dimanche, 02 décembre 2018
Jean-Luc Godard, « Le cinéma est fait pour penser l’impensable »
« Je n’ai pas le sentiment de savoir inventer, mais j’ai le sentiment de savoir trouver des choses, et de les assembler. Et je ne suis pas du tout gêné de faire n’importe quel film, avec n’importe quoi. Vous me proposez un lacet de chaussures et un ver de terre, vous me proposez un budget qui est conséquent par rapport à ces deux choses, et je fais le film. J’ai toujours eu le sentiment de faire le film qu’on me demandait, c’est-à-dire, d’être très sartrien : “L’homme est ce qu’il fait qu’on fait de lui. » Les films, c’est la même chose, je n’ai jamais rêvé de faire je ne sais quoi. Les citations ne me protègent pas, ce sont des amies. Ils ont créé des choses, pourquoi ne pas les utiliser. S’il y a des arbres, pourquoi ne pas les filmer. Si c’est une rue, si ce sont des gens, il faut en faire quelque chose. Ce n’est pas à moi, mais je peux en faire quelque chose. Il y a peut-être des droits d’auteur, on doit pouvoir les toucher, pourquoi pas ? Mais si on me demande : “Est-ce que je peux prendre un extrait, est-ce que j’ai le droit ?” Je réponds : “Non seulement tu as le droit mais tu as le devoir de le faire.” Un bout de phrase vous aide à en construire un autre. Je n’ai inventé ni le verbe, ni le complément. Alors je m’en sers. C’est une merveille que d’avoir quelques jolies phrases à sa disposition, de pouvoir siffler un air de musique, qu’il soit de Mozart, ou de Gershwin, c’est une vraie merveille de penser aux gens qui les ont faits. Et je ne vais pas citer toutes les références dans le générique, parce qu’à ce moment là, ça devient autre chose, ça devient une connaissance livresque. C’est en vieillissant que je commence à avoir des idées de films à moi. Alors je me dis tant mieux. Delacroix disait aussi qu’il ne connaîtrait la peinture que lorsqu’il n’aurait plus de dents. »
Jean-Luc Godard
Entretien avec André S. Labarthe, Strasbourg le 15 décembre 1994
In Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard (tome 2, 1984-1998)
Édition établie par Alain Bergala
Cahiers du cinéma, 1998
Bon anniversaire JLG
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vendredi, 18 mai 2018
W. G. Sebald, « Les émigrants »
DR
« Nous partions aussi à la campagne, les jours où il faisait particulièrement beau, pour découvrir le règne végétal ou, sous prétexte d’herboriser, nous occuper tout simplement à ne rien faire. Pour ces sorties qui avaient lieu le plus souvent au début de l’été, il arrivait que se joignît à nous le fils du coiffeur et “croque-mort” Wohlfahrt, qui passait pour n’avoir pas toute sa tête. D’âge indéterminé et d’une humeur infantile et toujours égale, ce grand échalas que personne n’appelait jamais autrement que Mangold, vocable qui désigne à la fois un prénom et ce légume filandreux qu’est la bette, était aux anges quand il pouvait nous accompagner, nous qui n’étions même pas encore adolescents, et nous faire la démonstration que, bien qu’incapable de venir à bout du calcul le plus élémentaire, il était en mesure de dire à quel jour de la semaine correspondait n’importe quelle date prise au hasard dans le passé ou le futur.
Ainsi, si l’on disait à Mangold que l’on était né le 18 mai 1944, il répondait aussitôt que c’était un jeudi. Et quand on essayait de le mettre à l’épreuve en lui posant des questions plus difficiles, comme la date de naissance du pape ou du roi Louis, il nous disait illico qu’il s’agissait de tel jour ou de tel autre. Paul, qui lui-même était excellent mathématicien et de surcroît très bon en calcul mental, essaya des années durant, en le soumettant à toutes sortes d’expériences et de tests sophistiqués, de percer le secret de Mangold. Mais autant que je sache, ni lui ni personne n’y parvint jamais, pour la simple raison que Mangold ne comprenait presque rien aux questions qu’on pouvait lui poser. »
W. G. Sebald
« Paul Bereyter », in Les Émigrants — 1992
Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau
Actes Sud, 1999
Max Sebald est né le 18 mai 1944.
Bon anniversaire Max.
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lundi, 23 avril 2018
Pascal Quignard, « Une Journée de Bonheur »
© : Frédéric Desmesure/Ritournelles
« Ce n’est pas une image : cette vieille plume d’oie ou d’oiseau tenue très fort, serrée entre le pouce, l’index et le majeur dont les phalanges blanchissent, réinstaure, le plus qu’il est possible, le holding indicible jadis vécu dans l’ombre, quand on pinçait, avec les mêmes trois doigts, le cordon nourricier, pour accélérer l’écoulement du suc, pour le rouler sous les doigts comme un fuseau, pour s’agripper à lui comme à une corde ou une tige.
