vendredi, 04 décembre 2020
Un matin, dévaler encore…
pour fêter l’anniversaire de mon ami Lambert Schlechter,
ce 4 décembre 2020
Un matin, dévaler encore, la page & la vie, descendre le pichet de vin du vieux Li Po avec l’ami Shen Fu, toujours boire avec un compagnon & chanter avec lui dès que la lune se lève pour égayer le ciel sans limite comme l’amitié, loin de notre pays natal, vieux camarade, nous essayons de ne pas laisser la tristesse nous envahir, il fait frais, allumons le vieux poêle, le cœur est voyageur, d’est en ouest, de rivière en rivière, cette douceur de vivre près des vignes, tout à côté des forêts, nous avons marché longtemps, songeant à nos amis éparpillés qui sont enfin rentrés chez eux, nos livres se confondent, c’est la voix qui est l’identité du poème
Claude Chambard
inédit, extrait de Un matin, en cours
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jeudi, 19 novembre 2020
Bernard Noël, « La chute des temps »
Bernard Noël, 27 novembre 2010, bibliothèque Mériadeck, Bordeaux ©CChambard
Ritournelles 11, Le corps écrit.
[…] l’avenir n’est pas un jour plus un jour
il est maintenant
oh dis-je
si tu ne veux pas de moi
le toi ne pourra te revenir
pas plus que ton image de moi
ne pourra sortir de toi
nul n’est en soi hormis les anges
ton image criera en moi
oh injuste
injuste et mon souffle emportera
le visage qui sur ton visage était
la beauté de mes yeux
et il restera tout à dire encore
de notre vivant puis tu marcheras
sur mon ombre poussant
du pied ce petit tas de mots
le désir
le désir fut ce glissement
vers l’immédiate éternité
le cœur
battant le venir battant
pour que la forme du présent
soit la même que ce battement
quel amour les pierres blanches
autour du lit et l’air
entre les doigts coulant
un silence la peau de l’œil
fraîche les mains cousant
une lumière
je n’écrirai plus
disais-je et tu me répondais
il faut que vive de nous
ce qu’aucune peau ne protège
et qui n’a pas même de chair
pour en mourir […]
Bernard Noël
La chute des temps
Textes/Flammarion, 1983, réédition Poésie/Gallimard, 1993
Aujourd'hui Bernard Noël a 90 ans. Bon anniversaire Bernard.
Dédicace spéciale à Sophie, depuis 1973.
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mercredi, 10 juin 2020
Michaël Glück, « 7 jours en mai »
Les Inédits du Malentendu, volume 2.
Lysiane Schlechter, Dreaming – craie/papier– décembre 2019
01/05
il écrit : cette fleur, la beauté de cette fleur, la beauté est cette fleur ; il écrit ce qu’il tait : la laideur du jour qui n’est pas cette fleur, les couleurs et les cris du matin à l’écoute des nouvelles du monde ; il écrit entre laideur et beauté, entre la bouse et les cils soulignés de khôl des belles Aubrac.
Il écrit : ce jourd’hui n’est pas celui de la fête du travail, ce jourd’hui est anniversaire des luttes des travailleurs, la beauté est cette fleur des luttes, la beauté est dans le refus de la domination, la laideur du jour est dans cette nomination : fête du travail.
02/05
il écrit qu’aujourd’hui n’est pas lendemain de fête, qu’il ne travaille plus, qu’il ne travaillera jamais plus, il écrit qu’une phrase d’arthur rimbaud lui tourne dans la tête et que pourtant il lui faudrait faire travailler sa mémoire, qu’hier n’est pas si loin, hier, il pouvait se souvenir de tant.
il écrit il, parce que sortir de il est exil et qu’on ne connaît pas encore le mot exelle, excelle, oui, ce mot est bien recensé, mais exelle non, il y a comme ça des mots dont on dira néologisme sans le laisser paraître dans l’ordinaire des usuels, c’est ainsi la patience, la lenteur des lexicographes, c’est ainsi.
