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  • Kobayashi Issa, « Ora ga haru – Mon année de printemps »

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    «On dit que les grenouilles ont appris l’art de voler à un ermite chinois et qu’elles ont laissé une réputation guerrière horrible dans la grande bataille de Tennôji. Cependant, c’est une histoire du passé et maintenant, s’adaptant à notre époque bien gouvernée où la paix est établie, elles vivent en paix avec les hommes.

    Les soirs d’été je déroule ma natte de paille derrière la maison et je les appelle affectueusement. Bientôt du buisson du coin elles s’approchent lentement et, comme les hommes, viennent se rafraîchir. À voir l’expression de leur visage, il semble qu’elles récitent des poèmes. C’est pourquoi elles furent élues juges du concours de poésie Mushi awase “le concours des petits bêtes” de Chôsôji, ce qui devint la gloire de leur vie.

     

    Sereine

    une grenouille

    regarde la montagne

     

    Au rossignol

    la grenouille

    rend une visite de courtoisie

                                   Kikaku

     

    Tu caches

    ce que tu penses

    grenouille ?

                                   Kyokusui

     

    Une goutte de pluie,

    la grenouille

    s’essuie la tête »

     

    Kobayashi Issa

    Ora ga haru – Mon année de printemps

    Traduit du japonais, présenté et annoté par Brigitte Allioux

    Cécile Defaut, 2006

  • Jacques Roubaud, « Ciel et terre et ciel et terre, et ciel »

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    « Grâce à l’art de Constable, lui, Goodman, avait retrouvé non pas le passé, ni le temps, qu’on ne perd jamais parce qu’il n’a jamais été en notre possession mais, ne serait-ce que pour des moments précaires, et sans cesse effacés, quelque chose de son enfance, que la fracture de la guerre, que l’absence de sa mère, la séparation d’avec sa mère, le meurtre de sa mère lui avait fait perdre pendant toutes ces années. Il ne s’agissait pas d’une restitution impossible. Seulement l’offre d’une possibilité : un regard réconcilié avec le passé, avec l’oubli.

    Il avait aimé et rêvé posséder les nuages ; et par les nuages, le ciel. Il avait rêvé d’un lieu sur la terre pour y vivre, qui avait eu pour lui le nom d’Angleterre et qui, il le savait maintenant, n’était pas un endroit ayant jamais existé en ce monde, mais un pays rêvé et inventé par un peintre, le pays de Constable, Constable’s Country. Il avait perdu ces rêves, et de la manière la plus brutale. Et pourtant, il n’avait pas tout perdu. Par le chemin des images, de ciel et de sol, de nuages et de rivières, il pouvait revenir au centre de sa mémoire, au pin d’été dans la garrigue, à la chambre de l’hiver révolu.

     

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    M. Goodman alors pensa que Constable avait fait d’une quête du temps la forme centrale de sa peinture, et découvert, là était son génie, une solution picturale à son mystère dans le contraste entre ciel et terre, entre une terre peuplée des images fixes du passé, des lieux de l’enfance, et un ciel peuplé des images mobiles du présent perpétué en futur, les nuages.

    Loin de s’opposer, comme il l’avait simplistement d’abord cru, les paysages de la Stour Valley et les Cloud Studies de Hampstead ne se contredisaient pas. C’était leur mise ensemble, leur savante “composition” silmutanée qui avait pris en charge le temps. Les nuages en étaient le signe. Ils étaient le signe d’un paradoxe essentiel tracé largement, perpétuellement, dans le ciel : le paysage au sol nous offre la permanence, la fixité émouvante du souvenir. Le ciel éternellement changeant a, lui aussi, une sorte de permanence, puisque les “châteaux de nuages” sans cesse sont défaits puis rebâtis par le vent. Mais cette permanence-là est infiniment plus durable que celle des objets terrestres. Le pourrissement végétal, les ruines des habitations, la mort des êtres, désignent sur terre le passé irrémédiable. Le plus fugitif, le plus changeant, le formel sans forme de la vapeur aérienne dans le ciel se révèle être plus durable que les moulins, que les herbes, que le cottage de Willy Lott, que la Stour River.

