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  • Jacques Réda, « Châteaux des courants d’air »

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    DR

     

    « Mes fenêtres donnent à présent sur des jardins aux essences diverses – vernis du Japon, érables, marronniers, cytises, tilleuls, lilas, buddléias – échantillons bien spécifiques (il ne manque qu’un figuier) de ce que fournit spontanément la conjonction, sous cette latitude bénigne, d’une terre opiniâtre et du songe de jardin des Plantes qui hante ses occupants. Ainsi, très tôt le matin, quand le jour se diffuse comme du lait dans l’épaisse bouteille verte qui danse sous les ponts, d’un coup dix mille oiseaux actionnent les aiguilles et ciseaux d’un énorme atelier de couture, ou – par brouillard – se taisent pour exalter ce merle unique de l’enfance, appelant encore du cœur d’un monde plus pur que le cristal. Vers six heures, le soir, un soleil discret pénètre dans la cuisine, et s’y tient de profil comme une jeune femme qui repasse en souriant. Alors j’entends vibrer plus fort, symétrique de l’arc de la Seine, la corde qu’entre le pont Mirabeau et le pont de Tolbiac tend cette longue voie qui change quatre fois de nom, coupe trois arrondissements, y redistribue le trafic et la vadrouille vers les nefs vides de Citroën, les jardins cachés d’Alésia, les vallons de Montsouris et la farouche autonomie de la Butte-aux-Cailles. Unissant le clocher prétentieux d’Auteuil et la douce colonnade de la Nativité sous les rameaux païens de Bercy, elle s’insinue elle-même sous un fin poudroiement de feuillages. Acacias, gleditschias et autres espèces parentes ou ressemblantes (on s’y perd) s’y gravent en hiver sur des ciels tendrement lithographiques, et s’épanchent l’été dans les bleus par bouffées tropicales. Telles sont aussi la rue des Pyrénées ou la rue Caulaincourt, bien sûr indissociables des régions qu’elles desservent, délimitent, font communiquer, mais dont je sens mieux, la nuit, de mon nouveau point d’ancrage, quelle dimension mentale elles ajoutent au corps de la ville : rues en perpétuel mouvement comme dans les rêves, où c’est la ville qui se rêve et navigue en tout sens à travers les strates de pierre, de vie et de mémoire qui forment une épaisseur, réinventant à mesure les lois de son instable gravitation. Car si Paris semble devenir par instants une ville imaginaire, il faut dire qu’elle est avant tout une ville imaginative, voire jusqu’à un certain point mythomane (tous ces endroits où elle se prend pour Changai, Chicago, Conakry), sans cesse en quête d’elle-même sous le front rassurant que nous tendent les monuments de sa gloire. Sans doute redevable de ces dispositions aventureuses à la proximité de la mer (la lumière y est de sable et d’écume, l’air volumineusement libre et vert), peu à peu ses métamorphoses influent sur le promeneur. Il se pressent à son tour imaginé, promené comme l’antenne vagabonde et réflexive de la ville dans ses humeurs passagères (un coup de vent de carrousel d’automne au Luxembourg, un rayon qui, en un clin d’œil, porte à l’incandescence huit cents balcons de la rue de Grenelle), ou dans des lieux où, au contraire, elle peut céder au vertige d’une idée fixe (rue de l’Évangile, rue Leblanc), s’épanouir avec l’évidence d’une vérité bonne et majestueuse (l’avenue Parmentier, l’avenue Trudaine, l’esplanade du pont Alexandre et des Palais), et ailleurs répéter, parce que c’est instructif et nécessaire, la conclusion d’un raisonnement : telle, entre la Bastille et le fleuve, la vieille rame de métro qui, virant et grinçant, se réextirpait du sous-sol vers les nuages avec une placide régularité de geyser et une sourde véhémence axiomatique. »

     

    Jacques Réda

    Châteaux des courants d’air 

    Gallimard, 1986

  • Pierre Dhainaut / Caroline François-Rubino, « Paysage de genèse »

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    « Obscur, l’horizon au fond de l’espace

    puisque nous prétendons l’atteindre, mais rien,

    rien ne s’éteint dans les yeux, dans la voix

    de connivence : l’air n’a besoin que d’air,

    pour eux il n’a pas de secret. »

