UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Claude Royet-Journoud, « Pour énigme »

    CRJ.jpg

     

    « 1

    la nudité est une histoire

     

    le naturel

    ce qui passe et ce qui

    limite l’air et

    sa puissance

     

    je change de jour

     

    2

    délicats contours

     

    voir

    ceci et cela

     

    tous se groupaient

    contre la mer

    l’image parlait

    sans parenthèses

     

    3

    fiction inattendue

    dans le studieux parcours

     

    le portrait

     

    la forme de la main »

     

    Énigme est le titre d'une section (vide) de État d'Anne-Marie Albiach, Mercure de France, 1972

     

    Claude Royet-Journoud

    Le Renversement

    Gallimard, 1972

     

    Bon anniversaire Claude Royet-Journoud — né le 8 septembre 1941.

  • Daniil Harms, « La petite mémé qui traquait des bestioles »

    IMG_5861.jpeg

    Gravure de Marfa Indoukaeva

     

    « Une p’tite mémé traquait sur les asters

    Maintes bestioles, les prenant au filet.

    Cette p’tite mémé tenait d’une main de fer

    Ses cachets, sa clé, sa canne à poignée.

     

    Un jour, Mémé fouillait dans les asters

    Puis s’écria soudain, toute affolée :

    Perdus ! Foutus ! Où sont-ils donc ? Misère !

    Mes cachets, ma clé, ma canne à poignée ?

     

    Clouée sur place, Mémé resta figée,

    Criant : À l’aide ! Agitant son filet.

    Vite, aidez-la ! Afin que not’ Mémé

    Retrouve cachets, clé et canne à poignée. »

     

    Daniil Harms

    Le samovar

    Bilingue

    Traduit du russe par Eva Antonnikov

    Gravures de Marfa Indoukaeva

    Héros-limite, 2015

    https://heros-limite.com/auteurs/harms-daniil/

     

    Une des prises ramenées de ma visite d'hier au Livre, à Tours. Ce petit livre, largement illustré d'épatantes gravures, est une merveille de grâce, de drôlerie, de poésie. Rythme, élégance,  malice, sont au rendez-vous, et la traduction si belle d'Eva Antonnikov n'est pas pour rien dans cette réussite.

    À lire à nos enfants, leurs parents et leurs grands-parents.

  • Maurice Chappaz, « L’île déserte »

    maurice chappaz,le livre de c,corinna bille,christophe calame,la différence

    Corinna Bille & Maurice Chappaz en 1942

     

    « — Et qu’emporterez-vous sur une île déserte ?

    Je me réveillais sur mon lit tandis que la neige accompagnait le sapin qui se balançait imperceptiblement à la fenêtre et qu’il n’y avait que lui et moi au monde.

    Mais la voix reprit comme si elle s’adressait à plusieurs hommes qui exploraient la nuit en train de finir.

    — Je vous inquiéterai. Un souvenir de votre aimée, un seul ?

    Vous êtes plus perdus que vos prés et vos fermes, constatait en moi le passant invisible.

    Je cherchais et ne voulais pas d’images. Qui sait ? Je me dis : ce vieux bocal aux griottes que je viens d’ouvrir. J’ai été saisi la veille. D’un coup les fruits m’ont piqué et j’ai reconnu mes cerisiers sauvages, les rejetons si vivaces de ceux que j’ai plantés autour de notre maison à V. J’ai cru m’y retrouver. J’ai senti avant que l’été s’use le parfum de l’air et la chaleur, juin qui s’ouvre, sur ma joue. Quand ce rouge à l’eau (qui est la couleur des merises), leur rouge un peu opalin commence à flotter. Et bien sûr, Elle était là sur le balcon, je ne distinguais pas ses traits de sa voix. Elle aussi était une saveur. Je fermerai les yeux sur l’île déserte. Que puis-je emporter de plus près de tout et me traversant que cette langue de verger que je sucerai ? Je survivrai autant de jours ou de nombre de semaines qu’il y a de fruits. Manger c’est disparaître comme la neige qui fond déjà sur le sapin qui devient si vert.

    Je m’endormis puis je songeai à la malachite, une petite pierre luisant au clair de lune qu’elle avait trouvée en descendant un chemin entre les vignes sous Venthône. Verte et brûlante. Elle l’avait fait tailler puis portée vingt ans en bague et ensuite l’avait partagée en deux pour chacune de ses nièces.

    Je leur réclamerai cet infime bijou âpre, très montagnard de ton. J’observe une attente dans l’aventure de cette pierre et une onde de magie prête à nous envahir. Une puissance a été mise en veilleuse. À elle seule, à mon doigt, étincelle d’une planète que j’aime, celle qui indique tantôt le soir tantôt le matin, elle me scellerait cette malachite dans un creux au fond du sable. Elle me marierait à l’île déserte.

    Oui, il y a encore une page d’écriture dans un tiroir. La dédicace de sa main en tête des Cent petites histoires d’amour…* “ce cœur éclaté dont le meilleur est pour lui, sa Corinna”.