    Voilà ce que l’art de Constable avait accompli. Et, pensa M. Goodman, il l’avait fait aussi pour lui. »

     

    John Constable, Études de nuages avec oiseaux, 1821, huile sur papier, Yale Center for British Art, New Haven

    John Constable, Le champ de blé, 1826, huile sur toile, 1826, The National Galery, Londres

     

    Jacques Roubaud

    Ciel et terre et ciel et terre, et ciel

    Coll. Musées secrets, Flohic, 1997

    http://www.argol-editions.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=54

  • Claude Esteban, « Le partage des mots »

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    « Je crois que je ne pus retenir mes larmes lorsque je parvins à dire tout haut : “Il fait jour.” Je comprenais soudain que c’était là le seul poème que j’eusse composé vraiment, que tous les autres n’avaient été qu’une animation factice du discours, qu’il fallait mériter les mots pour qu’ils reviennent, et qu’on ne les méritait qu’en mourant à soi. Ce n’étaient que trois mots, les plus banals de la langue, mais ils disaient hors de toute catégorie esthétique, ce que je n’avais pas su exprimer avec des richesses empruntées à d’autres. Ils étaient devant moi, derechef vivant, reconnaissant, disant le monde. Le langage de la poésie ne constituait pas un univers de signes différent de celui dont usaient les autres hommes. Il était à la fois le même et il se distinguait de celui-ci par une qualité charnelle qu’il était seul à détenir – et cette chair c’était la substance même du poète, devenue parole et promesse de vérité. […]

    La poésie ne se souciait pas de significations établies, codifiées par l’usage, dont les mots représenteraient en quelque sorte la caution. Elle était seule à conférer aux signes verbaux une charge signifiante qui échappait aux catégories, qui faisait de ces mots, quels qu’ils soient, les porteurs d’un sens qui les dépassait sans les détruire. Elle n’avait nul besoin, pour cela, d’une langue plus riche que telle autre. Elle prenait ses matériaux où bon lui semblait. Et l’on pouvait imaginer, tout aussi bien, un poète qui n’aurait disposé que d’un idiome particulièrement démuni, réduit aux signes les plus élémentaires, et dont il se serait cependant emparé pour faire surgir un chant aussi fastueux que l’Iliade. Puisque les trois mots que j’avais sauvés du néant, et sur lesquels je recommençais à bâtir, m’avaient été donnés en français, c’est en français que d’autres viendraient leur apporter un soutien. Eussent-ils été prononcés en espagnol – mais pourquoi ne l’avaient-ils pas été ? – que j’aurais, tout pareillement, répondu à leur appel en cette langue. Je n’avais pas à choisir. Toutes les langues se valent, mais la poésie, plus encore que le lieu où s’est inscrit un destin, décide de celle qui sera la nôtre. Il peut se faire que ce soit la langue que nous considérions comme seconde. Mais ce partage ne dépend pas de nous. Seul le bilingue, par une étrange tentation de l’esprit, croit qu’il peut aller d’un idiome à l’autre à sa guise. Mais il ne vit qu’à la surface de lui-même. Il s’épuise dans la relation : il est en perpétuelle errance, tout persuadé qu’il se veuille de ses pouvoirs d’ubiquité.

    Après plus de vingt ans d’exil, j’avais enfin trouvé une terre, une langue. Certes, elles ne m’avaient accordées que trois mots. Mais c’était le présent le plus magnifique que j’eusse reçu jamais. Car au-delà de ces trois mots s’ouvrait un horizon immense. Je ne faisais que l’entrevoir ; j’avais toute une vie pour essayer de le rejoindre. »

    Claude Esteban

    Le partage des mots

    Coll. L’un et l’autre, Gallimard, 1990