     

    pierre dhainaut,caroline françois-rubino,paysage de genèse,voix d'encre

     

    Pierre Dhainaut / Caroline François-Rubino

    Paysage de genèse

    Voix d’encre, 2017

    http://www.voix-dencre.net/spip.php?article332

     

  • Esther Salmona, « Amenées »

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    DR

     

    « 7 février 2014, 11h08 : Placard du fond à gauche dans la grande chambre : vide. Papier marron comme gras, enlevé déchiré avec bruit strident, des petits zones, effilées, adhèrent encore aux étagères. Le buffet : vide. L’alcôve du fond : restent deux cantines. La salle de bains : presque vide, reste le meuble avec la plaque de marbre. Le placard de la petite chambre : vide. Restent les morceaux de lé, trop grands pour les étagères, repliés à la bonne dimension, fleuris, pas pu les enlever — au dernier moment, à la fin, le dernier jour. Petite table de chevet à roulettes : vide. Tiroirs du secrétaire : vides. Placard de communication entre la chambre du fond et la petite chambre : vide.

     

    * * *

     

    19 février 2014, 19h32. Cette douleur de la perte, au début, anesthésie et puis par vagues arrive, va chercher chaque fois dans des profondeurs qu’on découvre grâce à elle, on en sourirait presque de cette exploration, long masque aux bords effrangés. »

     

    Esther Salmona

    Amenées

    Éric Pesty Éditeur, 2017

    http://www.ericpestyediteur.com/

  • Bernard Malamud, « L’homme de Kiev »

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    © : Jill Krementz

     
     

    « Vous attendez. Votre attente est faite de minutes d’espoir et de journées de désespoir. Parfois vous vous bornez à attendre, et il n’existe pas pire avilissement. Vous sombrez alors dans vos pensées en essayant d’abattre les murs de votre cellule. Si la chance vous sourit, la cellule disparaît et vous passez une demi-heure à l’air libre, laissant derrière vous portes, murs et haine de vous-même. Si la malchance vous poursuit, vos pensées risquent de vous empoisonner. Si la chance vous sourit et vous permet de gagner le shtetl, vous pouvez rendre visite à un ami ou, s’il est sorti, vous asseoir sur un banc devant sa cabane. Vous pouvez humer l’odeur des fleurs et de l’herbe, regarder les filles passer sur la route. Vous pouvez aussi, le cas échéant, trouver un peu de travail. Aujourd’hui justement, il y a de la menuiserie à faire. Vous piquez une bonne suée à scier du bois et à clouer les planches. Quand vient l’heure du casse-croûte, vous ouvrez votre paquet de provisions – pas mal. Sur le chapitre de la nourriture, tout le problème consiste à se contenter du peu dont on a besoin. Un œuf dur avec une pincée de sel, c’est délicieux. Ou une pomme de terre coupée en tranches et agrémentée de crème aigre. Du pain trempé dans du lait frais, qu’on suce avant de l’avaler, quel régal ! Et du thé chaud avec du citron et un morceau de sucre ! Le soir, vous traversez le pré humide jusqu’à l’orée du bois. Vous contemplez la lune dans le ciel laiteux. Vous respirez l’air frais. Une ambition vous taquine : l’avenir est à vous. Après tout, vous êtes encore en vie, et libre. Et même si vous n’êtes pas tellement libre, vous croyez l’être. Le pire dans tout cela, c’est quand vos pensées vous abandonnent et que vous retrouvez votre cellule. Une cellule qui est tout votre ciel et vos bois.

    Yakov comptait. Il additionnait le temps bien qu’il essayât de s’en défendre. Le calcul présupposait un terme à l’opération, du moins pour un homme n’utilisant que de petits nombres. Combien de fois dans sa vie avait-il compté jusqu’à cent ? Qui pouvait compter éternellement ? C’était comme additionner le temps. Yakov avait arraché quelques éclats à de petits morceaux de bois : les plus longs représentaient les mois, et les plus courts les jours. Une journée constituait certes un poids de temps considérable, mais rien que les minutes au sein d’une seule journée pouvaient en s’amoncelant causer de sérieux dégâts. Pour un homme désœuvré, le pire est de posséder une interminable réserve de minutes. C’est comme de n’avoir rien à verser dans un million de petites bouteilles. »

