UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Dominique Noguez, « Amour noir »

    dominique-Noguez.png

    DR

     

    « C’est à ce moment étale du matin, entre petit matin et matinée. Tout est éveillé, mais se tait encore. L’énergie des choses est partout tapie, déjà doucement à l’œuvre et vigilante, à l’orée du rayonnement. Le discret soleil, clair et gai, posé, seulement , comme la simple présence, sans rien encore d’apparenté au feu, pactise avec la fraîcheur des feuilles. La ville est alors dans sa jeune éternité, plus elle-même qu’à aucune autre heure, presque sans âme qui vive, mais déjà si active, paisiblement humaine, suspendue entre l’odeur du café chaud et le passage des facteurs, dans l’arroi doux des bruits familiers et du premier travail. C’est le moment où le monde ronronne – le moment du vrai bonheur. L’essentiel est encore retenu derrière les façades et les visages, mais les volets ouverts laissent entrer la lumière comme des paupières d’amantes : la poussière des rayons tend ses liens dorés jusqu’aux piles de linge fraîchement repassé et aux guéridons qui sentent l’encaustique. Les enfants sont dans les classes, les fronts commencent à se pencher silencieusement sur les travaux de couture ou d’économie. Pas une voiture. Les quelques passants qu’on croise font un bruit léger, très en deçà de leur épaisseur réelle, à peine plus visibles que des silhouettes imaginées. C’est la gloire du matin – la grâce de quelques matins de mon enfance, retrouvée de loin en loin dans ma vie et précisément aujourd’hui, boulevard de Vaugirard et dans les rues avoisinantes. Une bribe de cantique me revient avec le mot qui veut dire en latin joie et beauté, lætitia

    Et paradoxalement ce mot change tout. La résonance des bruits, la couleur des façades perdent, d’un coup, pour moi, leur clair éclat, comme on passe du technicolor au noir et blanc ou d’un si à un si bémol. Tout s’assombrit, un nuage paraît voiler ce joli soleil de mai tandis que je retombe dans le temps et la navrante réalité : Lætitia est morte, le sursis que je lui ai donné en la faisant revivre par ce récit s’achève et il me semble que j’ai désormais beaucoup moins de raisons de vivre. »

     

    Dominique Noguez

    Amour noir

    Coll. L’infini, Gallimard, 1997, rééd. Folio n° 3262, 1999

     

    Dominique Noguez est né le 12 septembre 1942 à Bolbec, il est mort ce 15 mars 2019 à Paris.

  • Andrea Zanzotto, « Les Pâques »

    AVT_Andrea-Zanzotto_5510.jpeg

    DR

     

    « IL Y AVAIT QUELQU’UN

     

    Comme un soir nous arrivions

    entre herbe et nuage     quelques peu dispersés     au-dehors

    elle et les deux loupiots et de belles ombres impétueuses…

    Fermentation du bois     une odeur de plus

    et ce j’étais-ça uniquement physique

    et me tenais dans un fort pauvre juillet

         indemne, ce juillet, de moi et des miens

    moi pas indemne, eux tous (très bientôt) lapinots.

    Parce qu’il y avait : bien close et toute petite

    toute perdue, l’étable. Rêvée dans un rêve frugal

    par un regard dénué d’enthousiasme — l’herbe

    atteignant le bord des fenêtres —

    les lapinots mère et fils dans l’étable

    un peu prisonniers un peu         Ah, et

    ne les aime pas ne suis les et personne n’est les.     Personne.

    Et partout presque sans couleur ce qu’ils regardent,

    le foin fil à fil ils mâchonnent et regardent : s’il pleut ?

    Dure en bois-de-lapin la soirée

    ici, deux fils broutés, l’œil

    un peu doux un peu craintif.

    Et quelle lointaine lointaine histoire.

    Ce n’est pas une façon de marcher je le sais.

    La pureté (du moins) entrebâillée, à deux pas, et ainsi l’au-delà,

    c’est-à-dire nous : fussions-nous amoureux l’un de l’autre

    fussions-nous amoureux d’un peu de nourriture

    fussions-nous, dans la lueur du soir…

    Maman-lapin deux poupons et — goute à goutte —

    dans le dispersé le perdu.     Flou.

    Mais enfin ce n’est pas en vain que tout arrive

    si petit à petit tout lapine de légers

    lapinements. Et je ne vais pas plus avant

    que la fasciole du soir, que le rideau humide,

    que le foin pris entre les signes         et j’écoutai :

    hennir glapir marmonner         dans le revers le repli.

    Il y avait une fois quelqu’un, à présent

    il broute, fourre son museau où il peut.

    Un dessin-design absolument parfait

    pourtant : de là s’élancera :

    lapinotant à nous refaire

    gambarder, longues jambes, jampignons, de partout

             — Elle l’a dit l’institutrice

             l’ont dit Lewis et Alice. »

     

    Andrea Zanzotto

    Les Pâques

    Traduit de l’italien par Adriana Pilia et Jacques Demarcq

    Préface de Christian Prigent

    Nous, 1999
    http://www.editions-nous.com/zanzotto_lespaques.html