Tenir c’est joindre.
Tenir c’est adhérer et adhérer c’est déjà étreindre.
Écrire c’est agripper ces trois doigts sur le fil imaginaire – sur la ligne qui s’invente à l’horizon du réel sans y être, au bout de la lumière du jour.
S’accrocher.
Tenir le coup.
Survivre. »
Pascal Quignard
Une Journée de Bonheur
Arléa, 2017
Recopier la page, pour souhaiter un bel anniversaire à Pascal Quignard – né le 23 avril 1948.
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mercredi, 11 avril 2018
Thomas Bernhard, « Corrections »
DR
« Alors que nous avons en vue notre travail et ce qu’il y a de dangereux et de fragile dans notre travail, nous utilisons la majeure partie de notre temps uniquement pour d’une manière générale pouvoir jeter un pont pour traverser le temps le plus proche, toujours le temps le plus proche de nous et nous pensons que, d’une manière générale, nous avons seulement besoin de penser à jeter un pont pour traverser le temps et non pas de penser au travail, à plus forte raison à un travail compliqué, requérant toute notre existence. Peu importe comment, seulement jeter un pont pour traverser, pensons-nous, sentons-nous instinctivement. Cela déjà étant enfant. Comment avancer, c’est que nous pensons sans interruption, et la plupart du temps, il est complètement indifférent de savoir comment nous avançons pourvu que nous avancions. Parce que c’est seulement sur le fait d’avancer et sans rien effectuer au-delà de cet objectif, ainsi s’exprime Roithamer, que nous devons concentrer nos énergies physiques et intellectuelles disponibles. Le travail, un auxiliaire pour nous faire traverser le temps intermédiaire, peu importe quel travail, quelle occupation, bêcher dans le jardin ou pousser au premier plan un objet de réflexion philosophique, c’est la même chose. Ensuite nous sommes possédés par une idée et nous n’avons au fond que la force de survivre, c’est pourquoi nous sommes dans un état plein de tourments extrêmes. Nous ne sommes engagés à rien, ainsi écrit Roithamer, rien souligné. Comme on nous a mis dans nos têtes d’enfants que nous n’aurons un droit à la vie que si nous travaillons raisonnablement, comme on nous assuré que nous devons accomplir notre devoir ! »
Thomas Bernhard
Corrections (1975)
Traduit de l’allemand par Albert Kohn
Gallimard / Du monde entier, 1978, rééd. Gallimard / L’imaginaire, 2005
Cet extrait, pour souhaiter un excellent anniversaire à Emmanuel Hocquard, né le 11 avril 1940,
qui vient de publier chez P.O.L, Le cours de Pise
http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2018/03/15/...
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mardi, 30 janvier 2018
Gérard Haller, « Le grand unique sentiment »
Rembrandt, La Lutte de Jacob avec l'ange, 1659
Staatliche Museen, Gemäldegalerie, Berlin
« mains bras ailes
oh ailes
visage nu de l’un face au nu
de l’autre comme ça qui se présentent
ensemble le vide d’avant et l’intime
infini.
Le lointain : qui le font désirable
komm tu dis
c’est chaque nuit.
Nous nous prenons dans les yeux les larmes
plus loin nous nous implorons komm
prends-moi etc. et c’est chaque fois
comme si c'était la première nuit
sur la terre de nouveau comme
si c’était nous là-bas les deux
tombés nus du ciel et tu es là
je suis là tu dis regarde et tout
recommence
visage de l’un face à l’autre
dedans plus loin qui appellent
encore et encore
qui demandent la lumière
et tu me fais avancer dans toi
au bord et tu prends ma tête
comme ça dans ta main
et tu la poses sur ton sein
et tu dis mon nom
komm tu dis
et je suis toi de nouveau
dans le nu de ta voix
là-bas sans moi
et je ferme les yeux
[TEMPS]
tout le temps de l’étreinte
comme si c’était pour entendre
seulement ça qui appelle dedans
nous sans nom sans voix.
