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  • Claude Esteban, « L’ordre donné à la nuit »

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    Le Caravage, La Vocation de saint Matthieu, 1599-1600.

    Rome, chapelle Contarelli de l'église saint-Louis-des-Français

     

    « […] je ne puis, aujourd’hui encore, discerner très précisément les mobiles de ce véritable envoûtement qu’a exercé sur moi La Vocation de saint Matthieu. Qu’était-ce donc qui venait là séduire et comme violenter mon regard ? Devais-je l’attribuer à cette façon insolite de disposer les formes dans l’espace, les noyer d’ombres, les harceler d’éclats — ou bien à la scène ici infligée aux yeux et à la conscience par un vouloir farouche ? Dès lors qu’on s’attache à des formulations picturales, en vérité presque toutes celles qui ont précédé le vingtième siècle en Occident, où la représentation figurée est évidente – fictions mythologiques, scénographies sacrées, portraits ou simples paysages –, il se révèle singulièrement ardu, et peut-être chimérique, de faire le départ entre les signes dans leur pure terminologie plastique et ce qu’ils véhiculent d’intentions et de finalités secondes, dont nous sommes en quelque sorte les réceptacles, et même à notre insu. Si l’on se refuse à croire qu’un tableau n’est rien d’autre qu’une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées – et cette pauvre définition, due à Maurice Denis, n’a pas cessé de faire des ravages –, si bien au contraire, on estime que tout langage de poésie, et la peinture en est une des plus pures manifestations, unit de manière insécable le signifiant et le signifié, la lettre et l’esprit qui l’anime, et s’agissant d’une image peinte, le paraître et ce qu’il donne à voir, ce qu’il propose et ce qu’il suggère, tout se lie et se lit et se révèle conjointement. La Vocation de saint Matthieu, ce ne peut qu’être, tout ensemble, le combat entre les couleurs flamboyantes et la noirceur, le déséquilibre de la composition, et ce questionnement orageux de la conscience, cet affrontement du terrestre et du transcendant. »

     

    Claude Esteban

    L’ordre donné à la nuit

    Coll. L’Image, Verdier, 2005

    https://editions-verdier.fr/auteur/claude-esteban/

  • Claude Esteban, « Sur la page, le mot matin »

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    © Jean-Marc de Samie / CIPM

     

    « Chaque matin, j’écris sur une page le mot matin, juste pour m’assurer qu’il existe un mot, un seul, pour dire que le matin existe, et que j’en ai la certitude puisque je peux l’écrire sur une page. C’est déjà une manière de réconfort, minime certes mais appréciable, car tout devient obscur à mes yeux depuis quelque temps, les choses me frôlent et puis s’en vont, et j’ai tant de mal à les retenir dans mes mains, et davantage encore dans mes phrases. Alors se persuader, une fois de plus, qu’on peut parler du matin, de ce matin d’aujourd’hui, ou du moins poser le mot sur une page, représente comme une petite victoire contre le néant. Sans doute faudrait-il s’y prendre mieux, regarder plus longuement, ou ne pas regarder du tout, cet arbre devant la fenêtre, ce toit de briques. Peut-être qu’en observant ce qui se passe le matin, ou à l’inverse, en l’imaginant, je finirais par ressentir quelque chose, puisque j’ai besoin de mots pour me convaincre que, moi aussi, j’éprouve, je perçois, je ressens. Mais à quoi bon raisonner de la sorte ? Le matin, ce matin d’aujourd’hui, est confus, désordonné, immense. Si mon regard s’attarde sur une branche de cerisier, si j’essaye de trouver les mots pour le dire, c’est tout ce qui reste qui m’échappe. Un oiseau noir posé sur une antenne de télévision, juste en face, un nuage en forme de lotus, un papier qui vole dans la cour. Et je ne mentionne ici que les spectacles qui s’offrent à moi, mais la vue n’est pas tout. Il y a ce que j’entends, la voix aigüe de la poissonnière, des pas dans l’escalier, que sais-je encore ? Et puis, et surtout, toutes ces odeurs qui m’assaillent, qui me déconcertent. Quelqu’un, dans l’atelier de droite se chauffe avec un poêle à bois. L’odeur envahit la venelle, je l’aspire avec volupté, mais ce feu de bois, saugrenu à Paris, m’en rappelle un autre, celui qui brûlait dans la cheminée de ma grand-mère. Ou ne serait-ce pas un autre feu, une autre odeur, plus âcre, à Tanger, en traversant la casbah, ou plus tard en Provence, dans ma belle maison ? Je m’égare au fond de mes souvenirs, et pendant ce temps le matin grandit, s’élargit, prend sa dimension triomphale. Et pour ne pas me retrouver trop seul, j’écris sur la page blanche le mot matin. »