     

    Bernard Malamud

    L’homme de Kiev – The Fixer, 1966

    Préface de Jonathan Safran Foer

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Gérard et Solange de Lalène

    Édition révisée par Hélène Cohen

    Seuil, 1967, rééd. Rivages poche, 2015

  • Jacques-Marie Dupin, « Opus incertum »

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    « Déplorable déformation de l’esthétique — est-ce encore de l’esthétique ? — en tout cas du jugement. Ce n’est plus son œuvre qui compte, mais sa vie. La corde de Nerval ou d’Essenine, la drogue de Gilbert-Lecomte et Brasillach nazi ou fusillé.

    Je donne moi-même dans le panneau. Je lis avec avidité ces bandes dessinées. Les accidents les plus communs y prennent des noirceurs corrosives d’estampes. Rops ou Daumier de bazar.

    Qu’en restera-t-il à l’état de fragments, quand les barbares seront passés par là et qu’ils ne seront plus, comme Empédocle ou Sapho, que des noms pourvus de légendes ? Peut-être racontera-t-on aux enfants que Mallarmé s’est jeté dans un volcan.

    C’est faire, au demeurant, bon marché de la vertu de l’acteur. Dès qu’il y a public, il y a théâtre, et le malheur comme les cris : déguisements. Là-dessus, la parole terrible de Jacques Rigaut :“Vous êtes tous des poètes, et moi je suis du côté de la mort.” Des poètes, c’est-à-dire des farceurs. À moins que ce ne soit la mort elle-même qui soit une farce, un suprême déguisement.

    Quant à l’apostrophe de Rigaut, elle n’est terrible, il faut bien l’avouer, que par ce codicille décisif : la balle qu’il s’est tirée posément dans le cœur.

    S’il était mort de vieillesse comme tout le monde, elle ferait plutôt sourire.

    Illustration, s’il en était besoin, par le cercle vicieux où je viens moi-même de m’enfermer, de la ténacité de ces déplorables errements. »

     

    Jacques-Marie Dupin

    Opus incertum

    Préface de Kenneth White

    William Blake & Co. Édit, 1984

    http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?rubrique1

  • Michel Vianey, « Masculin féminin, 15 faits précis. Jean-Luc Godard »

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    « Il arrive plus renfrogné encore que de coutume. Pas de salutations aujourd’hui. Son regard foudroie tout ce sur quoi son regard se pose comme si tout ce sur quoi son regard se posait était en travers de ce que son regard cherche.

    Il a écrit ses dialogues entre Grenelle et la porte Dorée, à la station de correspondance, sur un banc, assis près d’un vieillard biscornu qui grignotait méticuleusement un biscuit sec avec sa dent, qui avait peut-être dormi là, sur le quai et qui se couvrait à présent de miettes, des genoux au menton en le regardant écrire sous une affiche barbouillée de sauce Buitoni.

    En entrant il confie son cahier à Jean-Pierre et à Chantal afin qu’ils apprennent leurs dialogues, puis il commande un café au comptoir. On gravite autour de lui, les assistants, Willy, mais à distance. Il est comme entouré d’une palissade. On ne lui parle pas. Ses vieux fidèles non plus. Mal luné, il répondrait brutalement et comme on ne sait jamais, on s’abstient. Mal luné, il est capable de tout. De renverser la Mitchell, comme il fit pendant la réalisation de Pierrot, d’un coup de pied à l’appareil, en équilibre précaire sur un cube ou deux. Ce jour-là Roul Coutard s’emporta. Cet accès de colère qui l’atteignait par ricochet le mit hors de lui, la vérité étant qu’Anna n’avait pas appris les paroles de sa chanson parce qu’elle n’avait pas envie de chanter ce matin-là et que ce coup de pied lui était, en esprit au moins, destiné.

    Le téléphone sonne. C’est pour Jean-Pierre.

    Pour moi ? Oui, oui. Moi ? Aaah ?

    — Faudra débrancher le téléphone, dit Toublanc.

    — Pourquoi, dit Godard s’éveillant, s’il sonne la dame répondra.