03/05
il écrit que dans sa main tient le stylo, qu’il aime la couleur et le parfum de l’encre, que les instruments anciens ont une musique d’enfance, qu’écrire est cette enfance muette qu’il affrontait dans la nuit silencieuse quand il entendait derrière les murs de sa chambre les hoquets ou ronflements des parents dans leur grand lit.
il écrit qu’écrire se souvient encore de l’enfance et que la rage lui vient de savoir aujourd’hui enfances plus meurtries encore que la sienne ; il écrit contre. il écrit pour. il écrit pour ne pas guérir de cette belle maladie de vivre ; dehors l’églantine écolière fait des lignes de ciels avec pâtés de nuages.
04/05
il écrit que la main qui écrit est une main négative, que l’écriture dit l’absence, dit la main qui se soustrait au fouissement de la terre, au geste de porter la terre vers la bouche, à celui d’ensemencer et plus tard cueillir, il écrit que la main qui écrit désapprend à tuer.
il écrit : j’ai posé sur le bois le couteau de la faim ; une autre main a pris le bois, le couteau a taillé une autre absence dans le bois, le couteau a taillé les petits dieux absents, a cessé de vénérer, il écrit que la main a offert aux enfants les figurines d’un jeu autre avec l’absence.
05/05
il écrit la soif, l’indécence qu’il y a à écrire la soif quand l’eau manque ; la main tavelée par la soif et les ans ; il écrit, il décrit ; la main cherche dans l’encre façon d’apaiser la soif ; il dit qu’il ne sait d’où lui vient cette soif, cette faim des mots ; il écrit l’enfance muette des phrases restées au fon de l’encrier, sous la craie.
il écrit les vieilles guerres d’écoliers ; se souvient des insultes qui tombaient du ciel avec la poussière des paillassons ; sales étrangers, youtres, youpins ; il écrit ces mots qu’il a entendu derrière les otites ; ces mots qu’il a lus plus tard, qui ne faisaient pas dans la dentelle, sous les bagatelles ; il écrit : massacre.
06/05
il écrit la nostalgie des odeurs d’encre dans la salle des rotatives, les souvenirs des voix qui cherchent les questions plutôt que les réponses, il regarde sa main tachée, le noir bleuit sur la peau rosée et ridée, il murmure le mot événement puis balbutie avènement, il écrit, il n’entend pas sur la place les chants d’oiseaux.
il écrit qu’il aurait aimé écrire, qu’il y a des chansons d’amour inaudibles sous les décombres, que le service public se retire de tout soutien au silence entre les mots, qu’il faut faire du chiffre et mettre en concurrence les longueurs des listes de poètes, qu’il faut assermenter assermentir.
07/05
il écrit qu’il a commencé l’écriture d’un nouveau livre et sait qu’il lui faudra changer de chemin, emprunter les laies transversales, il écrit qu’il faudra donner autre corps autre chair à ce pronom personnel, étoffe vide qui ne préserve ni du dehors ni du dedans, il écrit qu’il a à renoncer.
il écrit tourments des jours des matins, tourments des nuits qui s’encrent, il écrit parce qu’il ne dit pas, parce que quelque chose en lui a cédé au silence ; il écrit pour céder et celer ce silence ; il sait trop la profusion des phrases, les envolées ; il sait qu’il eût pu basculer vers l’excès ; il écrit qu’il lui faudrait brider l’écriture.
Michaël Glück
7 jours en mai
2018
Publié ce jour d’hui pour fêter l'anniversaire de Michaël Gluck.
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lundi, 25 mai 2020
Isabelle Baladine Howald, « La lisibilité des signes »
Isabelle Baladine Howald, entre Sophie & Claude Chambard, été 1985, château de Bonaguil
« J’avais six ans, j’apprenais à lire, à écrire, de façon inséparable.
Je n’ai désormais plus jamais séparé ces deux choses.