    Ce seul feuillet de l’Arbre de vie me suffira mais l’issue sera tout de suite l’océan.

    Une île ce monde comme le dos d’une baleine. On dit que les marins en voyage croient à une terre ; ils l’abordent et pique-niquent. Ils allument un petit feu et l’île réveillée s’enfonce dans l’océan. Exactement ça, le moment de la mort, la terre nous quitte, on plonge dans l’eau sans limites ni demeures. »

     

    * Corinna Bille, Cent petites histoires d’amour, Gallimard, 1979

     

    Maurice Chappaz

    Le livre de C

    Préface de Christophe Calame

    Éditions de la Différence, 1995

  • Anne Perrier, « Feu les oiseaux (extraits) »

    240px-Anne_Perrier_en_1960.jpg

    Anne Perrier en 1960

     

    « Si le monde

    Était un raisin transparent

    Qui survivrait ?

     

    L’aile d’un ange

    À ma fenêtre obscure

    Neige

     

    Mon cœur prends garde !

    Cette année quel retard

    Sur l’églantine

     

    L’heure qui monte vers midi

    Laisse tomber son ombre

    Dans la nuit

     

    L’été chaque fois plus royal

    Chaque fois plus mortel

    L’abeille toujours plus transparente

     

    L’oiseau touché à mort

    D’un coup de son aile blessée

    A dépassé le jour

     

    J’ai rejoint les oiseaux sauvages

    Oh ! ne me cherchez plus

    Qu’ailleurs »

     

    Anne Perrier

    Feu les oiseaux

    Payot, 1979

  • Franck Venaille, « La bataille des éperons d’or »

    Venaille-2_article - copie.jpg

    © Jacques Sassier

     

    « L’EAU

    des tourbières

    l’eau où mon règne perdure

    avant de glisser ce qui me reste de voix dans la fanfare

    et

    d’en être le speaker jamais abattu

    l’eau

    m’attire – tire – cette eau

    j’ai bien connu le bourgmestre

    il faisait apparaître la ligne d’horizon

    souris – mulots – hérissons – taupes

    devinrent mes amis ces années-là

    où je fus désigné fournisseur en eau potable pour récitals il

    faut être celui-ci qui bouleverse la salle entière

    ainsi

    la poésie un jour fermera boutique

    laissera une dernière fois ses rideaux métalliques

    comme cela fera chic et bon genre

     

    J’ai délaissé mon Palais d’enfant. J’ai vécu loin des canaux. Ailleurs. Face à la mer du Nord. J’ai écrit des livres. Il a encore fallu se battre contre les chars venus de Prusse. Je savais que par milliers, les tourbières m’attendaient. Certaines d’entre elles, depuis, je ne sais pas, moi, disons l’acte officiel attestant de la naissance chez le charpentier d’un enfant de sexe mâle dénommé comme déjà ? Jésus. Mais les tourbières souffraient-elles du froid? Quel était, oui quel était le meilleur angle pour tenter de pénétrer dans ce qui ressemblait au souterrain quasi secret du château d’Allemonde. Mais qu’entendait-on ? Des respirations irrégulières d’un soldat sommeillant durant ses heures de garde, c’est le destin des hommes qui m’attire. J’aime savoir. Quoi ? Ce qui se passe derrière les apparences. Le plateau attendait la fonte des neiges. D’énormes blocs de glace s’étaient rassemblés. De grandes dépressions se formèrent. J’avais quoi ? L’enfance mauvaise. Pourtant j’apprenais avec cœur le nom des rivières ici nées : la Sauve, la Gileppe, la Soor, la Helle. Mais voir les arbres combattre, pliés par le vent, perdre feuilles et branchages : comment supporter cela ? »

     

    Franck Venaille

    La bataille des éperons d’or

    Mercure de France, 2014

  • Marcel Cohen, trois enfants dans « Le grand paon-de-nuit »

    page 38 col 1 Marcel Cohen © Francesca Mantovani - Gallimard - copie.jpg

     

    « Affamé après plusieurs jours de fugue, un enfant, dans la rue, tente d’attirer l’attention des policiers pour qu’ils l’interrogent et le ramènent chez lui, mais avec assez de nonchalance pour qu’il ne soit pas dit qu’il se rendait.

    *

    La scène se répète jour après jour : au jardin public, l’enfant court derrière les pigeons ; il court de plus en plus vite, tend les bras, finit par trébucher et tombe. S’il éclate en sanglots, ça n’est jamais vraiment sous l’effet de la douleur, pourtant très réelle, mais de rage : il ne voulait qu’embrasser les oiseaux, tente-t-il d’expliquer.

    *

    Un enfant mimant sa mort, immobile sur le sol, yeux clos, les bras en croix comme le Christ (il n’imagine pas encore qu’on puisse mourir autrement), dans l’espoir qu’on va s’apitoyer, laisser éclater tout l’amour qui lui revient. On lui lance seulement : “Cesse donc tes jeux imbéciles et va te laver les mains pour passer à table !” »

     

    Marcel Cohen

    Le grand paon-de-nuit

    Collection Le Chemin, Gallimard, 1990