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  • Su Tung po, « Puisant de l’eau dans la rivière pour préparer le thé »

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    « l’eau vive a besoin d’un feu vif pour bouillir

    je me rends au rocher où l’on pêche pour puiser dans l’onde profonde et limpide

    avec une grande calebasse emprisonnant la lune, je la transvase dans la jarre

    avec une petite louche je remplis la bouilloire nocturne d’eau de la rivière

    quand frémit le thé une écume neigeuse se forme

    au moment où l’on entend le vent dans les pins*, il faut tout de suite servir

    les entrailles desséchées pas encore complètement humidifiées, j’arrête à la troisième tasse

    assis, j’écoute dans la ville déserte les coups longs et courts qui annoncent l’heure »

     

    * l’expression « on entend le vent dans les pins » signifie que l’eau commence à frémir — elle est parfois augmentée de « et la pluie dans les cyprès »

     

    Su Tung po (Su Che) ­ — 8 janvier 1037- 24 août 1101

    in L’extase du thépoèmes chinois

    Traduits par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 2002

    https://moundarren.com/livre/lextase-du-the/

  • Dušan Matić, « Chambre d’hôtel »

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    « Au cours de la nuit un homme se réveille, soudain, dans une ville inconnue, dans une chambre d’hôtel inconnue. L’homme entrouvre les volets de la fenêtre. La nuit est paisible.

    Des pas inconnus.

    Pour la première fois, l’homme se voit autre : inconnu.

    D’où lui vient ce corps ? La nostalgie qui l’accompagne ? Les passions ? L’homme allume la lampe. Il contemple son corps. C’est la première fois qu’il voit ce corps. Il marche. Il voit son ombre sur le mur.

    En quel lieu ? ce personnage ? ce corps ? ces souvenirs inconnus de lui ? ces pensées ? sa stupeur ? Où descend-il maintenant ? N’est-il pas le témoin inconnu, de ces pas, de sa propre chute ?

    Plus un bruit.

    L’écho des pas inconnus se fait entendre à nouveau. Qui portent-ils ? Où se presse celui qui marche ?

    L’homme retourne à ses souvenirs. Aucune trace de souvenir. Ils sont vides, vidés – flacons vides qui auraient pu (qui auraient dû) être pleins. Qui détient l’eau potable du souvenir ? Ne reste-t-il que ces formes vides ?

    Seule est réelle cette obscurité autour de lui, autour des souvenirs, autour de ce corps inconnu.

    Qui habite ce corps ? Les passions, celle de la nuit d’abord, puis les autres, passions dévorantes qui disparaissent, sitôt présentes. Que faut-il faire ? Que doit-il faire pour éteindre ce feu, celui des souvenirs, des pensées, le feu insatiable des passions.

    Au-dehors, le bruit des pas a cessé. C’était donc lui-même celui-là qui marchait sous la fenêtre. Où courait-il ? Pourquoi fuir ? Fuir cette ombre sur le mur, ce corps.

    De nouveau, les pas.

    Qui donc à son réveil imagine cet inconnu ? Pourtant, l’homme est sans besoins, sans désirs, absent. Où situer cet impossible passé : la vie ?

    Ne pas aller jusqu’à cette ombre, là, sur le mur. Ne pas croire à ses pas, à ses désirs, à ses passions, à cette lampe qui le projette là, sur le mur.

    Quels témoignages ? Que faire de celui qui ne peut ni ne sait plus dormir ? que faire de cette impitoyable renaissance ?

    Sur la rive enfin déserte, il “est” à peine ce corps, cette ombre esquissée, aussi intouchable que son corps, lointaine, qui disparaît dans ce lieu qu’il ne peut ni ne veut circonscrire. À chaque nuit, pour chaque réveil, le démon de sa nuit – plus et moins qu’un homme, plus et moins qu’une ombre. Et ce dernier même, il ne le hait point.

     

    Pour la première fois, l’homme s’est à lui-même apparu – ombre incertaine, l’ombre d’un rêve. Semblable à cette voix, en lui, en moi, proche de moi, la voix d’un autre, en tous cas.

    Cela, je l’ai compris tout de suite.

    Toujours ce masque, sur le visage, collé à ses tempes. Je marche, porteur de ce masque – et, chaque fois, un masque différent qu’il ne reconnaît pas. […] »

     

    Dušan Matić,

    « Chambre d’hôtel »

    La porte de nuit – songes et mensonges de la nuit II

    Traduit du serbe par André Dalmas

    Illustrations de Gérard Titus-Carmel

    Fata Morgana, 1973

    http://www.fatamorgana.fr/livres/la-porte-de-nuit

  • Vadim Kozovoï, « Hors de la colline »

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    litographie de Henri Michaux

     

     

    « Entre deux points de douleur, la poésie est la voie la plus courte. Courte tellement qu’à son coup solitaire tombe décapité le temps.