Nu seulement plus nu encore
et soudain c’est toi »
Gérard Haller
Le grand unique sentiment
Coll. « Lignes fictives », Galilée, 2018
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lundi, 11 septembre 2017
Pierre Reverdy, « Le Voleur de Talan »
DR
« DÉDICACE PRÉFACE
L’Arme qui lui perça le flanc
Sa plume
Et le sang qui coulait
noir
de l’encre
O vie factice et délicieuse plus réelle
En bas c’est un abîme familier
qui s’ouvre
Une bête venait de remuer
On entendit un sabot gratter le pavé sous la paille
Puis un cri
Attendez-vous à ce qui va se passer
Quelqu’un mit un œil à la lucarne
et regarda
C’était encore la nuit mais la pendule balançait son battant sans sonner les heures et on dut attendre le jour pour savoir de quoi il s’agissait
Les années passent vite dans la tête
obscure d’un enfant
Puis il n’y a plus qu’un souvenir unique qui se transforme
Cependant si l’on regardait
attentivement le même point on
s’apercevrait qu’il n’a pas bougé
C’est un jeu de lumières
On ne voit plus les mêmes couleurs
Et les oreilles aussi auront changé
Quelle épaisse fumée
En essayant d’écarter les ténèbres avec ses doigts il s’est déchiré la figure et le cœur
S’il s’était rencontré lui-même à quelque carrefour
La roue d’une voiture qui passait le frôla et son veston resta taché de boue jusqu’à la fin
Combien y avait-il de temps qu’il
était sorti
Entre tous les objets il y avait un vide qu’il aurait voulu combler et sa tête flottait de l’un à l’autre
Le vent l’aurait emporté au-dessus
des arbres s’il avait voulu
Et toi tu restes là penché sur le parapet
en ayant l’air d’attendre
La cloche qui sonne ne t’appelle
pas
Les sirènes font gémir les ardeurs
d’un autre climat
Une image
Il faut couper toutes les entraves et partir
les mains devant
Au fond de soi il y a toujours un pauvre enfant qui pleure »
Pierre Reverdy
Le Voleur de Talan – roman
Imprimerie Rullière, Avignon, 1917, rééd. Flammarion, 1967
Pierre Reverdy est né le 11 septembre 1889 à Narbonne et mort le 17 juin 1960 à Solesmes.
20:11 Publié dans Anniversaires, Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : pierre reverdy, le voleur de talan, rullière, flammarion
dimanche, 27 août 2017
Cesare Pavese, « Le métier de vivre »
DR
« 10 novembre [1938]
La littérature est une défense contre les offenses de la vie. Elle lui dit : “Tu ne me couillonnes pas ; je sais comment tu te comportes, je te suis et je te prévois, je m’amuse même à te voir faire, et je te vole ton secret en te composant en d’adroites constructions qui arrêtent ton flux.”
À part ce jeu, l’autre défense contre les choses, c’est le silence où l’on se ramasse pour bondir. Mais il faut se l’imposer, ne pas se le laisser imposer. Même pas par la mort. Choisir nous-même, au besoin, un mal est l’unique défense contre ce mal. Voilà ce que signifie l’acceptation de la souffrance. Non pas résignation mais élan. Digérer le mal d’un coup. Ils ont l’avantage ceux qui, par nature, savent souffrir d’une façon impétueuse et totale : de la sorte, on désarme la souffrance, on en fait notre création, notre choix, notre résignation. Justification du suicide.
Ici la Charité n’a pas de place. À moins peut-être que ne soit la vraie charité cette projection violente de soi-même ?
30 mars [1948]
L’odeur de la première pluie nocturne, sous le ciel clair. Saison ouverte, retour.
Dans la vie, il n’y a pas de retour. Beauté de ce rythme discordant – sur le retour périodique des saisons, la progression des années qui colorent de façon toujours différente un thème semblable – mesure et invention, constance et découverte – l’âge est une accumulation de choses semblables que l’on enrichit et que l’on approfondit de plus en plus. »
Cesare Pavese
Le métier de vivre
Traduit de l’italien par Michel Arnaud
Gallimard, 1958
Cesare Pavese est né le 9 septembre 1908 à Santo Stefano, il s'est suicidé le 27 août 1950 dans une chambre d’hôtel à Turin.
On pourra lire l’immense poème de Vasco Graça Moura, http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2015/08/11/...
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vendredi, 25 août 2017
Robert Pinget, « Théo ou le temps neuf »
DR
« L’enfant dit tonton pourquoi il faut mourir ?
Le vieux répond ce sont les autres qui nous font mourir.
Pourquoi tonton ?
Parce qu’ils ne nous aiment plus.
Alors moi je t’aime alors tu mouriras plus.
Le vieux se rendort. L’enfant continue sa lecture.
Le merle est présent ou quelqu’un de sa descendance.
Siffle trois notes.
La forêt lointaine, le blé qui lève, les pruniers en fleurs, tout est dans l’ordre.
Des mots trop vite dits. La plume se rebiffe.
Mais le vieux s’en moque. Il dit va falloir une grande lecture pour assurer tout ça.
Qu’est-ce que c’est une grande lecture tonton ?
Celle qui ne tient compte ni de l’heure ni des saisons ni de rien que d’elle-même.
Elle est égoïste tonton.
Non, elle est libre.
Le scribouillard est pris de fou rire.
