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Un nécessaire malentendu - Page 21

  • Sophie Loizeau, « Les loups »

    sophie loizeau,les loups, éditions corti

    « Bosquet

    Les Contrées

     

    une cabane de [psychopathe]

    m’attendait dans le bosquet alors que j’étais

    sur le point de m’installer la lumière et l’espace

    entre les arbres les feuilles leur couleur tout

    m’allait

     

    avec ou sans [mirador] ils sont

    souvent [pleins de douilles et de bouteilles] ou trop

    épineux

     

    il y fait plus sombre qu’ailleurs à cause

    du lierre – du lierre du sol au plafond

    le colza refleuri répand

    son sucre c’est vraiment bizarre mêlé au

    à l’odeur de décomposition

     

    quand le [tracteur] c) s’arrêtera de sarcler je serai seule

     

    le jour baisse Pivert m’avertir d’un trait

    l’esprit d’Octobre est dans le petit vent

    je rabats ma capuche et mon immobilité im

    pressionne

    * * *

    la chambre de mon père ressemble à cette pièce tapi

    ssée de lierre après qu’on a fermé les volets

    je n’y mets plus les pieds – même pour le scotch ou la colle

    aller la chercher dans le bureau est au-dessus de mes forces

     

    le pantalon sur la chaise dans la pénombre

     

    Second chant de peau

     

    Mère est partie la première elle allait lentement elle

    n’arrêtait pas de nous faire des signes

    d’au-revoir avec la main je crois qu’elle souffrait de nous

    laisser [en plus de sa souffrance à elle seule] il y avait

    celle-là

    Père est parti la rejoindre sur ces territoires

    elle et lui reviendront peut-

    être à temps pour nous nourrir

     

    depuis le temps elle devrait être revenue

    lui devrait l’avoir rejointe et ensemble en être

    revenu/es

     

    Troisième chant de peau

     

    c’est bien une fille que je voulais et pas un garçon*

    non pas un fils une fille quant à moi

     

    mes tétons se sont mis à sourdre

    le lait d’une petite nappe fossile pour la fête

    que cela représente

     

          où est ma mère où est mon père ? il faut se rassembler

           autour du berceau

           et se toucher les mains »

     

    * En réponse à la Chanson d’un homme à propos de sa fille, in Chants esquimaux à propos des gens et des animaux, Secouer la citrouille, p. 178, Jérôme Rothenberg, PURH, 2016

     

    Sophie Loizeau

    Les Loups

    Éditions Corti, 2019

    https://www.jose-corti.fr/titres/loups.html

  • Jean Genet, « Le funambule »

    Jean-Genet_medium.jpg

    DR

     

    « Et ta blessure, où est-elle ?

    Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure – qui devient ainsi le for intérieur, – c’est elle qui va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de cœur secret et douloureux.

    Si nous regardons, d’un œil vite et avide, l’homme ou la femme* qui passent – le chien aussi, l’oiseau, une casserole – cette vitesse même de notre regard nous révèlera, d’une façon nette, quelle est cette blessure où ils vont se replier lorsqu’il y a danger. Que dis-je ? Ils y sont déjà, gagnant par elle – dont ils ont pris la forme – et pour elle, la solitude : les voici tout entier dans l’avachissement des épaules dont ils font qu’il est eux-mêmes, toute leur vie afflue dans un pli méchant de la bouche et contre lequel ils ne peuvent rien pouvoir puisque c’est par lui qu’ils connaissent cette solitude absolue, incommunicable – ce château de l’âme – afin d’être cette solitude elle-même. Pour le funambule dont je parle, elle est visible dans son regard triste qui doit renvoyer aux images d’une enfance misérable, inoubliable, où il se savait abandonné.