    — Il n’y avait personne au bout du fil, dit Jean-Pierre en revenant pantois, j’aurais dû m’en douter.

    Il sa rassoit près de Chantal. Elle le tutoie la première.

    “Commence”, dit-elle. Chose curieuse, on tutoie facilement ceux qu’on aime et tous ceux qu’on méprise. “Ta gueule, hé engelure ! — La tienne, hé con !” (c’était la première fois qu’on se rencontrait. Il conduisait un taxi, moi j’arrivais à sa droite de la rue Saint-Guillaume).

    Ils sont assis côte à côte sur la banquette comme deux oiseaux sur une branche.

    — C’est vous Madeleine Zimmer, lui demande-t-il, j’ai un ami qui vous connaît.

    Godard qui dressait l’oreille et les écoutait de biais, intervient : “J’aime bien que tu dises : ‘Excusez-moi…’ ”.

    — C’est vous Madeleine Zimmer ?

    — Oui, pourquoi ?

    — J’ai un ami qui vous connaît.

    — J’aimerais bien que tu dises : “Je m’excuse, mais j’ai un ami qui vous connaît”.

    Il s’éloigne les mains dans les poches, afin de ne pas les effaroucher davantage et part ailleurs, la figure crispée, comme s’il arrivait de très loin, comme s’il avait beaucoup marché, traversé des villes et des villes, chargé du poids de toutes les pierres, de tous les visages, de tout ce dont il faut se souvenir pour ne pas perdre de vue son existence dans la mêlée.

    — C’est vous Madeleine Zimmer, dit Jean-Pierre. J’ai un ami… Merde, merde !

    Il se donne une grande claque sur le front, il lève les yeux au plafond, mais là-haut, c’est encore un autre folio, une autre histoire. C’est vous Madeleine… Elle est belle. On pourrait facilement en pincer pour elle. Son petit nez… l’amour… la tendresse… ce visage mélodieux, ces yeux purs comme du bon lait… l’amour, je me clouerais à toi.

    — Tu rêves ? dit-elle.

    Dans vingt ans ils incarneront des pères, des mères. Ça vieillit aussi les acteurs. Coup de vieux. L’embonpoint, mauvaise haleine, teint de cendres. Et les mains. Regardez les mains. Visages pâteux. Les fringants jeunes premiers de notre enfance. Ah merde !

    Qui nous fera jouir de ce qui sera après nous. »

     

    Michel Vianey

    Masculin féminin, 15 faits précis. Jean-Luc Godard

    202 éditions, 2017

    http://202editions.blogspot.fr/p/michel-vianey.html

  • Alain-Christophe Restrat, « ême »

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    Alain-Christophe Restrat & Sophie Chambard, Carcans, 1984 © CChambard

     

    « le seul

    ce qu’attente

    d’ailes

    et durée

    quand la faim

    du poème

    est même

     

    ––

     

    …de fois

    la crête

     

    le moindre mot

     

    ô bouche cousue

     

    ––

     

    (c’est le roman rose

    jamais guéri de soi)

     

    ––

     

    la chambre est close

    la rédaction fond

    la matière est d’air

    comme trois moi

    qui sont moi

     

    ––

     

    on ne préface que

    le cœur

     

    comme les mots dans un livre

    décevant l’attente

     

    le blanc souci de la nuit

     

    ––

     

    (c’est la lettre d’amour

    jamais lue de toi)

     

    ––

     

    le seul

    …de fois

    …de mots

    le même

    est

     

    ––

     

    comme un tout

    en pièces laissé

    à portée de la main

     

    ––

     

    relié à

    un livre essentiel

    que le peu de sens défend

     

    ––

     

    se met à jour lentement

    écrivant le feuilleton

    les transitions d’une gamme

     

    portée… table… outils

    d’un travail légendaire

     

    ­­––

     

    la lenteur en personne

    amoureuse d’un objet :

     

    l’étrangeté du seul

    reployant les feuillets

     

    ­­––

     

    et dans l’attente enfin regardée

    lisant

           la naturation le solde

           complété d’une illusion  

           à décrire :

     

    ––

     

    seul

    fois

    mots

     

    ême

     

    est-ce »

     

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    double page de l'édition originale, travail de Sophie Chambard, technique mixte sur vélin de Rives : papier de Chine & gouache.

