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  • Marina Tsvetaeva, « Le Poète et le temps »

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    « Nos poèmes, ce sont nos enfants. Ils sont plus âgés que nous parce qu’ils vivront plus longtemps que nous. Plus âgés que nous depuis l’avenir. Voilà pourquoi ils nous sont aussi parfois étrangers. »

     

    Marina Tsvetaeva

    Le Poète et le temps

    Traduit du russe et présenté par Véronique Lossky

    Le temps qu’il fait, 1989

    http://www.letempsquilfait.com/

  • Marcelline Roux, « Celles qui regardent »

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    © Francepol

     

    « Vouloir une maison sans risquer l’abandon.

    […]

    Je voudrais savoir écrire les livres qui habitent les maisons, pas seulement ceux logés sur les rayons des bibliothèques mais ceux ouverts, déposés en certains endroits qui vivent autrement et forment autant de cairns lors de nos allées et venues. Écrire ceux sur le bureau près de la fenêtre, les empilés près de la lampe sur le parquet, les gardiens de la nuit, ceux en transit, debout sur le haut d’un meuble du salon, lus mais pas encore réintégrés et d’autres non lus qui attendent. Et si les lectures imprimaient une atmosphère particulière aux intérieurs, si tous ces mots parcourus le soir apportaient une présence, laissaient une trace, comme la sensation que l’on a d’emporter un bout de chez soi dans son sac quand on y glisse un livre. Ce n’est pas un hasard si les livres durent parmi les premiers à habiter leur maison, avec quelques assiettes, le nécessaire de toilette et le matelas sur le sol. Ils furent les premiers à se faire une place.

     

    Il suffit de m’asseoir près d’une bibliothèque pour sentir un devenir, quelque chose qui pousse à continuer, à changer, à poursuivre. »

     

    Marcelline Roux

    Celles qui regardent. Carnet des maisons

    Gravures de Francepol

    Rhubarbe, 2017

    http://www.editions-rhubarbe.com/

  • Pierre Bergounioux, « Haute tension »

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    « Nous sommes vêtus de chair pour un temps, dans un coin. Telle est la situation. Mais nous avons la capacité d’envisager plus qu’il ne nous est donné de vivre. Entre l’expérience contingente d’une heure et d’un lieu et la notion des rapports les plus généraux, il y a place, peut-être, pour un registre intermédiaire où l’intelligible reste sensible et le sensible infusé d’intelligibilité. Chaque particularité s’élève à l’ordre général et l’on perçoit, au creux de chaque instant, l’écho de la grande temporalité. C’est une contradiction dans les termes, un déni opposé à notre condition. C’est pourquoi il y a peu de chances que cela se produise. Mais quand cela arrive, qu’on lit, c’est à la réconciliation avec nous-mêmes, à la délivrance, à la joie que mène le fil ténu, tendu, éblouissant de la lisibilité. »

     

    Pierre Bergounioux

    Haute tension

    William Blake & Co. Édit., 1996, rééd. 2011

    http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?article841035

  • Jean-Jacques Viton, « La conjonction de coordination »

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    jean-jacques viton, poésie marseille, lecture au [Mac], 2010 © cchambard

     

    « c’est quand nous sommes arrivés

    devant la maison

    après l’interminable chemin entre les arbres morts

    nous avons décroché le lapin blanc

    gelé ventru gonflé pendu à un pommier

    les yeux comblés de glace

    les oreilles rigides

    nous aurions dû aussi ramasser l’agneau brun

    venu se prendre au piège à renards

    camouflé dans la neige

    sous le lapin qui servait d’appât

    pourquoi on se baladait de ce côté

    je ne pense pas qu’on cherchait un sapin

    je n’aime pas les sapins

    ni sur place ni dans une pièce

    toujours peur de me crever un œil en approchant

    on est allé plus bas

    plus bas que la prairie

    où est la ferme au lapin blanc servant de piège

    je trouve cette idée de piège ridicule

    pourquoi un renard avalerait un lapin congelé

    je veux dire plus bas vers la rivière

    qui continuait à couler un peu

    on hésitait à s’engager sur les troncs d’arbres

    des troncs immenses mais pas larges

    je n’aime pas non plus jouer les trappeurs

    dès que l’on se trouve en hiver dans la montagne

    on a fini par trouver un passage plus pratique

    on est rentré sans se presser

    tenant le lapin par les oreilles

    elles fondaient lentement dans nos gants

     

    ici je place un et un peu hésitant »

     

    Jean-Jacques Viton

    Accumulation vite

    P.O.L, 1994

  • Israël Eliraz, « Hölderlin »

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    © : patrick soulard

     

    « tous les Dieux dansaient et celui qui dansait

    se déguisait en Dieu. Facile et difficile. Facile de vieillir,

    difficile de mûrir, pensait Hölderlin, écrivait Hölderlin.

    Dans le rêve, il enlevait de son visage

    le nez rouge à moitié mort, il pensait : quand ça

    m’arrivera ? Hölderlin écrivait, lisait, gommait.