     

    Claude Esteban

    Janvier, février, mars – pages

    Farrago, 1999

  • Claude Esteban, « Au plus près de la voix »

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    © Jean-Marc de Samie / CIPM

     

    « Peut-être que l’écriture qui est la nôtre nous enferme sans issue dans un espace à deux dimensions. Peut-être que la page écrite, fût-elle raturée, offerte à d’autres signes plastiques ou idéographiques, demeure un piège auquel on feint d’échapper sans jamais y parvenir. Mais si notre regard ne parvient pas à se détacher du livre et de ce qui est là consigné, il importe, du moins, que l’œil écoute1, ainsi qu’il fut dit une fois, et que l’oreille s’arrache à sa torpeur. Il nous faut restituer à la voix, celle qui murmure secrètement sous le couvert des lignes, quelque chose de son tremblement, de sa teneur unique, de sa fragilité aussi bien. Par-delà ou en deçà du discours, ce réseau de significations qui ne renvoie qu’à sa propre logique, la voix est véritablement un geste de la parole, un élan vocatif tourné vers l’autre, une question ouverte, offerte au dehors. Oui, tout autant que l’apparition du visage pour Emmanuel Levinas, la voix qui se devine dans le poème, c’est encore le corps de l’autre, tel qu’il m’apparaît et qu’il sollicite de moi que je le découvre dans son altérité fondamentale, étrangère et cependant garante de ma propre identité. Le poème, ainsi entendu, au sens premier du terme, devient le lien d’un face-à-face entre le Tu et le Moi, non plus sous le signe de la défiance et de l’opposition, mais sous les espèces d’une sorte d’assentiment qu’on pourrait appeler la justice ou, du moins, la justesse de l’esprit. Et Levinas dit encore, à propos de Paul Celan, de cette marche harassante entre l’espoir et la nuit : “Comme si, en allant vers l’autre, je me rejoignais et m’implantais dans une terre désormais natale.2» Sans doute est-ce là se laisser entraîner vers quelques horizons qu’on estimera par trop improbable, mais le livre qu’on ne quitte pas des yeux, le livre de poèmes, ne peut-il, aujourd’hui ou demain, redevenir cet “instrument spirituel3” dont Mallarmé pressentait l’imminence ? Instrument spirituel et matériel tout ensemble : virtualité d’une musique, unisson du sensible et des signes, pierres légères sous les pas d’Orphée. »

     

    (Dernier paragraphe d’une conférence prononcée au Centre International de Poésie Marseille en juin 2003)

    1. Allusion au livre de Paul Claudel, L’œil écoute, publié initialement en 1946, et réédité, augmenté, en 1965. Les deux éditions sont publiées par Gallimard.

    2. Emmanuel Levinas, Paul Celan, de l’être à l’autre, Fata Mogana, 2003.

    3.  Stéphane Mallarmé, « Le livre, instrument spirituel », in Quand au livre, 1897 – disponible à la William Blake and Co. édit, 2011.

    (Les 3 notes sont du blogueur)

     

    Claude Esteban

    Ce qui retourne au silence

    Farrago, 2004

  • Salah Stétié, « Cinq poèmes de “Inversion de l’arbre et du silence” »

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    DR

     

    « Dans le cercle du cercle

    Est le cercle, est le contenu du cercle

    Endormi dans l’oiseau

     

    Au bois très frais de la pluie effrayée

    Contenu dans le contenu du doute

    : Oiseau de pluie sorti

     

    Le goudronneux l’oiseau

    Enfermé dans le doute

    Fils du deuil il rompt les fagots de pluie

    *

    Dans l’immortalité de ce mourir

    Avec le bois renoncé de la forêt

    Et la fillette et la violette et la craie

     

    La brume ensemencée étant brume

    Le soudain corps – brisé sa lampe : larme

    Ô recueillie et prise aux cils errants

     

    Le corps ayant brisé sa lampe

    Une fillette a recueilli ce peu

    De rien au désordre du verre

    *

    Quelle eau très pure

               près des larmes ?