     

    Alain-Christophe Restrat

    « ême »

    coll. Les Galées, à Passage, 1985

    Outre l’édition ordinaire sur vergé ivoire, 11 exemplaires ont été imprimé sur vélin de Rives, enrichis de travaux originaux de Sophie Chambard, numérotés de I à XI.

     

    Alain-Christophe Restrat est né le 21 décembre 1946 à Beaune, dans le Loiret.

    Il est mort le 14 septembre 2017. 

    C’était notre ami,

  • Vélimir Khlebnikov, « Œuvres, 1919-1922 »

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    DR

     

    Les tables du destin

    « Feuillet I

    28.I.1922

     

    Si je transforme l’humanité en montre

    et indique comment l’aiguille des siècles se meut

    est-ce que vraiment de notre portion de temps

    la guerre ne s’envolerait pas comme une lettre inutile ?

    Là où le genre humain a attrapé des hémorroïdes

    en restant pendant des siècles assis dans les fauteuils de la guerre à ressorts

    je vous raconterai ce que je sens qui vient de l’avenir

    mes rêves transhumains

    Je sais que vous êtes des loups orthodoxes

    avec les cinq doigts de vos fusillades je serre les miens

    mais est-il possible que vous n’entendiez bruire l’aiguille-destinée

    cette merveilleuse couturière ?

    Sous le déluge de la force de ma pensée je noierai

    les constructions des gouvernements existants

    j’ouvrirai la Kitèje féériquement surgie

    aux serfs de la vieille bêtise

    Et quand la bande des Présidents du globe terrestre

    sera jetée comme une écorce verte à la terrible famine

    l’écrou existant de chaque gouvernement

    obéira à notre tournevis

    Et quand la jeune fille à la barbe

    aura jeté la pierre promise

    vous direz : “C’est ce

    que nous avions attendu pendant des siècles”

    Montre de l’humanité   par ton tic-tac

    fais se mouvoir l’aiguille de ma pensée !

    Que celle-ci grandisse en suicide des gouvernements et en livre – celle-là

    la terre sera non ordonnancée !

    présidentglobeterrestrélevée !

    Que le chant lui soit lierre !

    je raconterai que l’univers est une allumette avec de la suie

    sur le visage du calcul

    et que ma pensée est comme un passe-partout

    pour des portes derrière lesquelles quelqu’un s’est tiré une balle… »

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres, 1919-1922

    Traduit du russe, préfacé et annoté par Yvan Mignot

    Coll. « Slovo », Verdier, 2017

    http://editions-verdier.fr/livre/oeuvres-1919-1922/

  • Pierre Reverdy, « Le Voleur de Talan »

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    DR

     

    « DÉDICACE PRÉFACE

     

    L’Arme qui lui perça le flanc

                      Sa plume

    Et le sang qui coulait

    noir

                      de l’encre

     

             O vie factice et délicieuse plus réelle

     

                      En bas c’est un abîme familier

                      qui s’ouvre

     

     

    Une bête venait de remuer

    On entendit un sabot gratter le pavé sous la paille

     

                           Puis un cri

     

    Attendez-vous à ce qui va se passer

     

                           Quelqu’un mit un œil à la lucarne

                           et regarda

     

    C’était encore la nuit mais la pendule balançait son battant sans sonner les heures et on dut attendre le jour pour savoir de quoi il s’agissait

     

                           Les années passent vite dans la tête

                           obscure d’un enfant

     

    Puis il n’y a plus qu’un souvenir unique qui se transforme

     

                          Cependant si l’on regardait

                          attentivement le même point on

                          s’apercevrait qu’il n’a pas bougé

     

    C’est un jeu de lumières

    On ne voit plus les mêmes couleurs

    Et les oreilles aussi auront changé

     

                Quelle épaisse fumée

     

    En essayant d’écarter les ténèbres avec ses doigts il s’est déchiré la figure et le cœur

     

    S’il s’était rencontré lui-même à quelque carrefour

     

    La roue d’une voiture qui passait le frôla et son veston resta taché de boue jusqu’à la fin

     

                           Combien y avait-il de temps qu’il

                           était sorti

     

