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  • Miklós Szentkuthy, « Vers l’unique métaphore »

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    DR

     

    « Combien atroces, étourdissants que ces trois mondes : quelqu’un a proximité travaille son piano à un rythme forcené ; je lis un roman ; je médite sur mon sort, sur mes infirmités. La musique, techniquement, est presque parfaite : les touches s’envolent du corps du piano comme les perles d’eau d’une fontaine — c’est la statue de la santé, du non-étourdissement, de la limpidité sans scrupules des éléments, de l’étincelante fitness, du travail objectif, du progrès inconscient de la mort, de la beauté matérielle barbare et de l’accord positif enfantin. En contraste si absolu avec l’état présent de mon corps et de mon âme, qu’on ne saurait les imaginer si proches, se côtoyant sur terre. Le livre est plein de mysticisme de terreurs au goût freudien, de superstitions, d’insectes, de mythes sanglants et de poésie anglaise d’amours printanières “ambigües”* — en un mot, plein d’une douleur et d’une incertitude abyssales ; mais cette imprécision chaotiquement mouvante n’en est pas moins déjà formulée, élevée au rang d’œuvre ; heureux désespoir et préparation à la mort, capables de se donner une forme aussi classique. Et pour finir, moi : tout simplement constitué des formes plastiques et des rédemptions du strabisme, de l’étourdissement, du bégaiement, de l’obscurité et de la nausée, d’une hypochondrie sourde et bourdonnante, d’un Dieu lointain, d’amour, de l’œuvre — informité de la souffrance, imbécile guenille sans poésie, sans désirs, sans révoltes. »

     

    * en français dans le texte

     

    Miklós Szentkuthy

    Vers l’unique métaphore

    Traduit du hongrois par Eva Toulouse

    Coll. « En lisant en écrivant », José Corti, 1991

    http://www.jose-corti.fr/

  • Pascal Quignard, « Poème sur les chats »

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    cette page est dédiée à Lucky qui est mort cette nuit

     

     

    « Ô bêtes qui avez si peu de museau,

    deux narines fraîches et le corps le plus doux qui puisse se trouver dans cette contrée de la vie où je suis en train lentement de mourir,

    nocturne, rêveur, pudique, vous dissimulez

    jusqu’à l’urine sous le sable,

    fraternels et pourtant indomesticables,

    vous ne souffrez aucune définition.

     

    Sans aucune définition

    il faut appeler

    un chat

    un chat

    sans aller plus avant dans le langage, que le chat ne méconnaît pas,

    mais qu’il récuse.

    Tellement plus singulier que les hommes, qui vivent en familles, puis en groupes, puis en nations, peuvent l’être,

    vous restez seul dans votre coin,

    vous restez seul sur le bord de votre toit,

    sur la tuile chaude,

    sur l’ardoise brûlante,

    vous restez seul,

    sur la marche de la cuisine,

    dans le rayon que le soleil lance par hasard. »

     

    Pascal Quignard

    La suite des chats et des ânes

    Coll. Archives, Presses Sorbonne nouvelle, 2013

  • William Carlos Williams, « Paterson »

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    DR

     

     

    «                                       Le manque de livres

    nous conduira parfois en esprit jusqu’aux bibliothèques par un chaud après-midi, si toutefois les livres peuvent nous faire défaut au point d’entraîner notre esprit.

     

    Car il existe un vent ou l’esprit d’un vent

    dans chaque livre qui renvoie la vie

    jusqu’ici, un grand vent qui emplit les conduits

    auriculaires jusqu’à ce que nous croyons entendre le vent

    réel

                                        entraîner notre esprit.

     

    En émergeant des rues, nous brisons

    l’isolement de notre esprit, et nous sommes emportés

    dans le vent des livres, nous cherchons, cherchons

    au gré du vent

    jusqu’à ne plus distinguer le vent du

    pouvoir qu’il a, sur nous,

                                        d’entraîner notre esprit

     

    et dans notre esprit monte

    la senteur, peut-être, des fleurs de caroubier

    dont le parfum est lui-même une vent qui souffle

                                     en entraînant notre esprit

     

    au travers duquel, sous la cataracte

    bientôt à sec

    la rivière roule, tourbillonne

                                        calme jadis.