Je lisais tout, le moindre panneau, la moindre affiche, la moindre enseigne, le dos d’une boîte, l’étiquette d’un produit, et les livres, tous les livres. J’ai lu tard des livres enfantins, et suis passée en un mois de temps à la littérature.
J’écrivais très mal, c’est toujours le cas —“Écriture impossible”, sur les bulletins ; ça ne m’a jamais arrêtée… J’avais trouvé un monde, le mien, silencieux, solitaire, d’où je n’émergeais que contrainte et forcée, à demi hallucinée, peuplée de fantômes.
Maupassant, dans un de ses livres, décrit son “éblouissement”, enfant, découvrant lors d’un mariage – il me semble –, en se glissant sous la table, “le bracelet de chair” entre le bas et la jarretelle de la jeune fille, tellement émerveillé qu’il dit avoir passé le reste de sa vie à la recherche de ce qu’il éprouva ce jour-là et qu’il n’a, bien sûr, qu’illusoirement retrouvé de temps en temps… C’est le sujet de tous ses livres : l’illusion perdue. L’écriture a de l’expérience érotique au moins cette approche de l’autre dont on ne fait que s’approcher. Mais l’autre, pas plus que l’écriture, personne, jamais, ne l’aura à soi.
La découverte de ce continent fut mon éblouissement à moi. Je passerai ma vie à rechercher cet instant et, parfois, parfois, éperdument reconnaissante, je m’en approche.
Je passerai ma vie à aimer les livres, à tout aimer d’eux, pas seulement les lire ou en écrire. J’aime les écrivains, les éditeurs, les libraires, les lecteurs ; j’aime les bibliothèques privées, plus secrètes que les publiques ; j’aime les textes ; j’aime m’occuper des livres, les ranger, les porter, les nettoyer, les couvrir, les dévêtir de ces affreux plastiques qui les isolent de l’air et des mains, les offrir, les annoter, regarder s’ils sont collés ou cousus (je les préfère cousus), prendre le coupe-papier… Il n’y a plus guère que les éditeurs de poésie à ne pas couper les cahiers des livres par avance. Il y a aussi un petit Beckett, L’Image, qui se vend mal, et dont le stock d’exemplaires non découpés n’est sans doute pas encore épuisé…
J’aime tous des livres. Le plus mauvais d’entre eux sera toujours bien traité ; j’aurai toujours du mal à l’imaginer mis au pilon.
Je m’épuise dans cet amour et, parfois, je désespère de tout ce que je ne peux lire.
Dans le jour qui se lève, on me trouve assise à écrire.
C’est sans doute pour retrouver la lisibilité des signes ou écrire le livre qu’à six ans j’ai cru voir. »
Isabelle Baladine Howald
in Soixante-cinq histoires de livres
Arléa, 2003
Recopier la page, pour souhaiter un bel anniversaire à Isabelle Baladine Howald – née le 25 mai1957.
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vendredi, 08 mai 2020
Millième page : Pierre Bergounioux / Sophie Chambard, « ARTIS SIMIA NATURA »
C’est un fait aussi ancien que la vie, sans doute, que les apparences trompeuses qu’elle adopte pour assurer sa propre conservation. Du jour qu’ont surgi les premiers prédateurs, leurs proies potentielles ont développé une gamme infinie de moyens de défense, d’esquive ou de dissimulation qui laissent confondus les hommes que nous sommes, l’espèce symbolique par excellence. Les formes, les coloris du règne animal, il en est redevable — et nous qu’ils remplissent d’admiration — à la nécessité, sous peine de mort, de paraître autre qu’on est. La phyllie, le phasme se donnent pour une feuille, une brindille. Nous en avons tiré la leçon. C’est la forêt de Birnham en marche vers le château de Macbeth, toutes les espèces de camouflage, depuis que « le feu tue ».
On ne peut manquer de trouver quelque peu ironique la fantaisie qu’il a pris à Araschiana levana de mimer une carte géographique. Après que nous nous sommes ingéniés à copier la nature, à en relever les contours, la teneur, un petit papillon se mêle d’imiter ce produit hautement élaboré de la culture.
