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Pascal Quignard, « Critique du jugement »

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photo © cchambard

 

« Publier c’est quitter la solitude, les retraits, l’errance, la nuée de la création, la pénombre de l’origine pour une espèce de tourisme dans l’horreur cancanière et fiévreuse des congénères. Le temps de la parution assujettit à un voyage sans confort et barbare (voiture, train, autocar, métro, avion). Pourquoi le faire ? Pour aller où ? Il faut le faire sans barguigner pour se rendre dans la solitude qui suit et que l’expiation elle-même protègera. Il ne faut pas hésiter à dire : “Comprenez-moi, amis que je vais visiter chaque année, il faut bien voir où le voyage mène : le paradis”. Le lieu solitaire et le temps béni et la liberté où je passe mes jours supposent le sacrifice d’un mois et demi tous les ans dans l’ombre de l’automne, sous les nuages pleins de pluie froide, dans les petites salles enfumées couvertes de livres et emplies de rhumes, de toux, de moucheries, de maussaderies, de fièvres, qui précèdent l’hiver. Ce sont des gouttes d’amertume, qui déculpabilisent la joie solitaire. Elles en sont la condition et les grippes et les angines qu’elles entrainent forment d’étranges médecines. Ce châtiment de la promotion des livres publiés fortifie la concentration de l’esprit, ravive tous les traumatismes que le corps et l’âge et sa mémoire fuyaient, et accroît son désir de recouvrer sa solitude et de connaître à nouveau le repos. Étrange balance infernale qui doit s’effectuer entre le souffle resserré, l’angor, les hoquets hémorragiques du sang, puis une âme qui se dilate, qui s’effrite, qui s’éparpille, qui s’envole enfin à nouveau. L’évacuation de l’œuvre dans le réel, l’oubli de l’œuvre dans sa parution, équilibrent la quête à l’état pur dans la solitude, la lecture, l’amour, la compagnie si flegmatique, si fidèle, si eurythmique des chats, la soumission miraculeuse des touches des pianos à double articulation, les gargouillements des radiateurs, les fleurs soudaines du silence, l’amitié rare et discrète, la sensualité rituelle, violente, cachée, profonde, imprédictible, secrète. »

 

Pascal Quignard

« Les expiations mystérieuses » in  Critique du jugement

Galilée, 2015

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