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18 mai 1944

  • W. G. Sebald, « Le crépuscule assombrissait… »

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    D.R

     

    « Le crépuscule assombrissait déjà à moitié la chambre. Mais dehors le soleil couchant était encore suspendu au-dessus de la mer, et la lumière étincelante qui en émanait baignait de ses ondes tout l’univers que je voyais de ma fenêtre et qui dans ce cadre n’était dénaturé ni par le tracé d’une route ni par la moindre habitation. Les monstrueuses formations géologiques des calanques, qui surgissaient des profondeurs à trois cents mètres, taillées dans le granit au cours de millions d’années par le vent, les embruns et la pluie, brillaient d’un rouge cuivré, comme si la pierre elle-même était en flammes, embrasée par un feu intérieur. Parfois je croyais reconnaître dans cette lumière vacillante les contours de plantes et d’animaux en feu, ou bien ceux d’un peuple entassé pour un grand bûcher. Même l’eau, tout en bas, semblait être en flammes.

    C’est seulement quand le soleil disparut derrière l’horizon que la surface de la mer s’éteignit, que le feu pâlit dans les rochers, redevint lilas et bleu, et que les ombres s’étendirent à partir de la côte. Il fallut un certain temps pour que mes yeux s’accoutument de nouveau à la douce pénombre et que je puisse voir le bateau qui s’était avancé au milieu de l’incendie et à présent mettait le cap sur le port de Porto, si lentement qu’on pouvait croire qu’il ne bougeait pas. C’était un grand yacht à cinq mâts, qui ne laissait pas la moindre trace sur l’eau immobile. Il était tout au bord de l’immobilité et pourtant il avançait aussi inéluctablement que la grande aiguille d’une horloge. Le bateau naviguait, pourrait-on dire, le long de la ligne qui sépare ce que nous pouvons percevoir de ce que personne n’a encore jamais vu.

    Très loin sur la mer la dernière lueur du jour s’écoulait ; vers l’intérieur des terres l’ombre devenait de plus en plus épaisse, jusqu’à ce que devant la ligne de crête noire du capo Senino et de la presqu’île de Scandola les lumières s’allument à bord du bateau blanc comme la neige. Je voyais avec mes jumelles la chaude lumière derrière les hublots, les lanternes sur les superstructures du pont, les guirlandes étincelantes tendues d’un mât à l’autre, mais à part cela, pas le moindre signe de vie. Le bateau resta peut-être une heure, brillant de lumière, immobile dans les ténèbres, comme si son capitaine attendait l’autorisation d’entrer dans le port caché derrière les calanques. Puis, alors que les étoiles apparaissaient déjà au-dessus des collines, il fit demi-tour et repartit aussi lentement qu’il était arrivé. »

    W. G. Sebald

    Extrait de « Les Alpes dans la mer », in Campo Santo

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau et Sybille Muller

    Actes Sud, 2009

    Max Sebald est né le 18 mai 1944.

    Bon anniversaire Max.

  • W. G. Sebald, « Le promeneur solitaire »

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    « Le premier texte que j’ai lu de Walser était son Kleist à Thoune, où il est question des souffrances endurées par un homme qui désespère de soi et de son métier, et du paysage environnant, d’une enivrante beauté. “Kleist est assis sur le mur d’un petit cimetière. Il fait un temps humide et lourd à la fois. Il ouvre son habit pour dégager sa poitrine. En contrebas, comme jeté dans les profondeurs par une puissante main divine, s’étend le lac éclairé d’une lumière rougeâtre et jaunâtre. Les Alpes se sont animées et plongent leur front dans l’eau, en mouvement merveilleux.” Plus tard, je n’ai cessé de revenir à ce bref récit de quelques pages et, partant de lui, d’explorer l’œuvre walsérienne au gré d’excursions plus ou moins étendues. Est également lié à l’expérience de ces premières lectures, remontant à la seconde moitié des années soixante, le fait que j’aie trouvé, insérée entre les pages de la biographie de Keller par Bächtold, dont j’avais acheté d’occasion les trois volumes à Manchester, une belle photographie sépia de la maison sur l’île de l’Aare dans laquelle, au milieu des buissons et des arbres, Kleist travaillait, au printemps de 1802, à son drame de la folie, La Famille Ghonorez, avant de devoir se rendre, lui-même malade, à Berne, pour y être soigné par le Dr Wyttenbach. Depuis, j’ai lentement compris que tout est lié par-delà les époques et l’espace, la vie de l’écrivain prussien Kleist et celle du prosateur suisse qui dit avoir été l’employé d’une société de brasserie par actions à Thoune, l’écho d’un coup de pistolet sur le Wannsee et le regard par une fenêtre de l’asile d’Herisau, les promenades de Walser et mes propres excursions, les dates de naissance et les dates de décès, le bonheur et le malheur, l’histoire naturelle et celle de notre industrie, celle de notre pays et celle de l’exil. Sur tous les chemins, Walser m’a sans cesse accompagné. Il suft que je quitte un moment mon travail quotidien pour l’apercevoir quelque part à l’écart, gure reconnaissable entre toutes du promeneur solitaire qui contemple un instant le paysage qui l’entoure. Et parfois je m’imagine voir par ses yeux le Seeland sous la lumière, et au milieu du Seeland, telle une île scintillante, le lac, et sur cette île au milieu du lac une autre île, l’île de Saint-Pierre, “baignant dans la légère vapeur, dans la lumière laiteuse et tremblante de l’aurore.” »

     W. G. Sebald

     Le Promeneur solitaire. En souvenir de Robert Walser

     in Séjours à la campagne

     Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

     Actes Sud, 2005

    Posté le 18 mai 2014,

    soixante-dixième anniversaire de Max Sebald