    C’est dans cette blessure – inguérissable puisqu’elle est lui-même – et dans cette solitude qu’il doit se précipiter, c’est là qu’il pourra découvrir la force, l’audace et l’adresse nécessaire à son art. »

     * Les plus émouvants sont ceux qui se replient tout entier dans un signe de grotesque dérision : une coiffure, certaine moustache, des bagues, des chaussures… Pour un moment toute leur vie se précipite là, et le détail resplendit : soudain il s’éteint : c’est que toute la gloire qui s’y portait vient de se retirer dans cette région secrète, apportant enfin la solitude.

     

    Jean Genet

    Le Funambule

    L’Arbalète, 1958

  • Bao Zhao, « Retour au pays en rêve »

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    « En retenant mes pleurs, j’ai franchi les murailles,

    Mon épée bien en mains aux carrefours déserts.

    Des tourbillons sableux volent dans le ciel noir

    Et mon cœur esseulé ne pense qu’au pays.

    Retrouvant chaque soir l’oreiller solitaire,

    Je rêve qu’un instant je m’en reviens chez nous.

    Mon épouse m’attend, souriante à la fenêtre

    En déroulant la soie sur son métier chantant.

    Quel bonheur de conter notre séparation

    Avant de retrouver la couche de satin.

    Nous coupons l’orchidée, au parfum sans pareil,

    Cueillons le chrysanthème, splendeur inégalée.

    D’un coffret elle sort l’hellébore odorant,

    De sa manche elle tire des herbes fragrantes.

    Quand je suis dans mon rêve, il n’y a plus d’espace,

    Mais quand vient le réveil un fleuve nous sépare.

    En m’éveillant soudain je pousse un vain soupir ;

    Quelle détresse alors où mon âme s’envole !

    Un vaste flot laiteux s’étale à l’infini,

    Les sommets imposants s’élèvent jusqu’au ciel.

    Les vagues tour à tour s’en vont et s’en reviennent,

    Le vent et la gelée s’accroissent puis déclinent.

    Le pays où je suis, ce n’est pas mon pays.

    Hélas ! je n’ai personne à qui dire ma peine. »

     

    Bao Zhao ­– 414-466

    Les Six Dynasties ( de la fin des Han à la fin des Sui, 196-618)

    Traduit par François Martin

    in Anthologie de la poésie chinoise

    Pléiade / Gallimard, 2015

  • Sylvie Fabre G., « Pays perdu d’avance »

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    « Quand la lumière tombe,

    la mère que tu portes sur les épaules

    de l’écriture pour toucher de sa présence

    le ciel garde sa réserve spirituelle,

    le bonheur des jours créés ensemble.

    *

    Quand la lumière tombe,

    tes mots emplis de larmes sont l’horizon

    et le centre. Leur sel, de naissance, demeure

    fidèle à celle qui t’a précédée jusque

    dans le poème, tout-petit nouant l’attache.

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Enfant, mère, montagne et nuages suspendus,

    l’arbre s’éloignait.

    L’oiseau avait semé le désir du départ de l’autre côté

    mais de son passage nulle preuve,

    juste le cri blanc de la disparition.

    (Je me souviens)

    Venue du Grand Pays l’hirondelle,

    pays perdu d’avance,

    son trait d’encre et le vide où encore je m’oublie

    me font écrire

    comme les mots qui ne savent rien et l’inventent.

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Qui parle pour dire la présence ?

    Dans le ciel et l’ombre du ciel sur la terre

    telles les saisons les mères passent,

    et les mots. Pour ne pas oublier

    peut-être n’avons-nous qu’une voix

    du berceau au tombeau.

     

    De la mémoire m’arrivent des fragments,

    maison sous le Vercors, lampes et livres,

    vieilles femmes, jeune mère, autant de

    noms qui peuvent s’accorder à l’enfance

    mais le père, le lilas et l’oiseau, les douleurs,

    les extases, comment les recouvrer ?