Artis simia natura.
Ce livre d’artiste a été réalisé à 6 exemplaires sur vélin d’Arches, dans la collection Le singulier imprévisible, en octobre 2018.
Il est ici reproduit avec l’amicale autorisation de Sophie Chambard & de Pierre Bergounioux à l’occasion de la millième page du blog Un nécessaire malentendu, qu’ils en soient mille fois remerciés.
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samedi, 25 avril 2020
Luís de Camões, « Deux sonnets »
« Amour, j’avais perdu toute espérance
lorsque j’ai visité ton temple souverain ;
pour laisser un témoin de mon naufrage,
au lieu de vêtements, j’ai déposé ma vie.
Que veux-tu donc de plus ? Tu as détruit
tous les ravissements que j’ai connus.
Ne songe pas à me forcer la main :
je ne sais retourner en un lieu sans issue.
Voici mon espérance et ma vie et mon âme,
ces doux trophées de mon bonheur passé
autant que l’a voulu la belle que j’adore.
Tu peux, sur ces trophées, prendre de moi vengeance ;
et si tu ne t’es pas encore assez vengé,
contente-toi des larmes que je pleure.
* * *
Être hardi jamais n’a fait tort en amour
et aux audacieux la Fortune sourit ;
car toujours la craintive lâcheté
est un boulet pour une pensée libre.
Ceux qui montent au Firmament sublime
trouvent là leur étoile qui les guide ;
car le bonheur enclos dans l’imagination
n’est que pure illusion, le vent l’emporte.
Il faut ouvrir une voie à la chance ;
nul ne sera heureux s’il n’agit par lui-même ;
les débuts seuls sont aidés par le sort.
C’est être brave et non fou que d’oser ;
celui qui de vous voir aura la chance
perdra par lâcheté s’il ne bannit sa peur. »
Luís de Camões
La poésie lyrique – une anthologie
Traduit du portugais par Maryvonne Boudoy & Anne-Marie Quint
L’Escampette, 2001
Pour fêter l’anniversaire de la Révolution des Œillets,
25 avril 1974
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jeudi, 23 avril 2020
Pascal Quignard, « Bacon à Chandos »
© : claude chambard
« […] Les mots, ce sont toutes les choses dont vous avez demandé le nom jadis quand rien ne les désignait à votre regard si rien ne venait les nommer. Du temps où vous étiez vous-même alors sans prénom et sans nom. C’est-à-dire quand vous n’étiez même pas le fantôme que votre désespoir vous fait croire que vous êtes devenu. La subjectivité n’est qu’une mélancolie, une aire nue qui n’apparaît si terriblement que quand le flot de la sève et du sang se retire, et non quand le langage déserte. Alors travaillez toutes ces impuissances à dire et forcez, pressez, cultivez toutes les détresses qui en découlent. La langue dont vous disposez a la capacité de votre émotion puisqu’elle en est le lit. Il ne faut pas travailler la langue pour jouir d’elle, ni pour s’abuser, ni pour l’orner, ni pour respecter ses règles, ni pour séduire d’autres hommes, ni même pour héler une femme qui s’est perdue à l’instant de naître et dont la perte vous poursuit d’une façon insaisissable après qu’elle vous a abandonné dans le jour. Il ne faut pas décomposer l’âme dans un esprit d’autopsie alors que ce n’est qu’un souffle emprunté à l’air que la naissance délivre. Il faut adorer, dans la langue acquise, la défaillance d’acquisition qui limite tout sans cesse et qui ne la borne jamais. Il faut lutter avec cette défaillance à dire le monde perdu. […]»
Pascal Quignard
La Réponse à Lord Chandos
Galilée, 2020
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3525
Recopier la page, pour souhaiter un bel anniversaire à Pascal Quignard – né le 23 avril 1948.