    Entre tous les objets il y avait un vide qu’il aurait voulu combler et sa tête flottait de l’un à l’autre

     

                           Le vent l’aurait emporté au-dessus

                           des arbres s’il avait voulu

     

    Et toi tu restes là penché sur le parapet

    en ayant l’air d’attendre

     

                           La cloche qui sonne ne t’appelle

                           pas

     

                           Les sirènes font gémir les ardeurs

                           d’un autre climat

     

                Une image

     

    Il faut couper toutes les entraves et partir

                                          les mains devant

     

    Au fond de soi il y a toujours un pauvre enfant qui pleure »

     

    Pierre Reverdy

    Le Voleur de Talan – roman

    Imprimerie Rullière, Avignon, 1917, rééd. Flammarion, 1967

    Pierre Reverdy est né le 11 septembre 1889 à Narbonne et mort le 17 juin 1960 à Solesmes.

  • Benoît Conort, « Sortir »

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    DR

     

    « Prologue

     

    I

     

    consentir que ça commence là

    de ce côté à cet endroit qu’on ignorait

    qui n’était pas le premier

    au milieu juste médian mitan

    combien croire et feindre que

    c’est la dernière fois qu’on

    brise le silence

     

    II

     

    un mot tombe

    sombre de la citerne

    quand cela revient

    on ne sait qui le ramène

    ni pourquoi

    de la douleur qui l’accompagne

     

    III

     

    on voudrait

    heurtée l’épaisseur de l’air

    cesser d’être

    nageur malhabile

    à pleins poumons pouvoir

    expirer la peur

     

    IV

     

    nulle parole qui

    ne soit nue

    même peau

    la caverne est d’ombre

    rêvée la paroi

    muqueuse des mots

     

    V

     

    j’écris peu

    le peu que j’écris je le jette

    je regarde le mur

    sur le mur il est dit rien

    ne s’écrit que rien ne s’écrira

    je me lève

    je regarde par la fenêtre

    il fait dehors comme

    dedans »

     

    Benoît Conort

    Sortir

    Coll . Recueil, Champ Vallon, 2017

    http://www.champ-vallon.com/

  • Alexandre Vialatte, « La Complainte des enfants frivoles »

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    « Nous nous sommes retrouvés un soir d’automne quelques-uns de cette époque-là, un jeudi, devant la porte du vieux collège, comme si nous revenions de chez nos correspondants. La lanterne de fer, comme autrefois, éclaira nos ombres en accordéon qui tremblèrent sur le vieux mur campagnard, secouées par le vent du nord, et je me suis rappelé les ombres de la salle d’étude ; les ombres sont toujours plus éloquentes que les hommes ; elles déforment et multiplient ; autrefois nous étions plus petits, mais nous portions ces pèlerines véhémentes qu’on quitte à seize ans pour des pardessus sans éloquence. Les boules de pierre qui couronnent les piliers de la porte avaient l’air d’un exemple de dessin. Du haut du tertre où est bâti le vieux collège, les champs dévalaient dans la nuit, vers les campagnes des vacances ; c’est de là que partaient les routes que nous avons tous prises un soir, avec leurs tournants, leurs lacets, leurs espoirs, leurs carrefours… ; les routes qui tournent autour de la terre, comme une corde sur une toupie, tendues comme l’espoir des hommes ; et maintenant nous savons ce qu’il y a derrière ces brumes, sur les pitons bleus ; pour quoi faire ? Tout est pareil à notre adolescence derrière la nuit qui nous cache le pays comme un mouchoir sur la face d’un cadavre : le pré-verger, les salles de classe et les “barabans” dans la cour sous les tilleuls ; les barreaux quadrillent la lucarne de la tour de l’Horloge fermée sur son mystère mécanique, sombre, aveugle, sourde et muette. Que de fois quand nous étions enfants nous y sommes venus, attendant qu’un ange exprès délégué pour nous par l’après-midi trop pesante vînt nous y tenir des discours latins, remuer les horizons, secouer des merveilles, et, nous prenant par la main, nous emmenât vers ces monts qui barraient les routes, coulisses du monde d’où nous voulions tout espérer. Je me rappelle un défilé dans la montagne, plein d’arnicas et de digitales, qui m’a longtemps semblé comme l’un des couloirs du merveilleux… Un jour pourtant, collégiens ravis, nous sommes partis sur les petits trains noirs qui font une fumée blanche et qui sifflent. Mais nous laissions aux fenêtres du dortoir ces constellations magiques qui se décalquaient sur les vitres avec leurs noms d’animaux, de plantes et de déesses : toute la géographie, la flore, la faune et la mythologie du ciel. Nous abandonnions cela pour la terre. Peut-être en raclant un peu les vitres, trouverait-on une poudre d’or ?