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    Peut-être la dernière nuit, celle notre mort,

    ne contient-elle que les souvenirs de vie vivante

    éparpillés dans la suite du temps, un défilé, et

    derrière la clôture des yeux, contre la poitrine

    des mères, ces enfants sans âge dont bruissent

    les ailes aux bords oubliés du Grand Pays

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    (Je me souviens)

    Dans la bibliothèque de ma mère les livres

    étaient comme des lampes que je tenais dans mes mains,

    que je levais vers le ciel bleu de rien, qui est tout.

    Ils me rendaient chaque contrée visible

    traversant le temps l’ici et l’ailleurs

    pour retourner à la première éternité dont ils venaient.

     

    Jour et nuit mains tendues dans le mystère,

    je suivais le grand fleuve des mots qui remontaient

    de l'estuaire vers la source pour fertiliser

    mes fondations. Et j’épousais leur abondance:

    il y avait en eux l’appel et le cri pour la vie,

    en eux  le cri et l’écho pour la mort.

    ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    La mère qui s’en va, l’oiseau qui s’envole

    dans la bibliothèque maintenant déserte

    les livres et leurs mots vieillissent avec l’enfant,

    l’amour toujours les habite, et le perdu.

    Dans le poème il est possible

    que le perdu soit son chant d’éternité. »

     

    Sylvie Fabre G.

    Pays perdu d'avance

    Peintures de François Rebeyrolle

    L'Herbe qui tremble, 2019

    https://lherbequitremble.fr/livres/pays-perdu-davance.html

  • Peter Heller, « La Constellation du Chien »

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    DR

     

    « Je pêchais. Je posais mon sac contre un arbre encore vert. Le kayak converti en traîneau. Mon fusil. Je dépassais les arbres tués par les coléoptères, ces arbres morts encore debout mais qui se brisaient et tombaient les jours de vent fort et je m’enfonçais dans la verdure. Je pêchais toujours dans une parcelle de forêt encore vivante ou qui revenait à la vie. Je posais le sac et respirais l’odeur de l’eau qui coule, de la pierre froide, des résineux et des épicéas, comme les sachets parfumés que ma mère glissait dans le tiroir à chaussettes. J’inspirais et remerciais une puissance qui n’était pas vraiment Dieu, une puissance qui était encore de ce monde. Je pouvais presque imaginer que c’était à nouveau comme avant, que nous étions jeunes et qu’un grand nombre de choses vivaient encore.

    J’écoutais la rivière, puis le vent et je l’observais qui faisait se mouvoir les grosses branches sombres. La surface noire d’un petit trou d’eau en contrebas, poudrée de pollen vert. Les racines d’un arbre à nu au-delà de la berge serpentaient sur l’eau et, entre elles, de vieilles toiles d’araignées flottaient dans le vent et leurs fils scintillaient au rythme des souffles d’air.

    Je sortais les quatre brins de ma canne enveloppés dans la flanelle, je les assemblais en m’aidant des spigots et tournais les anneaux de métal brillant pour qu’ils soient bien alignés. C’était une Sage, une petite canne pour soie de quatre que je possédais depuis le lycée. Mon père me l’avait offerte pour mes seize ans quand j’étais venu vivre avec lui. Il est mort d’un cancer du pancréas l’année suivante, avant même de pouvoir me montrer comment m’en servir, mais j’ai appris tout seul et en observant l’oncle Pete.

    Je sortais le moulinet Orvis qu’il m’avait offert avec la canne et que j’avais entretenu et huilé avec soin quand rien d’autre dans ma vie ne fonctionnait correctement, ne fonctionnait tout court. J’insérais le pied du moulinet dans l’encoche en aluminium prévue à cet effet au sommet de la poignée en liège et je serrais le collier. Ce collier entourait la canne ainsi que le porte-moulinet et était estampillé d’un motif en forme de losange qui facilitait l’emprise du pouce et de l’index. Il tournait et se bloquait sans difficulté.

