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  • Pascal Quignard, « Critique du jugement »

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    © : cchambard

     

    « En 1993 je me souviens avoir senti physiquement, de façon progressive mais physiquement, ma pensée s’émanciper de la faculté de juger. Noein se disjoignait de krinein. D’étranges muscles s’assouplirent. Je vis soudain clairement la Urteilskraft en action : en train de mener toutes ses guerres, guerres d’intégration, conflits d’honneur, guerre morale, guerre de religion, guerre de goût, guerre de classe (guerre faite précisément au nom d’un goût précisément dit “de classe”, classicus, classique).

    Le jugement, fait d’opinions, est communautaire, c’est-à-dire linguistique, dialogique, fratricide. Le jugement est vigilance.

    Attention : “Attention !”.

    Il sépare, discrimine, hiérarchise, montre du doigt, exclut, tourne le pouce. C’est cette modalité de la pensée collective (judicare, krinein) que je me résolus finalement à quitter. C’était le printemps. C’était le mois d’avril. Je traversais le pont qui mène au Louvre à rebours gagnant la rue de Beaune. Je privilégiais soudain la pensée au sens plus ancien, plus radical, plus originaire, de noèsis. Pensée qui cherche la trace. Qui suit à la trace la proie qu’elle ignore et dont son flair est si curieux dans l’invisible. Veillance infiniment souple qui rêve son désir. Noein est ce museau qui re-cherche, individuellement, de vestige en indice. Yeux fermés. Étrange attention inattentive qui va jusqu’à franchir la limite de la contemplation elle-même dans l’extase (c’est le théorétique chez Aristote, c’est l’extatique chez Loggin le Rhéteur, c’est la nuit de l’âme chez Jean de La Croix). Je quittais la lecture consciente, appliquée, jugeante pour la lecture insconsciente, œuvrante, voyageante. Un autre mode de vie se cherchait dans l’habitude jusque là orientée et monotone des jours. Je poussais la porte du bureau de mon ami Antoine Gallimard et lui disais adieu. Je prévins trois amis par téléphone. Aussitôt l’Agence France-Presse distribua la nouvelle et on ne me vit plus. »

     

    Pascal Quignard

    Critique du jugement

    Galilée, 2015

     

    ce 23  avril 2016, bon anniversaire Pascal

  • Rose Ausländer, « Été aveugle »

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    « Enfance I

     

    Il y a de cela bien des anniversaires

    du temps où nos parents

    autorisaient les anges

    à dormir dans nos petits lits —

    oh oui mes chéris

    la vie alors était douce

     

    Le moindre recoin

    cachait un miracle :

    forêt de lutins montagne en massepain

    éventail dans lequel le ciel

    était rangé plié

     

    Oh oui mes chéris

    nous avions alors beaucoup d’amis

    Riches nous pouvions nous permettre

    de faire don d’une étoile

    d’une île

    ou même d’un ange

     

    Il y a de cela bien des anniversaires

    quand la terre était encore ronde

    (pas anguleuse comme maintenant)

    nous tournions autour

    sur des patins à roulettes

    d’un seul élan

    sans reprendre souffle

     

    Oh oui mes chéris

    au pays d’il-était-une-fois

    la vie alors était douce

     

    Nos parents s’envolaient avec nous

    dans l’éventail étoilé

    nous offraient des billets pour le pays des délices

    et nous encourageaient

    à faire don du monde »

     

    Rose Ausländer

    Blinder Sommer / Été Aveugle

    avec 3 gravures de Dadao

    Traduit de l’allemand (bilingue) et présenté par Dominique Venard

    Æncrages & co., 2010 (édition originale 1965)