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  • Franck Venaille, « Jack-to-Jack »

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    Peinture de Peter Klasen

     

    « Souviens-toi homme putain souviens-toi de ces nuits où si peu tous les 3 nous dormîmes ! Aujourd’hui tu n’es plus que le masque d’un masque quelque chose qui s’agrippe à la vie la lumière de la vie avant de. Disparaître. Ombre. J’ai dit ce mot. Où si peu nous dormîmes. Moi, je ne veux pas qu’ainsi tu t’éloignes face de la nuit je ne le veux pas ! Souvenons-nous. Le temps joue. L’effroi gagne. Écrire plus vite encore pour rattraper les heures les étoiles filantes de ce ciel de lit-là. Fenêtre grande ouverte sur la ville. La montée du silence. Je t’ai écrit. J’ai aligné des mots des phrases de jolies ponctuations indociles. Ma main s’est posée sur la feuille de papier tu aurais pu ! combien de jours déjà ? répondre, homme putain de la nuit. Orphelin de sexe et de père. Jack-to-Jack. Tu disais le bonheur de naître sans géniteur et ainsi de limiter quelques risques d’angoisse. Pas de visage à aimer / haïr. Être seul. Être soi-même le monde le trou l’essence l’origine de tout : seul. Paternel évanoui. Salope en couches gommée ! Tu promèneras ton gros ventre ailleurs. Pardon, mère, il le fallait ! tellement vous fûtes l’un et l’autre. Pesants. J’ouvre la fenêtre. J’allume toutes les ampoules. Pieds nus je marche en déclamant. Mon amour nous regarde. J’embrasse les genoux de la femme étrange nommée amour. Toi : tu regardes tu t’en moques tu nous aimas bien pourtant ces nuits-là mon amour blond et moi. Je. L’ai dit. Mais saurais-je même te reconnaître si au milieu de tes frères vers nous tu avançais ? Ce fut la nuit. Ce fut cette nuit-ci. Cette rencontre-là. Tout de même cela ne t’aurait pris que quelques, dans ce passé je plonge et suis malade d’avoir vécu rêvé souffert. Je. Qu’un simulacre. Quelqu’un est-il jamais mort à cause de la langue d’une maladie de l’écriture ? Je vais — comment dit-on — vais te quitter mais quel malheur pour moi d’être celui qui vit le texte. Te dire : au revoir. Le train roulait et défilaient les paysages. Gens de partout. Elle et eux dans la soirée la matinée dans ce qui fut un jour de plus. J’allume cette énième cigarette. Je vais plier cette lettre. Éteindre. Attendre. Je vais. Tu marches sur un trottoir. Tu montes et tu descends sans cesse de ce trottoir. Voilà que tu écoutes un homme te parler peut-être même lui souris-tu ! Je me regarde dans une glace. Je vois mes rides, ensemble vous partez. Je me fais des grimaces j’ai. Peur. »

     

    Franck Venaille

    Jack-to-Jack

    Luneau Ascot, 1981

  • Franck Venaille, « Le Descente de l’Escaut »

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    DR

     

    « Mais je vous écrirai encore : j’ai tant de choses à vous dire ! J’aime ces petits magasins qui regardent le fleuve. Il s’y vend de la dentelle, des abat-jour, d’anciennes cartes postales humides d’avoir trop approché les âmes des enfants morts enfermées dans des coffrets d’argent. Désormais — mais vous le savez — ce n’est plus ma langue. J’éructe des mots étranges venus de loin, de là-haut et qui, lentement, de village en village, sont venus à ma rencontre. Ma bouche est pleine de sable. Et ma langue est salée. Topografische kaart van België. J’y ai mes points de repère, annotant, soulignant, encadrant courbes du fleuve, lieux et paysages. J’avance et je coche. Tantôt il me semble progresser sur un terrain miné, tantôt entendre quoi ? Des anges, peut-être ! Verrai-je un phoque ? Un cygne noir ! Descendrons-nous en bande hurlante cette eau jamais soumise ? Oui, je vous écrirai. Cette carte, que je tiens serrée, vous indiquera l’endroit exact où je me suis envolé — dispersé ô décembre ! Pardonnez-le moi : je ne crains plus la mort. La formule vaut ce qu’elle vaut, mais quel bel exercice mental de — sans cesse — comparer la réalité de ce relevé à celle du fleuve ! Il naît de tout cela un modeste bonheur dont j’ai presque honte de souligner l’impact. Somptueux tout cela ! Somptueux comme ces tapis que l’on déroule pour recevoir idiots et saints. Je marche en parlant. Çà ! Qu’ici l’on s’exprime et peu importe dans quelle langue ! Les mots craignent-ils la brume ? Ont-ils peur de ce livre ouvert : le brouillard ! Je fais ma guerre. J’attaque et viole la langue maternelle. Je la regarde se balancer sur les gibets. D’où me vient cette fureur ? Me mettrais-je à haïr ma mère après l’avoir, tant de mois, portée ? Eau trouble. Écluses qui, d’effroi, se vident. Voici l’instant où se mettent en marche les péniches et cela me rappelle le départ d’une manifestation où domineraient les drapeaux noirs jaunes et rouges. J’eusse dû m’engager comme soutier. Vivre dans la majesté du mazout. Ô grands arbres blancs ! Vos branches ploient sous une foule d’oiseaux fous. Croyez-moi bien : je sais parfaitement quel luxe m’accompagne, ne suis-je pas redevenu enfant ? Me voici organique au fleuve. Soutier, je suis, prenant des notes, écoutant vieilles et vieux parler. Soutier. Et sans état d’âme ! Je partirai. Le fleuve demeurera sur place. Mais je ne savais pas que tout, ici, serait si noir. La lumière semble tamisée par le diable lui-même. Grisaille. Cela n’empêche pas les enfants de se rendre à l’école, d’entasser leurs vélos à l’avant de la barque du passeur d’eau. Je perçois des rires. Et je poursuis ma route, sans douter, sans frémir, mettant mes pas dans les marques laissées par les fers des chevaux. C’est peut-être ce jour-là que j’osai me poser la seule question qui en vaille la peine : suis-je déjà venu ici, autrefois, tirant les péniches ? Vous m’avez bien compris : ai-je vraiment été cheval ? Il me vient une lente angoisse que je ne cherche plus à dominer. Elle flotte. On dirait de la gaze sur l’eau. La voici qui s’entoure de buée, de larmes oui de larmes. Ai-je été qui j’ai dit ? Mon père, peut-être, le sait. Mais comment oserais-je lui poser la question ? D’ailleurs, que répondrait-il ? Il faut aller plus loin dans le caveau, plus bas, hardiment dans la terre. Soutier, vous dis-je. Ah ! quel métier sain ! Les poumons s’encrassent mais, au moins, ils saisissent tout de la marche du monde. Père ! Hennissez donc, parfois, le soir, rien que pour me mettre sur la voie, rien que pour m’enlever un peu de ce poids d’anxiété qui m’écrase la poitrine. Je n’avais pas songé à la vase. Je n’imaginais pas que cela fût si noir. Les mots, comprenez-le, sont insuffisants pour dire et exprimer la chose. Ô, demain encore, pourtant je vous écrirai ! 

