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pascal quignard

  • Pascal Quignard, « Refugium »

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    © : CChambard

     

    « Soudain j’en suis sûr. Je le sais. Je n’ai plus le choix. Il faut que j’aille travailler là-haut. Il faut que je me sépare de ceux qui sont en bas. Il faut que, dans l’impatience d’être seul, je saute hors du monde.

    C’est comme le hourvari dans la forêt : Le chevreuil anxieux soudain saute hors de la voie pour ne plus être repéré, pour ne plus être pourchassé, pour ne plus être sonné, pour ne pas mourir.

    « Là-haut » est une petite chambre sous le toit. Ce n’est qu’un matelas d’enfant de quatre-vingts centimètres de large sous un Velux. Et ce n’est qu’un vieux corps nu qui, chaque jour, au milieu de la nuit, se glisse sous le drap, se glisse sous le ciel, se glisse sous la lune, se glisse sous les nuages qui passent, se glisse sous l’averse qui crépite. Si un jour je ne me rends pas là-haut, si un jour je ne me retranche pas des autres hommes, des malaises surviennent et l’envie de mourir remplace l’envie de fuir. Si je vais ne serait-ce qu’une seule heure là-haut, dans mon lit de silence, ne voyant que l’immense profondeur céleste par l’espèce de chien assis qui offre sa lumière à la page, mes maux se dissolvent, la paix gagne, l’âme s’ouvre, je ne souffre plus de rien, je m’oublie, l’intérieur de la tête non seulement se dégrise mais s’effrite, mon âme devient transparente, translucide, sinon lucide, sinon devineresse.

    Siècles, familles, enfants, nations se dissolvent là-haut.

    Page du ciel toujours lisible entre les tuiles et les rebords de zinc.

    Les nuages aux mille formes qui défilent au travers de ce rectangle - de ce petit templum qui ajoure le plafond et qui perce le toit - projettent leurs ombres sur la feuille de papier, sur le plancher de bois blanc, sur la blancheur du drap, même sur la couverture de laine polaire légère.

    Ce lieu, ce mouchoir de lieu, ce sudariolum de lieu, changer la bouteille d’eau, changer l’ampoule nue qui pend au bout de son fil qui éclaire admirablement la page lue ou la page qui s’écrit, laver les draps, les petites boîtes contenant les recharges d’encre par terre pour les stylos, faire le ménage, chaque dimanche, au terme du travail, comme une pauvre messe, au moins laver avec une éponge imprégnée d’eau de Javel le sol de lattes blanches pour le plaisir des petites narines retroussées des chats qui en assurent l’inspection méticuleuse à chaque crépuscule, travailler dans ce lieu, rendent ma vie nécessaire, plus modeste, plus désenténébrée, plus offerte, plus simple.

    Ma vie devient plus claire tant elle se fait plus simple, mon corps plus maigre se fait plus absent, mon esprit plus vide, plus avide. »

     

    Pascal Quignard

    Mourir de penserDernier royaume IX

    Grasset, 2014

     

     

    Pascal Quignard est né le 23 avril 1948.

  • Pascal Quignard, « Lascaux (extrait) »

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    « Chacun se fait une image caverneuse et obscure de l’intérieur de sa tête. Chacun se fait une image caverneuse et obscure du ventre maternel. La “cavité céphalique” répond à la “cave” utérine — à ce qu’on nomme pudiquement dans les romans anciens le “sein” ou le « giron”. Les grottes furent de ce fait des crânes à rêves c’est-à-dire des utérus reproducteurs des êtres dont les images étaient accrochées aux parois.

    Nuits gravides, réservoirs cynégétiques, le monde paléolithique eut peur des retours de toutes ces images du jour et de tous ces êtres pourtant massacrés ou absents que les rêves imposent au corps qui dort.

    Une des premières peurs humaines fut celle de la symétrie, c’est-à-dire la réciprocité, ou encore la rétroversion. L’arroseur arrosé. Le chasseur pourchassé par le chassé. Peur d’être poursuivi sans fin par celui qu’on poursuit sans fin. Peur du talion.

    Peu importent les mots dont j’use — puisqu’ils manquaient à ceux dont je cherche à imaginer les images.

    La culpabilité puisa dans les rêves rétrocessifs (avant même les miroirs).