De son lit il tâtonne vers la table de chevet et reprend sa plume.
Il écrit passons à des souvenirs qui ne m’appartiennent plus. Où les trouver. Dans cette liasse de papiers là-bas, couverts d’une écriture inconnue.
Que mon désarroi soit ma force.
Répéter soit ma force.
Dans tes histoires des fois tonton on voit un vieux bonhomme qui monte dans les collines grises qui c’est ?
Je ne sais pas. Il ne m’a rien dit. Je le vois toujours de dos, jamais sa figure, il s’éloigne, il marche lentement, il n’arrivera jamais nulle part puisque je le revois chaque fois au même endroit en train de s’éloigner.
Mais tu le vois où ?
Dans ma tête.
Mais où c’est les collines grises dans ta tête aussi ?
Non, dans un pays de soleil, je les connais, je les aime.
Mais ton bonhomme il est triste on a pas envie de le rencontrer pourquoi tu l’écris ?
Parce qu’il m’oblige à l’écrire.
Alors il te parle ?
Non. Mais je sais qu’il doit être dans mon livre.
Comment tu le sais ?
Qu’est-ce que tu dis tonton ?
Des choses pour les enfants, mon ange. Tu es écrit là tu vois sur mon carnet. Jamais personne ne pourra dire que je n’ai pas dit la vérité. »
Robert Pinget
Théo ou le temps neuf
Minuit, 1991
Robert Pinget, né le 19 juillet 1919 à Genève est mort le 25 août 1997 à Tours. Il vivait depuis 1964 à Luzillé, en Touraine.
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vendredi, 18 août 2017
Pascal Quignard, « Vie secrète »
La Rive dans le noir © cc
« Ceux qui aiment ardemment les livres constituent, sans qu’ils le sachent, la seule société secrète exceptionnellement individualisée. La curiosité de tout et une dissociation sans âge les rassemblent sans qu’ils se rencontrent jamais.
Leurs choix ne correspondent pas à ceux des éditeurs, c’est-à-dire du marché. Ni à ceux des professeurs, c’est-à-dire du code. Ni à ceux des historiens, c’est-à-dire du pouvoir
Ils ne respectent pas le goût des autres. Ils vont se loger plutôt dans les interstices et les replis, la solitude, les oublis, les confins du temps, les mœurs passionnés, les zones d’ombre, les bois des cerfs, les coupe-papier en ivoire.
Ils forment à eux seuls une bibliothèque de vies brèves mais nombreuses. Ils s’entre-lisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans le recoin de leurs bibliothèques tandis que la classe des guerriers s’entre-tue avec fracas sur les champs de bataille et que celle des marchands s’entre-dévore en criaillant dans la lumière tombant à plomb sur les places des bourgs ou sur la surface des écrans gris, rectangulaires et fascinants qui se sont substitués à ces places. »
Pascal Quignard
Vie secrète
Gallimard, 1998
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mardi, 13 juin 2017
Fernando Pessoa, « Le livre de l’intranquillité »
DR
« Depuis cette terrasse de café, je contemple la vie en frémissant. J’en vois bien peu — elle, cette éparpillée — concentrée ici sur cette place nette et bien à moi. Un marasme, semblable à un début de saoulerie, m’élucide l’âme sur bien des choses. En dehors de moi, j’entends s’écouler, dans les pas des passants, la vie évidente et unanime.
En cette heure-ci, mes sens se sont figés et tout me paraît différent — mes sensations sont une erreur, confuse et lucide tout à la fois, je bats des ailes mais sans bouger, tel un condor imaginaire.
Pour l’homme vivant d’idéal que je suis, qui sait si ma plus vive aspiration n’est pas réellement de rester simplement ici, assis à cette table, à cette terrasse de café ?
Tout est aussi vain que de remuer des cendres, aussi vague que l’heure où ce n’est pas encore le point du jour.
Et la lumière jaillit, se pose si sereinement, si parfaitement sur les choses, elle les dore d’une telle réalité, souriante et triste ! Tout le mystère du monde descend jusqu’à mon regard, pour se sculpter en banalité, en spectacle de la rue.
Ah ! comme le quotidien frôle le mystère, si près de nous ! Montant à la surface, touchée par la lumière, de cette vie complexe et humaine, comme l’Heure au sourire indécis monte aux lèvres du Mystère ! Comme tout cela vous a un air moderne ! Et, au fond, que tout cela est ancien, est occulte, et tout imprégné d’un autre sens que celui qu’on entrevoit luire en toute chose ! »
Fernando Pessoa – Bernardo Soares
Le livre de l’intranquillité, volume II
Traduit du portugais par Françoise Laye
Présenté par Robert Bréchon
Christian Bourgois, 1992
Fernando Pessoa est né le 13 juin 1888 à Lisbonne.
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