    Tout ceci, ces gestes, cet enchaînement de mouvements, le calme, le ruisselet, le gargouillis, le bruissement du cours d’eau et le vent qui soupirait dans les aiguilles des grands arbres. Pendant que je passais la soie dans les anneaux. Ces gestes, je les avais effectués des centaines, sans doute des milliers de fois depuis. C’était un rituel qui n’exigeait pas d’y réfléchir. Comme d’enfiler ses chaussettes. Si ce n’est que ce rituel me permettait d’entrer en contact avec quelque chose qui semblait très pur. Par là j’entends que de tout temps j’avais investi le meilleur de moi-même dans la pêche. ma concentration et ma prudence, mon acceptation du risque et mon amour. Ma patience. Quoi qu’il arrive. Je me suis mis à pêcher juste après la mort de papa et j’essayais de faire comme j’imaginais qu’il aurait fait. Ce qui est un peu bizarre quand j’y repense maintenant : tenter d’imiter un homme que je n’avais jamais vu manipuler une canne, avec la férocité d’un fils avec qui cet homme n’avait jamais trop eu l’opportunité d’exercer son rôle de père. »

     

    Peter Heller

    La Constellation du Chien

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy

    Actes Sud, 2013

  • Camille de Toledo, « L’inquiétude d’être au monde »

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    © CChambard

     

    « Je pense au visage d’Anna Magnani dans un film de Pasolini. Nous sommes près de Rome dans des terrains vagues. La mère observe son garçon assis sur un manège. Pendant les quelques secondes où elle ne le voit pas, Ettore se lève. Il descend du manège en marche. Puis… le manège tourne encore. Là où il était assis, il ne reste que l’effroyable vide de l’enfant disparu. Il s’est levé, il est parti, mais la mère n’en sait rien. À ce moment, les yeux de la mère ! Son gamin a disparu, il lui a été volé. C’est ce qu’elle pense, ce que disent ses yeux. Elle se met à courir. Elle crie : Ettore ! Ettore ! Si proche de Terrore ! Terreur des instants minuscules, d’une mort inimaginable. La mère court après son propre effroi. Elle court après sa peur. Puis, au bout de quelques mètres, elle le voit. Ettore ne s’est pas envolé, pas encore. Il marche gentiment sur un chemin qui s’appelle : ennui. Les bras le long du corps. Les pieds à la traîne. Dégaine familière du gosse. La mère s’apaise. L’inquiétude la quitte, mais pour combien de temps ?

    *

    Voici ce que je nomme : inquiétude.

    Veille et terreur qui ne cessent de grandir en nous.

    Quiétude que nous espérons,

    mais qui nous quitte au fil de l’âge.

    Impossible apaisement

    dont nous portons le souvenir.

    *

    C’était il y a longtemps.

    Il y a si longtemps, pense-t-on.

    Dans un monde d’hier, comme le titre de Zweig :

    Le Monde d’hier. Lorsque l’homme était au centre,

    la ville autour de lui, et plus loin, maîtrisée, paisible,

    la nature, le cycle régulier des saisons.

    Cette quiétude passée est à peine un souvenir.

    Un âge rêvé qui ne fut sans doute jamais,

    mais comment le dire autrement ?

    Devrait-on dire : ce fut là notre enfance ?

    Ou plus loin encore, le souvenir

    d’un âge de la pensée qui se perpétue en nous.

    Âge de l’équilibre, de la raison.

    Souvenir de ce que l’esprit de l’humanisme

    portait comme conscience et espoir.

    C’était ça : un monde bien ordonné.

    *

    L’inquiétude est le nom

    que nous donnons à ce siècle neuf,

    au mouvement de toutes choses dans ce siècle.

    Paysages ! Villes ! Enfants !

    Voyez comme plus rien ne demeure.

    Tout bouge et flue.

    Paysages !

    Villes !