     

    Épuisé d’avoir, ces derniers mois, cherché

    des rues inutiles, des visages repliés contre

    lui comme le trèfle au crépuscule, quelque chose

    l’a réconcilié avec son

                            esprit   .

     

               dans lequel les chutes invisibles

    tombent et s’élèvent

    et croulent encore — sans fin, croulent

    et recroulent en grondant, reflet

    non point des chutes mais de leur incessant

                                                          tumulte

     

                                      Quelle merveille,

    ma belle que ceux, impuissants, qu’entraîne le vent,

    qu’atteint le feu

                    impuissants,

    un grondement qui (silencieux) submerge les sens

    de sa répétition

                    qui refuse de s’étendre

    pour dormir, dormir, dormir

                                        sur son lit sombre.

     

    L’été ! c’est l’été

     

    -- Le grondement dans l’esprit est

    incessant

     

    Le dernier loup fut tué près de Weisse Huis en l’an 1723

     

    Les livres nous reposeront parfois du

    grondement de l’eau, qui croule

    et s’élève pour crouler encore, emplissant

    l’esprit de son reflet

                                        pierre branlante. »

     

    William Carlos Williams

    Paterson (publié entre 1946 et 1958)

    Traduit de l’américain par Yves di Manno

    Préface de Serge Fauchereau

    Coll. « Textes », Flammarion, 1981, 2e édition, revue et corrigée : Corti, 2005

    http://www.jose-corti.fr/titres/paterson.html

    La version ici recopiée d’un extrait du chapitre III La Bibliothèque est celle de la première édition.
    Nous ne pouvons que conseiller au lecteur de voir l'épatant — culte déjà — film de Jim Jarmusch, Paterson, qui fait très précisément référence au livre de William Carlos Williams & au poète Ron Padgett. Vous trouvezrez, ci-dessous, un lien vers la BA :

    https://www.youtube.com/watch?v=tF19bxM6qh0

  • Lutz Bassmann, « Black Village »

    BlackV.jpg

    © CChambard

     

    « C’est Myriam qui a proposé de planter des balises verbales dans la matière fuyante et sombre dont était construit le temps autour de nous. Nous pourrions, prétendait-elle, raconter à haute voix des histoires, et nous en servir ensuite comme repères. Goodmann s’enthousiasma. Dans le passé, il avait pratiqué les interventions publiques au cours de réunions et de meetings, et comme Myriam et moi, il avait produit sous un nom d’emprunt plusieurs recueils de poèmes et de nouvelles. Nous aurions assez d’énergie littéraire pour alimenter nos prises de parole. L’idée nous excitait d’autant plus que nous entrevoyions là un moyen d’égayer la monotonie de notre voyage. Nous pourrons compter nos récits, me disais-je, nous rappeler leur ordre, établir à partir de là une grille qui calibrerait l’écoulement du temps. Et même, à plus court terme, dans l’immédiateté, nous pourrons mesurer une durée plus ramassée, revenir à la notion d’heure, de demi-heure et de quart d’heure en associant la longueur d’un texte au temps nécessaire pour le dire devant des auditeurs.

    Assis l’un près de l’autre, genoux contre genoux et presque hanche contre hanche, nous avons laissé Goodman débuter dans l’entreprise. Il s’est lancé dans une aventure qui promettait de nombreuses péripéties, une histoire de tueur qui portait un nom assez proche de son nom à lui, d’ailleurs. Edzelmann ou Fischmann, il me semble. J’ai oublié. Sa mission accomplie, le tueur enfourchait une moto et fonçait dans la nuit.

