il existe un formulaire de l’inertie qui comporte des recettes pour toutes les formes de lucidité. La stratégie mise en œuvre pour combattre la notion de convention sociale, les impulsions de nos instincts, les sollicitations du sentiment, exige une étude approfondie dont le premier esthète venu est tout à fait incapable.  Une étiologie rigoureuse des scrupules doit être suivie d’un diagnostic ironique de notre servilité à l’égard de la norme. Il importe aussi de cultiver notre adresse à éviter les intrusions de la vie ; un soin doit nous cuirasser contre notre sensibilité à l’opinion d’autrui, et une molle indifférence nous matelasser l’âme contre les coups de la coexistence avec les autres. »

     

    Fernando Pessoa (Bernardo Soares)

     Le livre de l’intranquillité, volume II

     Traduit du portugais par Françoise Laye

    Christian Bourgois,1992, rééd, 1998

  • Tu Long, « Propos détachés du Pavillon du Sal »

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     « Une table nette et une claire fenêtre, de l’encens et du thé, à l’occasion quelques propos sur le Chán* avec un moine vénérable.

    Des espaliers et un potager, un soleil tiède et un vent léger, le loisir d’écouter quelqu’un parler de tout et de rien.

     

    En vieillissant on sait que tout est joué, peu importe que les gens aient tort ou raison.

    Et au printemps on n’a plus qu’une affaire, voir les fleurs éclore et se faner.

     

    Aucune chose n’est impérissable, encore moins notre corps, ce balourd sac de peau.

    Tout ce qui a forme la perdra, mais a-t-on jamais vu un ciel décomposé ? »

     

     Tu Long**

     Propos détachés du Pavillon du Sal

     traduits du Chinois & présentés

    par Martine Vallette-Hémery

     Séquences, 2001

     

    *Chán : méditation silencieuse dans le bouddhisme mahāyāna, d’inspiration taoïste, né en Chine au Ve siècle

    ** (1542-1605)