    Enfants ! »

     

    Camille de Toledo

    L’inquiétude d’être au monde

    Coll. « Chaoïd », Verdier 2010

    https://editions-verdier.fr/auteur/camille-de-toldedo/

    40 ans de Verdier

  • Jules Michelet, « L’Insecte »

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    Jules Michelet par Félix Nadar

     

    « Même aux heures de ses grands silences, la forêt a par moments des voix, des bruits ou des murmures qui vous rappellent la vie. Parfois, le pic laborieux, dans son dur travail de creuser les chênes, s’encourage d’un étrange cri. Souvent, le pesant marteau du carrier, tombant, retombant sur le grès, fait de loin entendre un coup sourd. Enfin, si vous prêtez l’oreille, vous parvenez à saisir un bruissement significatif, et vous voyez, à vos pieds, courir dans les feuilles froissées, des populations infinies, les vrais habitants de ce lieu, les légions de fourmis.

    Autant d’images du travail persévérant qui mêlent au fantastique une sérieuse gravité. Ils creusent, chacun à leur manière. Toi aussi, suis ton travail, creuse et fouille ta pensée.

    Lieu admirable pour guérir de la grande maladie du jour, la mobilité, la vaine agitation. Ce temps ne connaît point son mal ; ils se disent rassasiés, lorsqu’ils ont effleuré à peine. Ils partent de l’idée très-fausse qu’en toute chose le meilleur est la surface et le dessus, qu’il suffit d’y porter les lèvres. Le dessus est souvent l’écume. C’est plus bas, c’est au dedans qu’est le breuvage de vie. Il faut pénétrer plus avant, se mêler davantage aux choses par la volonté et par l’habitude, pour y trouver l’harmonie, où est le bonheur et la force. Le malheur, la misère morale, c’est la dispersion de l’esprit.

    J’aime les lieux qui concentrent, qui resserrent le champ de la pensée. Ici, dans ce cercle étroit de collines, les changements sont tout extérieurs et de pure optique. Avec tant d’abris, les vents sont naturellement peu variables. La fixité de l’atmosphère donne une assiette morale. Je ne sais si l’idée s’y réveille fort ; mais qui l’apporte éveillée, pourra la garder longtemps, y caresser sans distraction son rêve, en saisir, en goûter tous les accidents du dehors et tous les mystères du dedans. L’âme y poussera des racines et trouvera que le vrai sens, le sens exquis de la vie, n’est pas de courir les surfaces, mais d’étudier, de chercher, de jouir en profondeur.

    Ce lieu avertit la pensée. Des grès fixes et immuables sous la mobilité des feuilles parlent assez dans leur silence. Ils sont posés là, depuis quand ? Depuis longtemps, puisque malgré leur dureté, la pluie a pu les creuser ! Nulle autre force n’y a prise. Tels ils furent, et tels ils sont. Leur vue dit au cœur : “Persévère”. »

     

    Jules Michelet

    L’Insecte

    Librairie Hachette, 1858

    (à défaut de trouver une des rééditions nombreuses d’occasion, on peut lire sur Gallica :

    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k166204d.texteImage)

  • Felipe Hernández, « La Dette »

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    DR

     

    « À présent il enduisait l’archet de colophane et il avait collé des morceaux de papier adhésif sur le diapason du violoncelle pour marquer les touches. Peut-être qu’ainsi son interprétation de la suite de Bach s’améliorerait sur certains points. Mais Andrés sentait que ses mains étaient toujours plus contractées. Elles avaient leur mécanique à elles, rigide et traître parfois, et il en était venu à appréhender de les approcher du corps de sa femme. Parfois il les regardait se déplacer sur le manche du violoncelle comme des animaux étrangers à sa personne. Il les voyait et il écoutait les sons apaisants du violoncelle jusqu’à ce qu’un nouveau crissement interrompe la mélodie.