     

    Et qui retient l’éplorée d’une brume

    Son bois tremblé

    Luttant de ruse avec le rossignol

    *

    Le livre, le rompu, l’indécidé

    En absolu théâtre

    Et la poupée de son cri s’est éloignée

     

    Voilée de vin, voilée de pauvre blé

    Aux fins du pain inexpliqué, aux fins

    , Livre enterré, du blé qui sera blé

     

    Livre enterré dans la terre du livre

    Comme poupée séparée de son cri

    À l’aube, au tranchant vieilli des charrues 

    *

    L’herbe qui bruit, enfance

    Avant mourir, source lavée

    Par l’herbe uniquement, tenant

    Un peu de neige au feu de la poitrine

     

    La terre aussi : image

    Atteinte à la pointe arquée de libellule

    Avant la mort, centre

    Au centre de cela inapparue

     

    Puis parue Oh ! ô blé de transparence

    Par le cristal du centre

    Du centre de cela formé de neige

    Au point du centre de cela (…) dans le souffle »

     

    Salah Stétié

    Inversion de l’arbre et du silence

    Gallimard, 1980

  • Claude Esteban, « Deux poèmes de “Fayoum” »

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    « Mes yeux

    sont grands ouverts pour toujours

     

    et pourtant j’étais borgne et tous ceux

    qui maintenant me plaignent

     

    se moquaient de moi, on criait, vite

    vite, il arrive celui qui n’a qu’un œil

     

    cachez-vous car il jette

    le mauvais sort, les filles n’auront jamais

     

    d’amour s’il les regarde et moi

    je leur lançais des pierres

     

    et le dedans de mon cœur

    devenait chaque fois plus dur et c’est vrai

     

    qu’ils ont peint deux yeux

    sur la tablette de cire et que je souris.

     

    * * *

     

    Aimes-tu mes cheveux, mes cils, ma

    fourrure, je veux

     

    que tu délires, mon cher amour,

    lorsque tu me touches, c’est jour de fête

     

    puisque ton pénis

    est grand et qu’il me traverse

     

    je veux

    cette sueur encore entre nous comme

     

    un ruisseau de tendresse et qu’il y ait

    quand tout s’achève

     

    ce cri, ce repos, ce

    cri

     

    où suis-je, mon cher amour, où sont-ils

    les chemins pour te rejoindre

     

    dis-moi que tout mon corps

    ne va pas mourir

     

    maintenant que les fourmis approchent. »

     

    Claude Esteban

    Fayoum

    Farrago, 31 décembre 1999 à 199 exemplaires, réservés aux amis de l’auteur & de l’éditeur, tous hors-commerce et numérotés, pour saluer l’an 2000

    repris dans Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001

  • Bernard Manciet, « Impromptu de Tabago »

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    DR

     

    « Impromptu de Tabago

     

    Jaspe noir que ce minuit

    cette nuit toute une grappe

    tourne et tourne sous la main

    hanche lisse argile sombre

    rôde encore svelte cruche

    t’arrondis comme la paume

    lune épaule épanouie

    sois pavane lune noire

    sur la pointe de ton pied

    d’une paume sois la joue

    et contre la joue oiseau

    cruche toute sois un pleur

    parole en forme de larme

    sombre ou d’un grain de raisin

    goût d’argile goût de rhum

    goût de larme goût de brume

    à l’aube fine chemise

    qu’un souffle disperse en bruine

    pour qu’au noir d’aube sois brume

    grain d’argile chair de poire

    cruche pure figue bleue

    de salive revêtue

    mais gorgée obscur sanglot

    langue laquée et léchée

    mais de tes grains couronnée

    cruche mon figuier en feux

    posée au port de Bordeaux

    sois plus ronde sous la main

    maison où jeunesse habite

    d’un alto l’âme sonore

    mais oreille d’aromate

    où se chuchote le jais

    en trille délicieux

    figue sèche lèvre épaisse

    violette et vanillée

    banane mûre ce cou

    qui déteint le long des flancs

    tulipe la sombre joue

    qui renferme ses cachous

    maison de musique cruche

    musique de Tabago

    tourne ton chancellement

    entre les doigts et t’incline

    et t’inclinent tes coteaux

    nous versant fraîcheur de chai

    parfum de vin voyagé

    tout le flanc d’un cargo lourd

    d’une nuit chaude d’épices

    d’une sueur d’août humée

    cargo de vin charge creuse

    de mots purs sous notre langue

    de grain de peaux doux couteau

    cruche de vin chancelante

    qui déborde sur les hanches

    soit touffes soit cheveux grappe

    boucles par bouquets ce soir

    cruche en vigne toute entière

    telle un adolescent tournante

    bien fessu lorsqu’il se lève

    de sources grives frémie

    mon argile aux mille pampres

    chair de l’âme si le doigt

    trace en couleuvre en lierre

    de l’orteil jusques au souffle

    frêle fêlure un éclair »

     

    Bernard Mancciet

    Impromptus

    Bilingue

    Traduit de l’occitan par l’auteur

    L’Escampette, 1997