    La première figuration d’un homme a été peinte à l’aide d’un flambeau sur la paroi entièrement obscure d’un puits profond au cœur d’une grotte elle-même obscure. La première image humaine enfouit physiquement dans la nuit cette peur : le tueur tué, le prédateur devenu proie.

    La rétrospection interdite.

    Interdite à la femme de Lot qui se retourne sur Sodome en flammes.

    Interdite à Orphée qui se retourne sur sa femme qui remontait derrière lui du monde des morts.

    Dans la rétrospection ce qui est fui c’est le boomerang : le retour du bâton. »

     

    Pascal Quignard

    La nuit sexuelle

    Flammarion, 2007

  • Pascal Quignard, « Tout en haut de la maison de l’Yonne… »

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    dans le jardin de la maison de l'Yonne, 6 août 2024 © CChambard

     

    « Tout en haut de la maison de l’Yonne il y a une pièce extrêmement petite et mansardée. Le lit y est étroit, il fait quatre-vingts centimètres de large. Il n’y a que quelques briques par terre qui constituent un dallage maladroit. Les murs sont nus. Les poutres elles aussi, je les ai laissées grasses de suie, d’odeur de feu, et nues. C’est tout. La “table de chevet” ce n’est que la brique qui dépasse du mur et j’y dépose ce qui reste de moi : une clé USB. Car c’est ce qui restera de moi. Je me dis : “Ma vie fut moins volumineuse qu’un crâne ! Même le bec d’une corneille l’eût contenue !” Les pétales d’une anémone eussent suffi à l’empaqueter. Ce qui est le plus joli, dans la minuscule soupente, est l’ampoule ronde qui pend et qui éclaire les pages — à laquelle se substitue dès les premiers mouvements de l’aube le velux qui surplombe la tête du lit et par lequel le soleil tombe à pic. Il arrive souvent que l’âme oublie d’éteindre alors que tout est inondé de lumière. Il faut y prendre garde mais on n’est pas très loin de l’autre monde alors.  On n’est jamais très loin ni de l’autre monde, ni de l’autre temps. Il m’est arrivé d’oublier de sentir à quel point j’étais heureux dans les bras de celle que j’aimais. Il m’est arrivé d’oublier l’intense fidélité corporelle qui fait le fond de l’amour et qui remonte à si loin. Qui fait l’extrême intimité. Qui fait son audace soudaine. Car toutes les audaces animales, orificielles, remontent du jardin sauvage du paradis. »

     

    Pascal Quignard

    « Montaigne », in Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour

    Collection Fiction & Cie. Seuil, 2024

  • Pascal Quignard, "Tout ce que je publie est le cœur de mon cœur." extrait de Critique du jugement

    pascal quignard,critique du jugement,compléments à la théorie sexuelle et sur l'amour, aline piboule, fauré ou le dernier amour, seuil

     

    « J’aime ce que je fais et je paie volontiers pour continuer de le faire. La joie de composer est supérieure au tourment qui l’efface comme une ardoise magique dont l’opération de décoloration ou le progrès de la désinscription durent un mois de temps tandis que les feuilles s’amoncellent dans la boue du sol et que les pluies augmentent en volume. C’est comme l’agenouillement et la pénitence qui suivent la confession de ses fautes et le pardon qu’entraînait cet aveu dans les allées des cathédrales et le froid plein d’encens âcre et humide. Ce peu de peine pardonne les joies qu’on retire de ses vices, qu’on va pouvoir reprendre un à un, l’âme vide, et tout regret éliminé. Donner consiste aussi à rembourser toutes les dettes qu'on s'est faites même si on ne sait pas du tout quand on se les ait faites et même si on en ignorait jusque-là de bonne foi les principaux acteurs, qu’on découvre sans qu’on y ait songé, et qui sont pour la plupart tous morts. Je donne la plus grande part de mon temps (non pas l’essentiel de mon temps) à la “récréation” de créer et puis, ensuite : “Pensez ce que vous voulez mais ce que vous en pensez, cela ne compte pas beaucoup à mes yeux. Il me faut écrire ces pages avant de mourir. C’est tout”. Je paie cette indifférence de ce collier de jours et de ce pèlerinage que je fais une gourde rouge à la main et une coquille noire dans l’autre dans la banlieue de l’année qui finit.

