vendredi, 26 juin 2015
Lambert Schlechter, « La théorie de l’univers »
« XXXV
la vie est venue et avait tes yeux
j’écrivais ces mots, j’étais si heureux
c’est le jour où le voisin est venu
avec la scie pour couper la glycine
c’est un énergumène hébété
tout bossu d’âme et tout manchot de cœur
c’est une mauvaise herbe qu’on arrache
et qui se décompose à vue d’œil
voici la cascade des métaphores
la chute la culbute le naufrage
CXII
l’Aimée qui ne veut plus être amante
et l’amante qui veut être aimée
c’est une histoire cassée, j’en ramasse
les débris, sans pouvoir les recoller
désir, curiosité — même geste
ouvrir le livre comme ouvrir la femme
grammaticalement ce qu’on appelle
le futur posthume : tu m’auras aimé
un jour d’été sans que je m’y attende
j’ai reçu un avis de désamour »
Lambert Schlechter
La théorie de l’univers, distiques décasyllabiques
Éditions Phi, 2015
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samedi, 20 juin 2015
Caroline Sagot Duvauroux, « ’j »
« Les anémones bleues délivrent des bourdons noirs. On est parti du cœur. Y retourne-t-on ? Aider quelqu’un aiderait. On s’est trahi pour ramasser une forme, on a trahi la course, ravi. C’est l’amour qui accomplit la beauté. Au cœur. On vit tout ce qui fut vécu par d’autres. On se nomme encore quelle bizarrerie. On ne sait plus lire. On voudrait dire je ne sais plus lire mais d’où vient que je puisse l’écrire. On est trop vieux des yeux, des yeux à la pensée, trop vieux. Les anémones bleues s’installent dans les yeux. On pense. Ça ne concerne pas les yeux.
Rejoindra-t-on le cœur ?
Le cœur tout noir est un bourdon. Très doux. On voudrait dire je le délivre, regarde. Oui, regarde on voudrait dire mais on ne dit rien à cause du maître chien. Alors sèchent des amours tout autour d’ici là. Là c’est un bulbe, sûr, mais combien de temps faut-il considérer les fanes, ici ? D’ici là s’emplit de faneries qu’en fera-t-on. Plier, déplier, tapisser, le ciel, un bout, un mouchoir touche au fond du puits, touche le fond par rien entre, on voit le nandina sur le bord. Joli feuillage. On entend qu’un souffre à l’épaule et puis qu’il meurt. On ne va pas parler de ça qui n’aide pas. Une peinture légère aiderait. Qui vous a posé sur le monde avec cette pensée compliquée, le rire si facile ? On ment c’est constitutif on ne peut tout de même pas avouer parce que l’aveu n’importe pas, l’aveu si, mais la chose à avouer pas du tout. »
Caroline Sagot Duvauroux
‘j
Unes, 2015
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jeudi, 18 juin 2015
Jean-Paul Klée, « Manoir des mélancolies »
Lac gelé
« Corps déjà vieux mal aimé de moi comme s’il avait peu de réalité car si mal vécu par la famille je ne me suis jamais opposé ni donc entièrement construit : j’étais posé là comme abandonné repoussé nul ne m’a remarqué remué parfumé ni entrepris travaillé entouré REMORQUÉ amélioré encouragé. Grandi tout seul j’ai poussé mon raciné vers le fond de moi & sans l’atteindre jamais j’ai renoncé m’étendre largement socialement car c’est le Vertical qui m’a mobilisé oui le réseau du sociétal ne me plaisait qu’à moitié je l’ai tenu loin de moi Comme si j’étais jamais sorti tout à fée d’une bulle de savon qu’à dix douze ans je me fis car la vie hors d’elle ne se concevait pas. Cette bulle me protégea des coups & du vilain climat où nous végétions rue des Sœurs jusqu’à 1963 Et depuis lors je n’ai pas quitté cet abri-là il est devenu quasi ma deuxième peau Je survis là-dedans & cet inconfort étonnant m’a fait produire cinq ou sept mille feuillets !… Ah si le lac gelé un jour fondait sous mes pieds Si la marquise glacée s’en allait de moi dans quel trou noir je tomberais ?… l’enfer ou paradis ?… »
Jean-Paul Klée
Manoir des mélancolies
Andersen, 2014
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lundi, 15 juin 2015
Jean-Pierre Chambon, « Tout venant »
« Quel délicieux petit plaisir
de retenir
dans la zone floue
où n’ont pas encore
pris corps les mots
le moment d’écrire
* * *
Écrire
non tant pour éclaircir
que pour creuser encore
dans l’obscur
où les mots enfoncent leurs racines
* * *
Cette ombre de fumée
qui en rapides volutes ondule
sur la blancheur du mur
est-ce pensée des morts
cette chaine immatérielle
dont le vent disjoint
les anneaux silencieux
* * *
Les mots
dans leur ombre insensée persiste
portant l’écho d’une voix à venir
le rêve d’une langue transparente
tenue en réserve depuis l’enfance
qui nous ferait traverser le miroir
et dirait enfin le secret des choses
* * *
Le vieux cerisier au fond du jardin
a atteint aujourd’hui même
le degré extrême de la blancheur
attestant à nouveau l’oracle
énoncé par l’ermite zen Ryôkan
le monde
est devenu
un cerisier en fleurs »
Jean-Pierre Chambon
Tout venant
Héros-limite, 2014
20:10 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jean-pierre chambon, tout venant, héros-limite
mardi, 02 juin 2015
Sandra Moussempès, « Sunny girls »
© Didier Pruvot
« Cela faisait trois nuits que je faisais le même cauchemar, maintenant même les poètes français parlent de forêts, je sais que c’est l’arbre qui cache la forêt que ce poème ne parlera pas de mes trois cauchemars, on ne parle pas de qui a détruit un sommeil paisible, parfois j’aime aussi lire des poètes qui n’ont rien à subir, rien à éprouver, rien à rejeter, leurs mots se détachent sur la neutralité comme une actrice se doit d’être transparente, une blancheur de la construction qui ne cache rien d’inquiétant on sait seulement qu’on est dans le sixième arrondissement, dans un appartement immense et blanc et que quelques personnes semblent se connaître. »
Sandra Moussempès
Sunny girls
Poésie/Flammarion, 2015
13:09 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : sandra moussempès, sunny girls, poésieflammarion