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  • Juliette Mézenc, « Laissez-passer »

    juliette mézenc,laissez-passer,l'attente

    DR

     

    « &

     

    je m’applique à être

     

    c’est pas donné à tout le monde

    à certains oui, c’est donné, c’est ce qui paraît en tous cas

    c’est naturel pour eux

    Ils SONT.

    ils sont ils sont et puis voilà

    j’ai toujours trouvé ça injuste

    parce que pour moi c’est pas la même : il faut sans cesse que je m’applique à la vie

    je m’applique à la vie par toute une série d’exercices

    et même comme ça, en m’appliquant très fort, je n’y arrive pas, pas toujours, et même : plus je m’applique plus elle me fuit, la vie, j’ai l’impression

    mais comment faire

    parce que parfois ça marche

    des fois, je réussis à réduire l’espèce de no man’s land qui me sépare de la réalité, je franchis tout l’espace d’un bond d’un seul

    des fois, je fais partie c’est une joie

     

    mais c’est tout un travail pour moi

    et je vois bien que c’est plus de boulot pour certains que pour d’autres

    y en a ils sont et puis voilà

    et puis y en a d’autres

     

    un jour qui a duré des mois et des mois, et je me suis retrouvé coupé, complètement séparé de

    j’ai retrouvé ça, cette sensation-là, dans un jeu vidéo hier, j’avançais dans la map et puis d’un coup : blanc ! rien que du blanc et moi perdu là au milieu sans plus aucun repère dans cette immensité blanche et lumineuse, sans aucune aspérité, le vide le plus pur

    et rien qui te raccroche à rien

    juste la voix du médecin qui avait prononcé des mots “perte des notions de l’espace et du temps”

    il y avait donc un nom pour ça

    nommer c’est déjà ça

    une main courante

     

    c’est juste après que j’ai commencé à écrire »

     

     

    Juliette Mézenc

    Laissez-passer

    L’Attente, 2016

    http://editionsdelattente.com/

  • Fabienne Raphoz, « Blanche baleine »

    AVT_Fabienne-Raphoz_8291.jpg

    DR

     

    « Géologie

     

    je suis faite de la

               pierre de mon pays

     

    la rousseur du

               gypaète aussi

     


     

    Fossile dit

               l’âge de la roche

     

    Nautile

               celui du temps

     


     

    Niedecker dit

               dans tout fragment

     

    de tout ce qui vit

               reste de la pierre »

     

    Fabienne Raphoz

    Blanche baleine

    Héros-Limite, 2017

    http://www.heros-limite.com/

  • Jim Harrisson, « L’éclipse de lune de Davenport »

    Harrison.jpg

    DR

     

    « Le temps nous dévore crus.

    Pour mon anniversaire, hier,

    je n’étais que d’un jour plus vieux

    bien que j’aie commencé unicellulaire

    il y a dix millions d’éternités dans le bourbier de la vieille ferme.

     

    * * *

     

    Assurément les poissons n’ont pas inventé l’eau

    ni les oiseaux, l’air. Les hommes ont bâti des maisons

    en partie pour la gêne que leur donnent les étoiles,

    et élevé leurs enfants sur des insignifiances,

    puisqu’ils ont massacré tout dieu au fond d’eux-mêmes.

    L’homme politique sur les marches de l’église croît

    dans la grandeur même de cette stupidité,

    lampe grillée qui jamais n’imagina soleil.

     

    * * *

     

    C’était lundi matin pour la plupart des gens

    et mon cœur était près d’exploser selon

    mon tensiomètre numérique,

    ce qui me fait dire que je ne peux plus bosser

    pour être le mineur le mieux payé au monde.

    Je veux me maintenir à la surface et aider le héron

    qui a du mal à se poser au bord du ruisseau.

    Il vieillit et je me demande où il sera une fois mort. »

     

    Jim Harrisson

    L’éclipse de lune de Davenport et autres poèmes

    Traduit de l’américain par Jean-Luc Piningre

    Bilingue

    La Table Ronde, 1998, rééd. La Petite Vermillon, 2017

  • Pierre Bergounioux, « Le Grand Sylvain »

    la_capture1.jpg

    Pierre Bergounioux dans La Capture de Geoffrey Lachassagne

     

    « Il y a une dernière chose qu’on peut envier aux insectes, outre la cuirasse, les cœurs épars, la science innée, la stupeur : c’est la patience. Ils sont un siècle et demi à cheminer par monts et par vaux, perdus dans les forêts de l’herbe, la nuit, cherchant le passage, le tablier des ponts et on voudrait qu’ils soient là, dans l’instant, parce qu’on a cet instant et la prétention, avec ça, d’acquitter une créance qui court depuis le commencement. Le temps passe. L’instant s’achève et tout ce qu’on trouve, c’est de reprocher au gosse, au vrai, qu’on a traîné avec soi, d’être assis, bras ballants, sur une souche, à ne pas chercher. On lui en veut de ne pas déférer à l’injonction du gosse fictif que ses yeux ne sauraient déceler dans l’après-midi blême alors qu’il devrait être manifeste, aux nôtres, qu’il n’y est pas, pour lui, pas encore, puisqu’il est un gosse, un vrai. Si l’on était raisonnable, on se rendrait à l’évidence. On verrait. On accepterait. On se tairait. Au lieu de quoi on adresse des paroles amères à quelqu’un qui n’a rien fait. On veut le charger d’une part de la vieille dette qu’on a contractée. Finalement, c’est une querelle de gosses, même si l’un des deux n’est plus visible et c’est celui-ci, en vérité, qu’il faudrait chapitrer sur son acrimonie, sa mauvaise querelle, son incurable faiblesse. »

     

    Pierre Bergounioux

    Le Grand Sylvain

    Verdier, 1993

    Réédition avec le dvd La Capture de Geoffrey Lachassagne, La Huit/Verdier, 2017

    http://www.docsurgrandecran.fr/film/capture