    * 

    Tout ce que je publie est le cœur de mon cœur. Tout ce qui voudrait le rabrouer ou le contraindre me blesse au plus haut point. Or, je ne puis me protéger de ces blessures car je ne veux point quitter ce qui les passionne. Préserver un cœur singulier — le battement singulier d'un cœur singulier — vaut tous les sacrifices.

    * 

    Ne plus lire les comptes rendus qui paraissent dans les colonnes pâles de la presse ou sur le cadran bleuté des téléphones ou les écrans noirs des tablettes numériques.

    Rilke : « Je n’ai pas besoin d’entendre parler de ma passion. Je détesterais voir rassemblés et imprimés les jugements des autres sur la femme que j’aime ».

     

    Pascal Quignard

    “Les expiations mystérieuses”, extrait

    in Critique du jugement

    Galilée, 2015

     

    Pascal Quignard vient de publier un livre merveilleux, Compléments à la théorie sexuelle et sur l‘amour, dans la collection Fiction & Cie, aux éditions du Seuil. J'y reviendrai.

    Il vient de créer samedi 27 janvier,  à la Philarmonie de Paris, un si beau récit-récital, Fauré ou le dernier amour, avec l'épatante Aline Piboule au piano (ici un Gaveau de 1929, dont c'était le premier concert depuis sa restauration).

    Afin de passer un moment avec quelques fondamentaux de son travail, j'ai recopié ceci.

    Bonne lecture aux amis.

  • Pascal Quignard, « Kouan Yin… »

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  • Un matin, un ami…

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    Pascal Quignard & Aline Piboule, église saint-Michel-de-Montaigne, 29 août 2020 © cchambard

     

    pour Pascal,

    ce 23 avril 2021

     

    Un matin, un ami, vers un ami le chemin n’est jamais long puisqu’il est simplement un morceau vivant de soi-même, l’ami on le voit chaque jour, dans les livres & dans les rêves, dans les yeux & dans l’oreille on l’entend depuis l’origine, c’est un ami depuis la plus petite enfance quels que soient nos âges nous nous connaissons toujours déjà, quelles que soient nos langues, quels que soient nos lieux – le lieu de l’amitié est un kraal, dans ce kraal dort l’ami, dans ce kraal l’ami écrit, dans ce kraal, qui est un pays sans langage, la nuit n’est jamais obstinément noire, c’est le lieu de la vie vivante où partager la vie secrète qui a la couleur & le parfum des mûres

     

    Claude Chambard

    inédit, extrait de Un matin, en cours

  • Un autre monde : Claude Chambard

    Les livres occupent chaque recoin de la maison, entassés, rangés. La bibliothèque est un palais. Nous sommes attablés dans la salle à manger. Le café est chaud. Je sais déjà que je ne pourrai pas tout raconter de cet amour des livres qui rend cet homme si vivant, son regard si brillant et son rire si clair. Claude Chambard est un insatiable lecteur. Un lecteur veilleur et généreux.

    Propos recueillis par Lucie Braud

     

    Vous souvenez-vous du premier livre que vous avez eu entre les mains ?

    Claude Chambard : Je m’en souviens et je l’ai toujours. Tout ce qui était à moi a pourtant disparu lorsque ma grand-mère a vendu la maison de famille. Par un extraordinaire hasard, ce livre a survécu et je l’ai retrouvé après sa mort. C’est ma marraine qui me l’avait acheté à la Noël 1954 qui précéda mon entrée au cours préparatoire : Histoire de Monsieur Colibri (Gründ, écrit par Marcelle Guastala et imagée par Suzanne Jung, 1947). […]

    La suite de cet entretien dont m'honore Lucie Braud est ici http://1autremonde.eu/project/claude-chambard/

    accompagné trois lectures audios de brefs extraits, par mes soins, de Vie secrète de Pascal Quignard, L'Orphelin de Pierre Bergounioux & Les Corps vulnérables de Jean-Louis Baudry & d'une poignée de photographies prises par Lucie de ma bibliothèque avant son rangement dit "du confinement".

    Bonne lecture & mille mercis à Lucie Braud & à son association L'Autre monde.

     

  • Lu Guimeng & Pascal Quignard

     

    Quand le temps ne permet pas, un chinois & une photographie à la rescousse.