    Comment déplacer une pierre sans être un loup ou Krishna ?

    Le vide dans la pierre c’est du feu. Hölderlin pensait, écrivait,

    déchirait et n’envoyait pas de lettres à

    sa mère morte depuis des années comme elle le lui

    avait dit, hier, avant de monter dans le train (il venait

    d’être inventé). Le train se dirigeait vers le nord. Vers où ?

    Hölderlin, dans sa poitrine courait après lui. Il se réveilla. Dans

    la stupeur les poux remplissaient ses poches usées »

     

     

    Israël Eliraz

    Hölderlin suivi de Les villes saintes se répètent

    Traduit de l’hébreu par Esther Orner et Laurent Schuman

    Coll. Avec (dirigée par Bernard Noël), L’Atelier des Brisants, 2001

  • Hwang Ji-U, « De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre »

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    DR

     

    « Mon corps nu

     

    Assis dans un bain public je me lave soigneusement tout le corps, ce n’est pas seulement parce que je ne me suis pas lavé d’une ou deux semaines.

    Une vie ! J’ai vécu jusqu’à ce volume de mon corps !

    Semblable à un bol en argile, il est fragile.

    Cependant, je me demande ce que j’ai mis à l’intérieur ?

    Y vivais-je ? Comme les eaux que le volume de mon corps fait couler hors de la baignoire ?

    Seul le mensonge m’a façonné.

    Extrême jalousie intellectuelle. Complexes. Plaisir de me montrer.

    C’est le résumé d’une trentaine d’années de vanité,

    Haletant, j’ai franchi la ligne du milieu.

    Ainsi, s’il était en vie, il aurait à peu près mon âge

    Jeon Tae-Il, un saint.

    Ma vie a été frappée et découverte par l’éclair de sa courte vie. Laide. Honteuse. Déshonorée.

    Son tonnerre arrive tardivement à moi, à cet âge là.

    Ma jeunesse foudroyée ! J’étais sous le paratonnerre.

    Moi. J’étais là.

    Je n’avais pas le choix, c’étaient les aléas de la vie.

    Ce qui existe en moi, c’est une petite agriculture muette.

    Il est peut-être au pied d’une forêt à l’abri du vent de Bukpyeong dans la commune Sinwol qu’il ne pouvait plus quitter,

    Et peut-être mesure-t-il le terrain avec la visière d’un chapeau de Saemaeul appartenant à Monsieur Yun ?

    Ou bien, pouvait-il traverser la colline voisine Doam,

    Voulait-il devenir le potier qui met les pots au feu ?

    Sinon était-il un menuisier ou un plâtrier silencieux avec un caractère difficile ?

    Ah ! Il est sorti en ville, à cause de son manque de sérieux, peut-être est-il devenu terrassier ?

    Ou peintre de panneaux de cinéma, surveillant dans une usine textile, ouvrier des chemins de fer.

    Suivant la veine bleu foncé de la vie glaciale,

    Il aurait dû embraquer au marché de Pyeonghwa à Cheongaecheon. Marchand de bois, vendeur de chewing-gums, vendeur de journaux.

    Il aurait dû être brocanteur. Derrière la gare, au bord de la rivière noire, en extrême pauvreté, il restait debout, l’estomac vide depuis trois nuits et quatre jours.

    Et l’égout amer déborde abondamment dans mes viscères.

    Les globes de mes yeux ardents aperçoivent les œufs rouges des vers intestinaux volant sur le ciel bleu.

    J’avais la tête qui tournait. Dans mes vertiges, j’ai vu père, mère, frère aîné, frère cadet, toute la famille.

    Chacun était orphelin. Après le départ de mon frère aîné qui s’est engagé dans l’armée,

    En comptant les traverses, j’ai marché jusqu’au sud de Kwangju pour ramasser les escarbilles de charbon.

    Un train de marchandises chargé à bloc roulait vers Yeosu.

    Plus bas que le pire dénouement, je suis arrivé devant la barrière. Au feu rouge,

    Je restais debout. Oh ! les jours de misère !

    Dans ce monde sombre, j’étais face à ma vie, mais

    J’ai tenu tous ces jours pour rien. La confession m’ennuie.

    Comme tous les autoportraits sont affreux, j’ai retrouvé le plein air où vivre.

    Plusieurs affluents obscurs ont coulé en moi.

    Avaient coulé. Coulent.

    Maintenant mon corps est nu.

    Ma main touche mon corps. Me voici.

    Si on enlève de plus en plus la crasse, la vie devient transparente.

    Les traces de faucille, de couteau, la plaie sur mon genou quand je suis tombé de vélo,

    Grandissaient avec mon corps.

    Je tourne la tête, comme moi, des corps nus étaient là, avec quelques seaux d’eau, chacun nettoyant sa vie en face.

    Oh ! Corps nus ! Tous les “moi” sont absents en ce moment.

    Mais je n’ose pas encore demander à quelqu’un de me laver le dos.