     

     

    Il reste

     

    Seul mon pin qu’il soit près de ta montagne

    les ailes rognées ni ne tourne la tête

    limpide est sans cils la merveille citadelle

    aux aiguilles des yeux en coulisse de colombe

    est-ce au fils de bâtir par vallées décrépites ?

    leurs saisons s’enlisent et leur siècle croule…

    ériger à nouveau sous l’orage proche ?

    les lointains on y touche foules se resserrent…

    si tant est vu tordu dilapidé en miettes

    filouté flûté tout sauf la limpide

    près de la montagne seul mon pin reste

    sans tourner les yeux au passé quittes

    à scruter quelle merveille et rien tête à dire

    rien de plus aux ailes rognées au cimeterre

     

     

    Ton aile

     

    Aile de hölderlin en détresse flottant par sa propre seule faute d’illimité

    d’une faille timide m’a effarouché au point de l’aube l’argileuse fente

    car la veille au soir dans les purs-étangs nous avions moi et mioche mon petit

    vu un hippopotame tenter ivre noir d’abreuver un cygne plus noir vêtu

    fut verdâtre la brute aux souliers tordus qui sous hardes sans indices d’âge

    étirait à bleuir craquelées serrant les babines au nuage frissonneux de sang

    que son âme à vau-l’eau de s’ouvrir transie pourchassait au loin bouche volcanique

    et souffrait de la noire inaccessibilité du bec noir sous la tienne seule en détresse »

     

    Vadim Kozovoï

    Hors de la colline

    Version française de l’auteur avec la collaboration de Michel Deguy et de Jacques Dupin

    Illustrations de Henri Michaux

    Postface de Maurice Blanchot

    Hermann, 1984

  • Yves Bonnefoy, « Deux poèmes »

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    DR

      

    «  L’arbre, la lampe

     

    L’arbre vieillit dans l’arbre, c’est l’été.

    L’oiseau franchit le chant de l’oiseau et s’évade.

    Le rouge de la robe illumine et disperse

    Loin, au ciel, le charroi de l’antique douleur.

     

    Ô fragile pays,

    Comme la flamme d’une lampe que l’on porte,

    Proche étant le sommeil dans la sève du monde,

    Simple le battement de l’âme partagée.

     

    Toi aussi tu aimes l’instant où la lumière des lampes

    Se décolore et rêve dans le jour.

    Tu sais que c’est l’obscur de ton cœur qui guérit,

    La barque qui rejoint le rivage et tombe. 

     

    Une voix

     

    Combien simples, oh fûmes-nous, parmi les branches,

    Inexistants, allant au même pas,

    Une ombre aimant une ombre, et l’espace des branches

    Ne criant pas du poids d’ombres, ne bougeant pas.

     

    Je t’avais converti aux sommeils sans alarmes,

    Aux pas sans lendemains, aux jours sans devenir,

    À l’effraie aux buissons quand la nuit claire tombe,

    Tournant vers nous ses yeux de terre sans retour.

     

    À mon silence ; à mes angoisses sans tristesse

    Où tu cherchais le goût du temps qui va mûrir.

    À de grands chemins clos, où venait boire l’astre

    Immobile d’aimer, de prendre et de mourir. »

     

    Yves Bonnefoy

    Pierre écrite

    Mercure de France, 1965

  • Malcolm Lowry, « Deux poèmes »

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    © Júlio Pomar

     

    «  Poème bizarre

     

    J’ai connu un homme sans cœur :

    Il dit que des enfants le lui ont arraché

    Et l’ont donné à un loup affamé

    Qui s’est enfui l’emportant dans sa gueule.

    Et les enfants ont fui avec l’instituteur ;

    L’animal aussi s’est enfui bien vite,

    Et derrière lui, bizarre poursuite,

    Titubait encor cet homme sans cœur.

    J’ai vu cet homme l’autre jour,

    Gonflé d’un orgueil ridicule,

    Le cœur remis en place et la mine égayée ;

    À son côté, tout radouci, trottait le loup.

     

     

    Pierres blessées

     

    Parfois l’enfant ne sait pas dire son chagrin,

    Mais il entend, le soir, les étranges présages

    Qui annoncent aux pierres blessées, à même le sol,

    Leur libération, ou il apprend que les pierres

    Cœurs brisés, ont parfois l’éclat dur d’un langage.

    Le bruit de la mer rugit au vestiaire

    — Et un reproche ; mais cela même est rassurant :

    Un reproche de moins entre lui et la mort…

    Et là, sur le tapis devant la cheminée,

    Il regarde l’enfer et voit son avenir

    — Qui sait, peut-être une chambre de chauffe ? —

    Pourtant l’enfant, je pense, a connu des fous-rires

    (On dit que de la vie ce sont les seuls remèdes),

    Et puis, n’eût-il pas survécu,

    Saurait-il que Rimbaud a connu ces chagrins,

    Rimbaud dont l’âge d’homme aussi, comme le sien,

    Fut déserté d’amour et privé de langage ? »

     

    Malcolm Lowry

    Pour l’amour de mourir

    Traduit par J.-M. Lucchioni

    Préface de Bernard Noël

    Goauches découpées de Júlio Pomar

    Coll. Le Milieu, éditions de la Différence, 1976

  • Charles Cros, « La vie idéale »

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    Autoportrait de Charles Cros

     

    «  à May

    Une salle avec du feu, des bougies,

    Des soupers toujours servis, des guitares,

    Des fleurets, des fleurs, tous les tabacs rares,

    Où l’on causerait pourtant sans orgies.

     

    Au printemps lilas, roses et muguets,

    En été jasmins, œillets et tilleuls,

    Rempliraient la nuit du grand parc où, seuls

    Parfois, les rêveurs fuiraient les bruits gais.

     

    Les hommes seraient tous de bonne race,

    Dompteurs familiers des Muses hautaines,

    Et les femmes, sans cancans et sans haines,

    Illumineraient les soirs de leur grâce.

     

    Et l’on songerait, parmi ces parfums

    De bras, d’éventails, de fleurs, de peignoirs,

    De fins cheveux blonds, de lourds cheveux noirs,

    Aux pays lointains, aux siècles défunts. »

     

    Charles Cros

    Le coffret de santal — 1873

    in « Œuvres complètes »

    Jean-Jacques Pauvert, 1964