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lundi, 13 avril 2020
Liliane Giraudon, « Fonction Meyerhold »
© Marc-Antoine Serra
« que bois-tu que fumes-tu
mangez-vous du caviar des aubergines
j’ai épluché pour toi une orange
appelée sanguine les tranches
je les ai disposées sur une petite
soucoupe blanche
ça te rafraîchira »
Liliane Giraudon
Le travail de la viande
P.O.L, 2019
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-4796-5
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jeudi, 30 janvier 2020
Ariel Spiegler, « Jardinier »
Agnolo di Cosimo dit Bronzino, Noli me tangere, 1561, Paris, Musée du Louvre
Ce n’est pas si courant qu’un livre de poèmes me transporte à ce point. Celui-ci est une vraie surprise. Acheté il y a 48 heures dans une bonne librairie après quelques pages sur place, il m’a bouleversé par ce qu’il donne à lire et à penser, mais aussi par ce qu'il rompt avec bien des façons actuelles. Ce n’est pas si courant aujourd’hui que la chair et l’esprit soient abordés avec générosité, réelle envie de partage, quête de soi-même dans l’amour de l’autre, qu’il soit humain ou d’essence divine – le jardinier on l’aura compris est le Christ ressuscité que Marie-Madeleine rencontre près du tombeau, comme le rapportent Jean & Marc. Reprenant, poursuivant, au fond, ce que quelques-uns de ces prédécesseurs ont mis en route – Thérèse d’Avila & Jean de la Croix, pour aller vite –, Ariel Spiegler – dont je ne connaissais rien –, bouleverse les habitudes et les sens en six parties, où le « je », le « tu » qui vont de l’un à l’autre — « petite », « Ariel », sont forcement plus définis —, sont les moteurs d’un dialogue intérieur et d’une passion qui porte à vaincre ce que le monde et le temps opacifient, abiment. Ce sont « L’appel d’un homme incompréhensible », « une mélodie, une espèce de couleur », « la meilleure part de toi », le désir, bien sûr, la recherche, l’erreur forcément, le questionnement permanent, qui constituent ce livre très sensuel et divin où, par exemple, « je me suis mélangée à son corps » et « j’ai chanté trop tôt la prière des humains et des anges » seraient des passages qui nous donneraient des nouvelles, de nous-même, perdus et déliés dans la passion et réunis dans l’écriture et la lecture. C’est dire si ce livre est nécessaire.
Claude Chambard, 30 janvier 2020
« Je t’adore
Qui es-tu ?
Avant que je parle, que je batte,
il y avait l’espace immense.
Tu as présidé à l’aurore.
Aucun oiseau n’est tombé sans toi.
Toute la nuit je t’ai voulu
mais que dure la nuit ?
Je t’adore.
J’ai fait d’un rien du tout
une histoire extravagante,
des nœuds marins
et les nuages allaient, sans pensée, au-dessus de moi.
Que je t’adore en marchant, en dormant,
que je t’adore par tous les visages.
Soulève-moi jusqu’à ta face,
effeuille-moi, amoindris-moi,
disperse-moi dans ta lumière.
Je t’adore.
Surgis, vivante, lève-toi
et cherche celui qui t’attend depuis
avant ta naissance
pour que tu deviennes
libre comme lui.
Ne cesse pas de chanter, de le vouloir,
chante. »
Ariel Spiegler
Jardinier
Gallimard, 2019
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dimanche, 18 août 2019
Pascal Quignard, « L’évanouissement »
© cchambard
« Le samedi 18 août, le premier jour de la canicule, j’étais dans le jardin, je dormais dans un fauteuil transatlantique à l’ombre du bûcher, il faisait 38 degrés, j’ai entendu un bruit sur la rivière, ou, dans un rêve, j’ai vu un enfant qui venait sur la rive, je me suis levé, j’ai voulu traverser l’herbe pour rejoindre le bord de l’Yonne mais, dans le mouvement même de me lever, j’ai eu un vertige, mon pied droit a lâché, tout mon corps a commencé une étrange rotation, ma tempe droite et mon oreille sont venues frapper la poutre qui soutient l’auvent du premier ermitage, mon corps a continué de tourner sur lui-même, s’est mis à fléchir, mon genou s’est ouvert sur une pierre, j’ai rebondi un peu sur les cailloux, un bleu s’est étendu sur ma hanche gauche, j’ai un peu sursauté dans l’herbe grillée et chaude, mon bras s’est couvert d’égratignures tandis que, mon torse se décurvant tout à coup, ma tête a été projetée en arrière sur une marche, je me suis évanoui. Étrange danse lente de tombée sur la terre faite de trois rebonds, dont j’ai le souvenir physique, comme une valse où plus aucun muscle ne fonctionnait, où plus aucune volonté n’agissait, mais dont le temps fort ne pouvait pas manquer d’être le dernier, — de s’adresser au dernier.