    Deux poèmes de Lu Guimeng, dans la si belle Anthologie de la poésie chinoise publiée,sous la direction de Rémi Mathieu, à La Pléiade, en 2015. Ici, en bonus, un envoi vers un petit traité de Pascal Quignard – comme on peut le lire sur ma note au crayon –, ”Petit traité X”, Vie de Lu, qui se termine ainsi – ce qui n'est pas rien pour les lecteurs de ce travail à nul autre pareil – : ”Les poissons et les berges, les théiers, les reflets et les eaux regrettèrent sa barque silencieuse.” Bonne lecture.

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    Les Petits traités de Pascal Quignard, initialement publiés partiellement aux éditions Clivages (entre 1981 et 1984), furent publiés magnifiquement dans leur intégralité à la Galerie Maeght en 1990, et repris depuis en Folio.

  • Pascal Quignard, « Sur le caractère garamond dans lequel est composé ce livre »

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    Emmanuel & Pascal lisant Inter aerias fagos, le 17 mars 2011, à la Maison cantonale de Bordeaux-Bastide, à l’initiative de Permanences de la littérature. Photo © Claude Chambard

     

     

    « Claude Garamond possédait une très étroite maison sur la rive gauche de la Seine. L’entrée de la maison donnait rue des Grands-Augustins. Mais l’avancée en bois du balconnet finement sculpté et ouvragé de la maison surplombait l’eau. On a conservé une gravure. C’est plutôt un bois gravé. On y voit un saule, des aulnes, une barque noire, une berouette, des barriques. Tournait-il les yeux vers l’est, il voyait les flèches délicieuses de la Sainte-Chapelle que le roi Saint Louis avait fait bâtir dans le jardin fruitier de son palais. Il avait une brouette à deux roues à l’aide de laquelle il longeait la rivière jusqu’à sa boutique. Il était tailleur et fondeur de lettres. Il vendait les lettres de plomb qu’il avait dessinées rue Saint-Jacques, à l’enseigne des Quatre Fils Aymon. Ce fut durant le mois de novembre 1540 qu’il creusa les grandes “lettres grecques du roi”. Les romaines sont d’avril qui suit. C’est dans ce caractère romain de la Renaissance que je faisais composer mes livres pour peu qu’on me permît de choisir mon corps. Emmanuel Hocquard les assemblait patiemment à la main. Il glissait l’étrange tiroir au-dessus du feuillet blanc dans la machine d’imprimerie à bras. Durant tout le mois de novembre 1971 je pesai sur ce bras quand mon ami m’en donnait, de sa voix sourde et empâtée, que j’aimais plus que tout, dont j’aimais l’émotion plus que tout, le signal. La lettre, tel est le veilleur ultime sur la nature du langage. Elle en surveille avec méfiance, avec la plus grande méfiance possible, les pouvoirs qu’elle lui retire. Elle anéantit jusqu’au son qui le fit apparaître en sorte de seulement l’évoquer et de désadresser. On la lit sans bouger les lèvres. Le signe vide, une fois écrit, qui éteint tout dans l’absence, qui ajoute à la langue un silence qui n’appartient en rien à son essence, est le medium du soir. Le medium extrême, obscur, eschatologique, qui dit la fin de tout. Le medium vespertinal qui se fond peu à peu au silence de la nuit stellaire. Il est mort. Mon ami Emmanuel Hocquard est mort dans les congères au-dessus de Tarbes, le matin du dimanche 27 janvier 2019, dans la montagne entièrement prise de glace. »

     

    Pascal Quignard

    L’Homme aux trois lettres

    Grasset, 2020

     

    Je rencontre Emmanuel Hocquard, chez Mathieu Bénézet, en 1979. L’année suivante, nous avons le projet Mathieu et moi de publier un livre hommage à Thérèse Bonnelalbay, dont on vient de retrouver le corps dans la Seine. Mathieu écrit Résumant ma tristesse dans les mois qui suivent. Nous songeons à Raquel pour faire le travail au noir du peintre. Dès lors je me rends à Malakoff où Raquel et Emmanuel vivent. Dans la cour, quelques écrivains bavardent. Pascal Quignard en est que je lis déjà depuis ses premiers textes dans L’Éphémère. Voilà.