    Devant la porte qu’aucune défense ne nous fermait plus, nous nous sommes raconté, ce soir-là, sans surprise, des choses qui auraient troublé le sommeil de nos mères et gêné l’instituteur adjoint dans sa conception géométrique du vraisemblable. En vain. Il restera toujours assez d’impossible pour nous faire regretter ces promesses absolues que la récréation de 4 heures fait aux écoliers chimériques et que la vie ne tiendra jamais. »

     

    Alexandre Vialatte

    La Complainte des enfants frivoles – écrit autour de 1925

    Précédé de « Premier roman, dernier paru » par Pierre Vialatte

    Le Dilettante, 1999

  • John Ashbery, « Sonate bleue »

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    « Il y a longtemps c’était alors le début de ce qui semble maintenant

    Comme maintenant n’est que départ pour un nouveau mais encore

    Vague chemin. Ce maintenant , celui qui est vu une

    Fois de loin, c’était notre destinée

    Peu importe ce qui peut nous arriver d’autre. Il est

    Le présent passé de quoi notre physionomie,

    Nos opinions sont faites. Nous en sommes la moitié et nous

    Nous soucions peu du reste. Nous

    Pouvons voir assez loin pour que le reste de nous soit

    Implicite dans l’entourage qu’est le crépuscule.

    Nous savons que cette partie du jour vient tous les jours

    Et nous le sentons, puisqu’il a ses droits, aussi

    Nous avons le droit d’être nous-mêmes dans la mesure

    Où nous sommes en lui et non dans quelque autre jour, ou

    À quelque autre endroit. Le temps nous convient

    Tout comme il est content de lui, mais dans la seule mesure

    Où nous ne cédons pas de ce pouce-là, souffle

    De devenir avant que devenir puisse être vu,

    Ou vienne à ressembler à tout ce qu’il semble signifier maintenant.

     

    Les choses qui venaient pour qu’on en parle

    Sont venues et parties et l’on se souvient encore

    Comme récentes. Il y a un grain de curiosité

    À la base des quelques nouveautés, qui déroulent

    Leur point d’interrogation comme une nouvelle vague sur le rivage.

    En venant pour donner, pour renoncer à ce que nous avions,

    Il nous faut, nous le comprenons, gagner ou être gagné

    Par ce qui passait, brillant du chatoiement

    Des choses récemment oubliées et ravivées.

    Chaque image trouve sa place, dans le calme

    De ne pas avoir trop, d’avoir juste assez.

    Nous vivons dans le soupir de notre présent.

    Si c’était tout ce qu’il y avait à avoir

    Nous pouvons ré-imaginer l’autre moitié, la déduire

    De la forme de ce qui est vu, insérés

    Que nous sommes dans l’idée qu’elle se fait de la façon dont

    Nous devons continuer à avancer. Il serai tragique de s’adapter

    Dans l’espace créé par notre arrivée retardée,

    Pour proférer le discours qui est de circonstance,

    Car le progrès survient à travers la ré-invention

    De ces mots tirés du pâle souvenir que nous en avons,

    En violant cet espace de façon telle

    Qu’on le laisse intact. Pourtant après tout

    Nous en sommes et nous avons franchi une considérable

    Distance, notre passage est une façade,

    Mais la comprendre nous justifie. »

     

    John Ashbery

    Quelqu’un que vous avez déjà vu

    Traduit de l’américain par Pierre Martory et Anne Talvas

    P.O.L, 1992

     

    Aussi de John Ashbery sur ce blog : http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2016/01/24/john-ashbery-le-serment-du-jeu-de-paume-5749577.html

     

    John Ashbery, né le 28 juillet 1927 à Rochester, est mort le 3 septembre 2017 à Hudson.