Je me suis éveillé plus tard dans l’après-midi, sur le dos, sur la terre, le corps en plein soleil, la nuque couverte de sang, dans le plus total silence.
La déposition de croix. Le dépôt du corps tombé en transe sur la terre. La descente du corps sur la terre dans la naissance. La tombée du corps dans la mort.
Je ne cesse de méditer que la première image humaine tombe.
Aussi bien naissance que mort, c’est le point de naissance-mort. Ce point de contact avec la terre-propre-au-second-monde. Ce point de contact du corps et de la terre, c’est le dernier royaume. »
Pascal Quignard
L’Origine de la danse
Galillée, 2013
Cette page, je me & vous l’offre pour mon anniversaire. Elle est d’un ami cher.
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vendredi, 31 mai 2019
Pascal Quignard, « La leçon de musique »
Marin Marais par André Bouys, 1704
« La cloison sonore est première dans l’ordre du temps. Mais je songe – avant que nous soyons enveloppés de notre propre chair – à la cloison tégumentaire d’un ventre autre. Puis la pudeur sexuelle, la présence ou la menace de l’émasculation, qui ne sont pas dissociables de la cloison vestimentaire. Non pas les corps : certaines parties du corps, non pas les plus personnelles, mais assurément les plus distinctes, qui sont soustraites à la curiosité d’autrui. Il faut alors supposer une espèce de son étouffé qui est comme le sexe dérobé. C’est le secret de la musique. Dans ce sens Marin Marais décide de devenir le virtuose de la basse de viole, dût-il passer sur le corps de son maître. Sans doute une espèce de son étouffé peut être formée à l’aide du piano-forte ou du violoncelle. Mais de nos jours, dans le cas du clavecin, de la viole de gambe, il en va comme si une tenture, une tapisserie, une cloison nous séparaient de ces sons étouffés, et les étouffent. Le plus lointain en nous, il nous brûle les doigts. Nous le cachons dans notre sein et pourtant il nous paraît plus ancien que la préhistoire, ou plus loin que Saturne. Jean de La Fontaine, dans le même temps, cherche à l’aide de vieux mots, de vieilles images revigorées, la nouveauté, la jeunesse même d’un effet archaïque. Je n’avais pas la vue dans ce temps, pas plus que je n’avais la disposition du souffle, ni du vent, ni de l’air atmosphérique, ni de la profondeur des cieux. J’ai intensément et comme à jamais l’impression de ne pas entendre tout à fait et de ne pas être sûr de comprendre tout à fait.
[…]
Rue de l’Oursine, il s’était fait aménager un cabinet de musique qui donnait sur le jardin et qui causait de la surprise aux musiciens de ses amis et aux élèves tant il était en proportion petit. On ne pouvait y jouer à plus de deux violes et c’est pourquoi Marais avait été contraint de louer une salle plus vaste, rue du Batoir, pour y donner ses cours. C’était une réplique de la cabane de Sainte-Colombe, cinquante ans plus tôt, dans le bois de mûrier. Il était recouvert de boiseries de chêne clair. Deux tabourets recouverts de velours de Gênes rouge. Près de la fenêtre – d’où Marais avait plaisir à voir ses arbres et ses fleurs – une chaise longue datant du XVIIe siècle, une vieille “duchesse” de velours jaune, une table à écrire, un nécessaire à écrire au couvercle fait de pierres d’agate.