    Il voulait fuir la moindre stridence. Il voulait que les notes soient pures, exactes, mais derrière l’interprétation de Casals lui-même se cachaient les gémissements des crins de l’archet sur le métal des cordes. Il entendait ces gémissements avant tout autre son. Il essayait de se concentrer sur les notes, mais le moindre glissement lui remettait de nouveau en mémoire la respiration sifflante d’Ignacio Suquía. Ce même violoncelle qu’il embrassait et saisissait par le manche devenait par instants le corps gémissant du prêteur. Alors il commençait lui aussi à respirer bruyamment. Il lâchait le violoncelle et, dans la vague intention d’éviter les crissements, il enduisait à nouveau l’archet de colophane.

    Même la nuit, il croyait entendre des cris étouffés. La mélodie de la suite se répétait encore dans sa mémoire et de ses intervalles semblaient surgir des murmures de douleur ; ils s’infiltraient dans son sommeil pour l’empêcher de dormir et parfois ils devenaient tellement réels que l’on aurait cru que quelqu’un passait un mauvais quart d’heure dans la pièce à côté. La nuit précédente, précisément, il avait vu briller près de lui les yeux ouverts de María Teresa. Il avait essayé de lui parler, mais finalement il n’avait pas osé, craignant qu’elle n’ai entendu la même chose que lui. 

    […]

    Andrés entra dans le bureau et s’assit derrière la table ; il contempla à travers la fenêtre la légère clarté azurée qui commençait à percer entre les immeubles. Pendant un instant, il eut l’impression d’avoir passé une éternité dans ce lieu. Les lumières de la ville et le firmament encore étoilé qui s’étendait derrière la fenêtre paraissaient avoir été dessinés dans le moindre détail par sa mémoire à l’intérieur du cadre. Il sentit que la vie s’écoulait au-delà de l’espace qu’embrassaient ses sens et que son désir suffirait à abattre ou à incendier les constructions qui se dressaient en face de lui. Il sentit au bout de ses doigts la tension des fils qui mettaient en mouvement la vie de la ville. Il pouvait se souvenir des centaines de visages et de chacune des voix qui étaient passées par ce bureau depuis son arrivée. Tout était limpide puisque chaque pièce avait un sens. »

     

    Felipe Hernández

    La Dette

    Traduit de l’espagnol par Dominique Blanc

    Coll.  « Otra memoria », Verdier, 2003

    https://editions-verdier.fr/livre/la-dette/

    40 ans de Verdier

  • Pai Chu Yi, « En plantant un pin »

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    « 1

    J’aime ce pin d’un pied à peine,

    Replanté de mes propres mains.

    Il garde encore le vert que reflétait le ruisseau,

    Il est encore voilé de la brume humide de la montagne.

    Je l’ai replanté au soir de mon âge,

    Il mettra longtemps à grandir.

    Pourquoi passé quarante ans,

    Planter un arbrisseau de quelques pouces ?

    Pourrais-je voir ses ombrages ?

    Vivre soixante-dix ans est bien rare.

     

    2

    J’aime votre ténacité devant l’hiver,

    Et j’aime votre droiture.

    Pour vous voir chaque jour,

    Je vous ai planté devant mes marches.

    Si la mort ne vous en empêche,

    Je sais que vous atteindrez les nuages. »

     

    Pai Chu Yi (Bai Juyi) – 772-846

    in La poésie chinoise des origines à la révolution

    Traduction, choix et présentation de Patricia Guillermaz

    Seghers, 1957, rééd. Marabout université, 1966

  • Mario Rigoni Stern, « Histoire de Tönle »

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    DR

     