    Nous avons, Sophie et moi, composé à la main en Garamond, et imprimé sur nos presses, le livre de Mathieu & Raquel à 44 exemplaires, sur Japon Nacré & vélin de Rives, en mars 1982. Emmanuel et Pascal sont toujours mes amis, à travers le temps, la distance… Lire ce texte de Pascal sur son – nôtre – ami, au cœur de L’Homme au trois lettres, me bouleverse. Aujourd’hui Pascal aurait du être à Bordeaux, la pandémie s’est interposée. « De quoi témoigne le témoin ? / De rien qu’il sache. »

  • Saint-Michel-de-Montaigne, le 29 août 2020

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    La Tille, ma rivière, à Lux (Côte d'Or)

     

    Nous sommes ici, à deux pas du château d’un ami, Michel de Montaigne, dans cette église de Saint-Michel-de-Montaigne où son épouse, Françoise de la Chassaigne, fit enterrer, selon ses dires, le cœur de l’homme qu’elle aimait avant que son corps le fusse au couvent des Feuillants à Bordeaux. Je dis d’un ami car pour tout lecteur un peu constant de son œuvre – c’est le cas pour toutes les œuvres aimées, n’est-ce pas – Michel de Montaigne est un ami.

    Montaigne écrivait à la toute fin de ses Essais : « C’est une absolue perfection, et comme divine de savoir jouir loyalement de son être. » Et plus avant, dans le chapitre X du livre III, où il traite entre autres de sa charge de maire de Bordeaux, il parle de « l’amitié que l’on se doit », que l’on se doit à soi-même mais que je n’entends chez lui bien sûr qu’adjointe à l’amitié que l’on doit à l’autre.
    Cette amitié que l’on se doit et que l’on partage, je la trouve dans le travail, des deux auteurs que nous allons entendre ce soir. J’ignore s’ils se connaissaient avant de faire ce voyage ensemble aujourd’hui, mais qu’importe, c’est parce que ce sont eux qu’ils sont là, en amitié avec Montaigne & avec nous.

    Dans ce paysage si particulier, près de cette tour mythique d’où Montaigne voyait le monde, où il écrivait, où il aimait.

     

    Qu’il me soit permis de glisser au passage la présence affectueuse d’un ami ébouriffé qui fut domestique ici et qui a écrit un des livres les plus considérables que je possède dans ma bibliothèque dans lequel il écrivait : « Écrire comme on tâtonne, frissonne, entrer par effraction dans la nuit de la langue, pressentir un espace, des sites à reconnaître de mémoire, c'est cela le sentiment géographique, sentiment que toute rêverie apporte sa terre, » Il s’agit on l’a compris du Sentiment géographique (1976) et de frère Michel Chaillou. Il aimait la Loire et la Gartempe, comme Marie-Hélène Lafon, que nous allons écouter, aime sa rivière, la Santoire, comme Michel de Montaigne aime sa Lidoire, & Pascal Quignard la Seine (qui est un fleuve), l’Yonne & la Bièvre de son ami Sainte-Colombe.

     

    Le paysage, le pays, traversé de rivières, sera donc, en amitié, dans l’échange et la lecture que nous allons faire avec Marie-Hélène Lafon qui depuis son premier livre Le soir du chien en 2001, qui obtint le prix Renaudot des lycéens, jusqu'à cette Histoire du fils qui va paraître dans quelques jours chez son éditeur fidèle Buchet Chastel, en passant par Joseph, Nos vies, Les pays, Les derniers indiens, Traversée, Album… creuse le langage et le paysage de son cher Cantal, certes, mais plus largement celui de la littérature.

    D’ailleurs en exergue à Histoire du fils elle a copié des mots de Valère Novarina : « Le langage est notre sol, notre chair. Je me représente toujours le chantier comme un creux, une ouverture du sol, et l’avancée d’un texte, sa progression, comme une marche en montagne. »


    Nous allons commencer avec ça, creuser le langage, creuser le paysage, écouter le travail de la rivière.