[…]
Durant les années 1726, 1727, 1728, il avait à peu près cessé de parler. Comme les vieillards qui, pour justifier la mort ou pour supporter la proximité de plus en plus pressante et de plus en plus effrayante de leur fin, édifient à pleines mains mille motifs de haïr le monde qu’ils quittent sans qu’ils le veuillent, il prétendait qu’il avait chuchoté un chant à des oreilles qui ne se trouvaient plus sur les visages. Que, sans qu’il sache comment, il était comme un poète qui écrirait des vers dans une langue dont le peuple aurait été décimé en une nuit. Que l’art de la viole avait connu son plus haut état alors que le public avait déjà cessé de lui accorder son attention. Qu’il avait écrit sur l’eau, au rebours du courant, dans le mouvement impossible qui va de nouveau vers la source. »
Pascal Quignard
La leçon de musique
Textes du XXe siècle, Hachette, 1987, rééd. Folio, 2002
Marin Marais est né le 31 mai 1656 à Paris, où il est mort le 15 août 1728.
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mardi, 23 avril 2019
Pascal Quignard, « La vie n’est pas une biographie »
« Le nostos
“À ceux qui partent on souhaite le retour.” C’est le songe. Le rêve – qui habite au-dessous du songe – va directement au contraire de cette prière des anciens Grecs.
On quitte l’enfer.
On quitte l’enfer où les ombres vous hèlent, où les grandes robes sombres vous poursuivent. Où les visages hurlants, les chignons dénoués, les cheveux défaits, flottants, crient contre vous, ou geignent timidement.
On quitte l’autre monde pour le monde totalement autre que soi. On se déroute où on ne sait plus. On ne sait plus la forme que l’on a. On ne sait plus dans quel règne on peut être.
Puis il y a un moment dans l’opacité impénétrable de la nuit, à la fin du sommeil, où les images s’arrêtent. Alors les mots sortent comme les chants des oiseaux commencent. Des phrases complètes se déroulent sous les paupières refermées, elles poussent dans l’ombre irrésistiblement, elles circulent, se développent, s’éploient, hantent, s’affirment et il faut se lever. Il faut les noter. On monte en titubant l’escalier dans le noir, on va s’étendre et se receler dans le petit lit de l’aube, juste à l’aplomb du velux pour pouvoir écrire à la première lumière qui tombe de l’astre. Pour l’instant on allume la lampe et on transcrit la phrase toute faite et on laisse, à partir d’elle, buissonner d’autres mots, des racines de mots, des préfixes ou des morceaux de mots ou bien des assonances, d’autres phrases, un rythme, des périodes, des contrastes, des attaques, des heurts. On ne s’éveille pas tout à fait en écrivant.
Enfin la nuit insensiblement se résorbe.
La lumière naît bien avant que l’étoile paraisse.
Une pâleur illumine la page.
C’est l’aube. À l’instant où l’incroyable pluie de lumière commence de tomber d’un coup du vasistas on peut fermer les yeux, on peut chercher du bout des doigts l’olive sur le fil qui pend, on peut couper la lumière électrique, le corps peut s’alanguir et le souffle s’apaiser, on est heureux, on pose le crayon ou le minuscule feutre à la pointe si fine. On recommence de lire. La nuque et le dos reposent si bien sur les oreillers contre le mur de l’ancien grenier de la maison devenue une minuscule chambre d’enfant ne laissant place qu’à un minuscule matelas large de 80 centimètres posé sur rien, à même le plancher de bois. Petite solitude naine, étroite, indestructible, aussi enveloppante que l’arrière-faix du premier monde inguérissable, sublime. »
Pascal Quignard
La vie n’est pas une biographie
Galilée, 2019
Recopier une page de Pascal Quignard pour son anniversaire.
Bon anniversaire Pascal.
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