    « Les saisons s’écoulaient pour revenir ensuite. De la fonte des neiges jusqu’aux premières chutes, il allait d’un pays à l’autre, à travers les États de l’Autriche-Hongrie, travaillant au hasard des occasions, avec tantôt de bons tantôt de moins bons résultats. En hiver il restait dans son trou, chez lui. Il ne quittait pas le hameau, sauf quand il allait au bois dans la forêt ou qu’il se réfugiait dans quelque cabane, craignant de se faire surprendre par les carabiniers qui l’avaient toujours sur leurs listes pour l’arrêter et, bien sûr, lui faire purger ses quatre années de prison. Mais chaque fois, au début de l’hiver, à l’approche de Noël, il rentrait chez lui aux premières heures de la nuit, après que le soir avait fait s’évanouir dans l’obscurité le cerisier sur le toit de chaume. Et quand il franchissait la porte de la maison il trouvait un nouveau fils ou une nouvelle fille, qu’à l’état civil on enregistrait sous son nom avec quelque ironie mais l’archiprêtre tranchait : si les carabiniers du roi n’arrivaient pas à arrêter le père dont on disait qu’il était en fuite de l’autre côté de la frontière, il n’y avait pas de raison de supposer que sa femme concevait d’un autre que lui !

    Le temps cependant, marquait les visages des gens de la famille et des amis. Il se produisait des choses nouvelles, et de nouvelles idées circulaient jusque parmi les habitants de nos hameaux. Beaucoup, maintenant, allaient travailler au-delà des frontières. Ils partaient au printemps, par groupes, avec leurs outils dans une brouette et, à pied, suivaient la route de l’Asstal et le Menador jusqu’à Trente, où ceux qui avaient des sous pouvaient même prendre le chemin de fer. Parfois se joignaient à ces groupes des enfants qui avaient à peine achevé l’école primaire et, à la frontière du Termine, les douaniers des deux côtés les laissaient passer sans la moindre formalité : tout au plus leur demandaient-ils s’ils avaient un certificat de baptême sur eux.

    Ceux qui avaient réussi, après avoir travaillé en Prusse ou en Autiche-Hongrie, à accumuler l’argent nécessaire pour payer le prix du bateau émigraient aux Amériques. Là-bas, écrivaient-ils, c’était tout autre chose : le travail ne manquait jamais et la paye était plus élevée que dans n’importe quel autre pays.

    On commença aussi à parler de socialisme, d’associations ouvrières, de coopératives d’artisans. Ceux qui n’avaient pas le courage de prononcer le mot “socialisme” disaient et écrivaient “socialité” mais, chose curieuse, les usagers des biens de la communauté, c’est-à-dire tous ceux qui résidaient dans nos communes étaient appelés “communistes”, même sur les papiers officiels. »

     

    Mario Rigoni Stern

    Histoire de Tönle

    Traduit de l’italien par Claude Ambroise et Sabine Zanon Dal Bo

    Préface de Claude Ambroise

    Coll. Terra d’altri, 1998, rééd. Verdier poche, 2008

    https://editions-verdier.fr/livre/histoire-de-tonle/

  • Pierre Bergounioux, « Hôtel du Brésil »

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    © cchambard

     

    « La vie intérieure, entre quatre murs, sous plafond, sur parquet, dans les étages, comprime, exaspère la vie intérieure. Des pensées qui, dehors, se perdraient dans l’étendue, se dilueraient dans l’atmosphère, se trouveraient ramenées à leurs justes proportions par les choses prochaines, ici tournent en rond, se heurtent aux cloisons, reviennent sur celui qui les forme, l’accaparent, l’obsèdent.

    Je me souviens d’avoir perçu, à tort ou à raison, comme une sourde affinité entre les livres de Freud et ceux, par exemple, de Kafka, de Thomas Mann, ses compatriotes et quasi contemporains, que je découvrais au même endroit, à la même époque. Une littérature d’appartement, de chambre, celle dans laquelle le pauvre Gregor Samsa s’éveille, un matin, métamorphosé en cloporte (en blaps mortifère, selon Nabokob), celle que regagne, chaque soir, Hans Castorp au sanatorium de La Montagne magique et puis la pièce, avec un divan, de lourdes tentures, de fragiles statuettes, Bergasse 19, à Vienne, où des citadins viennent confier leurs hantises, leurs rêves, leurs malheurs.