     

    Claude Chambard

    Introduction à la conversation-lecture avec Marie-Hélène Lafon en l’église Saint-Michel- de-Montaigne

     

    Une fois n'est pas coutume, comme on sait, voici quelques lignes miennes qui furent l'introduction à la conversation-lecture avec Marie-Hélène Lafon en l'église Saint-Michel-de-Montaigne, le 29 septembre 2020, avant que les voûtes résonnent du récit-récital de Pascal Quignard & Aline Piboule, "Boutès ou le désir de se jeter à l’eau". Ces quelques lignes ne prétendent qu'à ceci, ouvrir et faire souvenir de ces deux moments exceptionnels réunis grâce à la fine intelligence, à la fine prescience, de Marie-Laure Picot, pour son Festival Littérature en jardin. Qu'elle en soit, une nouvelle fois, remerciée.

  • Pascal Quignard, « Je suis simplement… extrait de L’image manquante »

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    « Je suis simplement un homme qui a beaucoup lu, un lettré ou, mieux encore, un littéraire, c’est-à-dire un homme qui apprend sans cesse à écrire ses lettres, à les déchiffrer, à les transposer, qui ne cesse de poursuivre cet apprentissage, qui aime follement lire, étudier, traduire, retraduire, écrire.

    C’est ainsi qu’il y a un apprendre qui ne rencontre jamais le connaître – et qui est infini.

    Cet infini est ma vie. »

     

    Pascal Quignard

    « L’image manquante »

    in Sur l’image qui manque à nos jours

    Arléa, 2014

  • Pascal Quignard, «  Désenchanter »

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     « […] Tout homme qui œuvre est un juste. Comment son art justifie-t-il l’artisan ? L’homme qui œuvre à sa chose encore inexistante est justifié par l’émotion improviste qu’il lui arrive d’éprouver en regardant ce qu’il a fait autrefois.

    Quand nous inventons, la surprise de l’invention échappe, puisque nous la préparons et que nous l’ajustons. Mais le temps s’écoule. Et, alors que nous n’avons pas conservé la mémoire de sa fabrication laborieuse, elle nous a surpris. Ce destin où les sources se mêlent nous approche de l’impétuosité de la source. C’est cette proximité au chaos qui nous juge. C’est notre seul juge. Nous ne pouvons pas en vérité nous faire un mérite de la joie qu’elle nous a délivrée en retour. Ce qui nous console dans ce que nous avons fait n’est pas la reconnaissance des hommes, ni l’instant de la vente et le produit qui en résulte, ni l’admiration de quelques-uns, mais l’attente de ces retours imprévisibles. Ce n’est pas un autre monde ou une postérité dans les siècles qui nous animent : c’est cet oubli de ce que nous avons fait et qui revient sur nous comme une lumière neuve, qui promet notre vie à un court-circuit d’ébahissement et d’anéantissement de nous-mêmes. Ce sont des extases. Nous nous faisons un bonheur de nous perdre dans nos œuvres. Les journées passent alors à la vitesse d'une foudre qui tombe. Alors nous pleurons des pleurs qui ne nous sont plus personnels et qui se fondent au premier Déluge que les dieux assourdis envoyèrent. Nous nous engloutissons.

    […]

    J’ai les doigts vides.

    Je ne supporte ni ordre, ni sens, ni paix. Je ramasse les séquelles du temps. Je mets en lambeaux les règles du passé et du présent que je n’ai jamais comprises.

    Logos voulait jadis dire “collecte”. Je collecte les décombres, les trouées de lumière fugitive,

    les “intervalles morts”,

    l’intrus et le désorienté,

    les sordidissima de l’antre : la nuit est le fond des mondes. Tout va au non-langage. J’ai essayé de faire revenir des choses qui étaient sans code, sans chant et sans langage et qui erraient vers la source du monde. Il fallait penser jusqu’à l’absence d’issue d’une fonction prédatrice vide. J’aurais voulu relancer l’épidémie d’anachorèse des anciens Romains, lorsque Auguste imposa dans le sang l’empire, ou l’exil baroque des Solitaires que Rome, le ministère et le roi pourchassaient et désiraient éradiquer, perturbant les images que les historiens avaient construites, je ne m’y serais sans doute pas pris autrement. J’aimerais avoir tout replongé dans une espèce d’activité mythique.

    Naître ne sert aucune cause et ne connaît pas de fin : certainement pas la mort.

    Il n’y a pas de fin parce que la mort n’achève pas. La mort ne termine pas : elle interrompt. […] »

     

    Pascal Quignard

    « IXe traité, Désenchanter »

    La haine de la musique

    Calmann-Lévy, 1996