     

    Franck Venaille

    La Descente de l’Escaut

    Obsidiane, 1995, rééd. Poésie / Gallimard, 2010

  • Franck Venaille, « La tentation de la sainteté »

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    © Jacques Sassier

     

    « Père. J’avais onze ans. J’étais présent lorsque de Ryck eut le tibia fracturé dans un choc avec un gardien de buts. Je me souviens encore du bruit de l’os brisé. De cette sorte de stupeur hébétée qui s’empara du stade. C’était la première fois que j’assistais à un match. Ma première rencontre avec le football a donc été marquée par une blessure, les cris de douleur d’un joueur, la sensation un peu diffuse que le malheur, toujours, se mêlait au plaisir. Vingt-neuf ans plus tard je me souviens encore de tout cela. Je sais maintenant que j’ai assisté ce jour-là à l’un de ces accidents du travail qui bouleversent la vie d’un homme et d’une communauté lorsque quelqu’un qui vend sa force de travail est blessé ou mutilé à jamais en accomplissant la tâche avec laquelle il gagne sa vie. C’est peut-être à cause de cette blessure que je me suis mis à aimer cette équipe. Après les rencontres, je traversais le hall de la gare du Midi, évitant les cabines téléphoniques d’où je ne vous appelais d’ailleurs jamais. Là, j’ai souffert d’une sorte de froid intérieur. J’ai été heureux et triste jusqu’à la honte de soi. Aujourd’hui encore dans les cafés de la rue de France, près des joueurs de billard, je regarde dans les glaces l’âge s’inscrire par petites touches à mon cou. Cela, parfois, me désespère. Puis je sors et je marche. Je sais qu’à ma manière je suis resté fidèle à l’enfant que je fus qui pleurait en revenant du parc Astrid quand l’équipe qu’il aimait et dont vous vous moquiez avait perdu. »

     

    Franck Venaille

    La tentation de la sainteté

    Coll. Textes, Flammarion, 1985

  • Franck Venaille, « Cinq éléments d’une réponse »

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    DR

     

    « Dans tout ce que j’écris il y a la permanence d’une grande pudeur. C’est donc tout le contraire d’une attitude qui se voudrait sciemment scandaleuse. Je m’attache au contraire à sauvegarder, préserver tout ce qui, j’y reviens, provient de l’enfance.

    Les actions d’un enfant, d’un adolescent, ne se jugent pas en terme de “normalité”. L’écriture non plus. Et puis, finalement, je ne cherche jamais à m’interroger sur les réactions de mes lecteurs. Bien sûr je préfère qu’ils aiment ce que j’écris, mais dès qu’un texte est écrit, tapé à la machine et à plus forte raison dès qu’il est édité il ne m’appartient plus. J’en suis très détaché. Je le lis comme s’il s’agissait de la création d’un autre. Alors, que ce texte soit “scandaleux” ou non, cela m’indiffère. Ce qui compte ce sont les mots qui lui ont donné naissance, le moment qui l’a fait naître.

    Je ne relis pratiquement jamais mes livres. Je me souviens très mal de ce que j’écris. En cours d’écriture je peux passer une journée entière sur dix lignes que je reprends encore le lendemain. Je me rends malade pour un mot, une ponctuation à propos de laquelle je m’interroge. Il m’arrive de ne pas en dormir de la nuit : c’est mon travail. Mais une fois que le livre est publié : c’est fini ! Je n’ai que mépris et haine pour la littérature en général et mon écriture en particulier. Puis, avec le temps, cela repart…

    À la base de la pudeur il y a mon attirance et la peur de la sexualité. Je crois à la nudité, à ces moments du corps à corps amoureux où l’on ne peut pas tricher, même et surtout dans la perversion. Et puis, la queue, c’est aussi l’anti-angoisse ! » *

     

    * (extrait du texte entièrement repris et écrit à partir de la série d’entretiens réalisée par Jean Daive sur France Culture, en 1976)

     

    Franck Venaille

    Construction d’une image

    Seghers, 1977