    La contribution de Freud à la clarification de l’énigme que nous sommes à nous-mêmes est assurément éminente. Il est de ceux, peu nombreux, qui, d’âge en âge, ont illuminé notre nuit. Mais pour concerné que je fusse, étant homme, par ce qu’il nous a dit, mon humanité se trouvait augmentée ou diminuée d’une simplicité champêtre (ou d’une idiotie rurale) qui restait en dehors, aux deux sens du terme, du principe explicatif qu’il était descendu chercher, salon sa propre expression, aux Enfers – Acheronta movebo. »

     

    Pierre Bergounioux

    Hôtel du Brésil

    Coll. Connaissance de l’inconscient / Le principe de plaisir, Gallimard, 2019

     

  • Michaël Glück, « Ciel déchiré, après la pluie »

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    © Michel Durigneux

     

    « Ce pourrait être, s’il fallait raconter, s’il fallait répondre aux désirs d’histoires qui tentent de combler un vain, un pitoyable besoin de consolation d’on ne sait plus quelle souffrance, ce pourrait être ainsi qu’il faudrait commencer – bien que tout soit depuis si longtemps commencé et redit, répété. Ou recommencer plutôt – car récits ont été commencés, même s’ils nous perdent et aggravent notre dispersion plus qu’il ne la réparent. Ce pourrait être donc, quelque part en Europe, oui ce nom-là et cet autre Sangatte ou cet autre Mukacevo, des jungles, des villes de réfugiés, mais non les villes-refuges qu’on eût pu espérer, lieux d’hospitalité – car pour ce qui est de l’hospitalité, ces villes, qui n’en sont pas, non pas vraiment ou qui n’en sont plus, si elles furent – cités de transit, faudrait-il dire, d’attente, de tri, de sélection. Ce pourrai-être, s’il fallait raconter des voix, oui des voix, issues de corps trafiqués par l’exténuation de vivre, la misère, les lendemains qui déchantent. Ce pourrait être l’une de ces villes ou bien encore ailleurs, sur d’autres continents, favélas, townships ou bidonvilles, sous-sols où s’agitent des survivants tandis qu’au-dessus, incessantes, tombent une pluie noire et la nuit. Et des voix qui se fuient, qui gémissent, geignent, s’éraillent, s’étouffent, des voix qui chercheraient des corps à habiter au-delà du théâtre d’ombres. Quelqu’un viendrait au milieu des voix, quelqu’un prendrait enfin corps – comme on dit prendre feu – parlerait dans le désarroi, aurait pourtant des gestes simples, annoncerait des évènements mineurs la neige, le passage d’un train, une mort, une naissance. Quelqu’un dirait avoir aperçu plus loin, dans les vieilles caves des quartiers nord, près d’une chaudière hors d’usage, une femme qui allaitait un enfant chauve, un vieillard qui peignait la chevelure blanche d’une vieille, un petit garçon qui souriait en berçant dans ses bras une poupée acéphale ou bien un ours borgne lequel, par son ventre béant, décousu, recrachait la paille dont il avait été bourré. Quelqu’un dirait plus tard que le petit garçon avait mangé toute la paille. Quelqu’une, une autre viendrait dire qu’elle avait fermé les paupières d’un récitant qui prétendait, lors d’une sortie du sous-sol, cela se produisait parfois, avoir vu, là-haut, dehors, un homme qui marchait sous la pluie le long d’une voix ferrée. Et un autre demanderait comment pouvait-il voir celui-là, comment lui qui nous dit avoir cousu la nuit dans ses yeux, comment oui, eût-il pu voir alors que tu sais, comme nous savons tous, que, sous nos paupières, il n’y a que des nids d’araignées qui tissent nos ténèbres. Comment, toi qui viens de dire, peux-tu nous mentir ainsi et pourquoi. Puis un autre ajouterait : les mensonges sont nos récits. »

     

    Michaël Glück

    Ciel déchiré, après la pluie

    L’Armourier, 2019

    http://www.amourier.com/672-ciel-dechire-apres-la-pluie.php