    La voix de Goodmann était rauque, comme ruisselante de poussière, mais il articulait les phrases avec une application de conteur. J’étais dolent, confortablement vautré dans la suie, je sentais la tiédeur du sol sous mes fesses ou ce qui en tenait lieu, et je m’apprêtais à accompagner le tueur jusqu’à l’épisode suivant, une rencontre avec le commanditaire, une nouvelle explosion de violence ou un deuxième rendez-vous avec la mort, lorsque je m’aperçus que le silence nous entourait. Je ne m’étais pas endormi — nous connaissons des passages à vide, assez proches de la somnolence, mais nous ne dormons jamais. Et là, au lieu de me prélasser par terre en écoutant une anecdote passionnante, j’étais en train de marcher sur une route qui sous mes pieds crissait, comme si la chaussée avait disparu sous une couche de sel fondu, friable et sonore. Il faisait chaud. Nous avancions sans ouvrir la bouche. Pas un mot, seulement le bruit de nos chaussures écrasant cette surface craquante.

    — Je n’ai pas entendu la fin de l’histoire, ai-je bougonné, après un moment.

    — La fin, a remarqué Myriam. Comme si ça pouvait exister quelque part.

    Nous avons continué à marcher, quelques milliers de pas, sans doute. Muets tous les trois.

    — Ça ne marche pas, ce système, a dit Goodmann. Le temps s’interrompt n’importe quand et n’importe comment.

    — Les histoires restent, l’a consolé Myriam. Au moins on a leur début en mémoire.

    — Oui, à la rigueur, ai-je dit. Mais pas ce qu’il y a après.

    — Bah, ce qu’il y a après, a rétorqué Myriam.

    — Ça ne marche pas a répété Goodmann. »

     

    Lutz Bassmann

    Black Village

    Verdier, 2017

    http://editions-verdier.fr/livre/black-village/

  • Fernando Pessoa, « Le Livre de l’intranquillité »

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    « Si notre vie pouvait se passer éternellement à la fenêtre, et si nous pouvions rester ainsi, tel un panache de fumée immobile, et vivre à jamais le même instant crépusculaire venant endolorir la courbe des collines… Si seulement nous pouvions demeurer ainsi, jusqu’au-delà de toujours ! Si au moins, en deçà de cette impossibilité, nous pouvions rester ainsi, sans commettre une seule action, ni permettre à nos lèvres pâlies de pécher d’un seul mot !

    Vois comme tout s’assombrit… Le calme positif du monde me remplit de fureur, d’une sorte d’arrière-goût qui gâche la saveur du désir… Mon âme me fait mal… Un trait de fumée s’élève et se disperse au loin… Un ennui anxieux détourne mes pensées de toi…

    Que tout est donc superflu ! Nous, le monde, et puis le mystère de l’un et de l’autre. »

     

    Fernando Pessoa (Bernado Soares)

    Le livre de l’intranquillité – volume II

    Traduit du portugais par Françoise Laye

    Présenté par Robert Bréchon

    Christian Bourgois, 1992

  • Ayukawa Nobuo, « Poèmes 1945-1955 »

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    DR

     

    « L’homme qui marche

     

    La falaise s’effondre

    Par moments sur la pente les herbes sèches frémissent

    Un peu partout dans le vaste panorama

    Par moments les fils électriques stridulent

    Debout aux confins de cette ville-là

    Allez savoir pourquoi tirer sur une simple cigarette est si bon

     

    Ce n’est qu’un chemin désolé qui se déroule

    Sous la lune diurne

    Parfois il arrive qu’un homme

    Venant de loin vers ici se rapproche

    Ce n’est rien de plus que cela

    Qui fait croire que l’automne du monde se fera plus intense

    Seul l’homme qui marche sur ce chemin de solitude assurément

    Connaît les frissons nobles et froids

     

    Tout passe

    Mais dans ce bref instant où en silence tu le croiseras

    Quelle beauté inouïe tu découvriras

    Sur le front rendu blême par la tristesse

    De l’homme vêtu des habits noirs du deuil

    Par exemple tu pourrais surprendre un remous de petites boucles de cheveux ! »

     

    Abukawa Nobuo

    Poèmes 1945-1955

    Traduction de Karine Marcelle Arneodo

    Postface de Karine Marcelle Arneodo & Olivier Gallon

    La Barque, 2017

    http://www.labarque.fr/livres18.html