    Tenant un gant italien, je me suis approché du dos d’un vieillard.

    De mon propre dos, je n’y arriverais pas. »

     

    Hwang Ji-U

    De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre — cent poèmes

    Traduits du coréen, présentés et annotés par Kim Bona

    Prélude, Claude Vigée

    William Blake & Co. Edit, 2006

    http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?article1031578

  • Pierre Michon, « Abbés »

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    Pierre Michon dans Barbara de Mathieu Almaric

     

    « Èble est cet homme de taille et d’embonpoint médiocres, mais à tête d’étoupe toute blanche et remarquable, qui considère l’eau, dans un mois de mai proche de l’an mille.

    Cette eau n’est pas tout à fait de l’eau.

    L’île naine se tient juste dans l’embouchure, face à la mer où deux rivières s’épousent, à droite le Lay, à gauche la Sèvre : et ces épousailles justement sont fécondes en sables, en boues, en coques d’huîtres, et de tous ces rebuts que les rivières calmement arrachent et broient, vaches mortes et chablis, déchets que les hommes jettent par jeu, nécessité ou lassitude, et leurs propres corps d’hommes parfois jetés de même par jeu, nécessité ou lassitude. De sorte que ce n’est pas la droite mer ni le fleuve franc qu’Èble a sous les yeux, mais quelque chose de tors et de mêlé : mille bras d’eau douce, autant d’eau salée, autant d’eau ni douce ni salée, étreignent mille lots de vase bleue nue, de vase rose et grise nue, de vase rousse, de sable nul, où le diable, c’est-à-dire rien, va son train. Il est d’ailleurs le seul à pouvoir y mettre le pied, car tout le reste, hommes, chiens et chevaux, mulots, s’y enfonce en un clin d’œil, dans un suaire de gaz puants. Seules y passent les barges à fond plat qui amènent la pitance des moines, sur les bras d’eau, et encore cette eau est si mince qu’il faut s’aider de grandes perches pour voguer sur la boue. Ce n’est pas la terre, puisque les mouettes crient au-dessus des anguilles, ni la mer puisque des corbeaux et des milans s’envolent avec une vipère dans le bec. Èble n’est pas sûr que cela lui convienne : c’est comme quand on ne sait pas bien si le pré de Longeville est à Barbe torte, à Longue-épée ou à Tête d’étoupe, et alors il faut bien sortir le fer, ajuster les palabres, pour décider si Longeville est à un des trois, ou aux trois à la fois, autant dire au diable. Èble pense un instant à son frère Guillaume, broigne, haubert et casque, étoupe blonde dans le vent, lance haute, chevauchant fermement sur ce marais, le survolant d’un galop d’ange, de saint Georges. Èble sourit, ce qu’on ne voit pas, car on le voit d’assez loin et de dos, accoudé aux fortifications, petite silhouette toute noire portant au bout la tête rayonnante — car c’est un moine noir, un bénédictin, bien découpé et visible sur le calcaire blanc. »

     

    Pierre Michon

    Abbés

    Verdier, 2002

    http://editions-verdier.fr/auteur/pierre-michon/

  • Guillaume Decourt, « Le cargo de Rébétika »

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    DR

     

    «  VI

    Grupetta est bien jolie.

    Elle est bien gentille mais n’entend que peu

    ce que mon intérieur demande, un couscous

    ou bien son fameux bœuf bourguignon qui me comble

    tant et tant.

    Je n’ai droit qu’à du réchauffé :

    tambouille qu’elle prépare au retour de la chasse aux huîtres.

     

    X

    C’est peu dire qu’à l’Hôtel de l’Existence nous jouîmes,

    elle criait si fort qu’au matin les hommes

    de chambre tenaient leurs yeux baissés.

    Et le petit déjeuner ! Par les meurtrières on apercevait les mouettes

    en croquant nos tartines. Je puis dire

    que cela ressemblait au bonheur comme

    deux gouttes d’eau.

     

    XVI

    Une olive entre deux seins semblait

    une tache de vin,

    elle avait aussi un grain de beauté sous l’aisselle

    droite, ses amants anciens, austères, n’en firent point leur miel,

    Grupetta.

     

    XXIV

    Je connus Rébétika par le biais de l’acupuncteur. Elle louait mansarde

    dans son arrière-cour et flânait à heure fixe autour de

    la Fontaine aux Affins. Plus que son tape-cul

    ce fut son sourire dilapidé qui

    me fit percer le judas. Dure d’oreille et la salive propre comme

    atout premier. Elle ne fut pas insensible à mes

    bégaiements de soutier.

    Nous signâmes pour une barcarolle bien déterminée.

     

    XL

    Grupetta, Rébétika.

    J’ai pêché à la senne des petits poissons de remembrance

    dont on peut manger la tête et la queue

    sans frémir.

    Grupetta, Rébétika. »

     

    Guillaume Decourt

    Le cargo de Rébétika

    Lanskine, 2017

    http://www.editions-lanskine.fr/