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  • W.G. Sebald, « J’aurais voulu que ce lac eût été l’océan»

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    DR

     

    « […] Mme Boy de La Tour, son admiratrice, lui cède pour logement une ferme inoccupée à Môtiers, dans la vallée isolée de Travers.

    Le premier hiver que Rousseau y passe est l’un des plus froids du siècle. Dès octobre, il se met à neiger. Depuis cet exil inhospitalier, en dépit de ses maux de ventre chroniques et des autres malaises et maladies qui l’accablent, Rousseau se défend des accusations incessantes dont le Conseil de Genève et le clergé de Neuchâtel le harcèlent. Parfois il semble qu’une embellie veuille percer ce monde de ténèbres. Rousseau rend des visites à son protecteur, Lord Keith, dans la maison duquel vivent, entre autres, Stéphan le Kalmouk, Motcho le Nègre, Ibrahim le Tartare et Emetulla, un musulman originaire d’Arménie. Le philosophe persécuté, qui à cette époque porte déjà son fameux vêtement arménien, une sorte de caftan et un bonnet fourré, ne dépare pas dans cet environnement empreint de tolérance. Par ailleurs, il s’efforce de se concilier la bienveillance de Frédéric-Guillaume de Montmollin, le pasteur de Môtiers, il va à la messe et communie, prend le soleil devant la maison, s’occupe à nouer des rubans de soie et botanise dans les combes et les pâturages. “Il me semble, écrira-t-il plus tard dans les Rêveries, que sous les ombrages d’une forêt je suis oublié, libre et paisible comme si je n’avais plus d’ennemis.” Or les ennemis ne désarmaient pas. Rousseau doit écrire pour sa défense une lettre à l’archevêque de Paris, et un an plus tard ses Lettres écrites de la montagne, où il expose que l’action intentée contre lui par le Conseil de Genève porte atteinte autant à la constitution de la République qu’à ses traditions libérales. Mais Voltaire, qui a fait alliance impie avec les représentants pharisiens de la classe vénérable, orchestre en sous-main la campagne de calomnie et répond par un pamphlet intitulé Le Sentiment des citoyens, dans lequel, comme il ne lui a pas été possible de mener son adversaire à l’échafaud, il le stigmatise en le traitant de menteur, de blasphémateur et de charlatan. Et il ne le fait pas à découvert ni en son nom propre, mais anonymement, dans le style d’un virulent pasteur calviniste. “Nous avouons avec douleur et en rougissant, écrit-il, que c’est un homme qui porte encor les marques funestes de ses débauches, et qui déguisé en saltimbanque traîne avec lui de Village en Village, et de Montagne en Montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère, et dont il a exposé les enfants à la porte d’un hôpital”, ajoutant que par de tels actes Rousseau abjurait tout sentiment naturel autant qu’il abandonnait honneur et religion. Il n’est guère aisé de comprendre pourquoi Voltaire, qui dans sa carrière ne s’est pas précisément distingué par sa défense de la vraie foi, s’acharnait de la sorte sur l’écrivain et le poursuivait sans relâche de sa haine. La seule explication possible est sans doute que sa propre gloire palissait à l’éclat de cette nouvelle étoile montant au firmament de la littérature. Rien n’est plus constant que la méchanceté avec laquelle un homme de plume parle d’un autre dans son dos. Mais quelles qu’aient été à l’époque les circonstances, les attaques publiques de Voltaire et ses intrigues de coulisse ont eu en définitive pour effet que Rousseau dut quitter le val de Travers. Début septembre, lorsque la marquise de Verdelin lui rendit visite à Môtiers et alla le dimanche au service divin, Montmollin, qui avait été un temps bien disposé à l’égard de Rousseau mais s’était de plus en plus laissé influencer par la classe des pasteurs de Neuchâtel et de Genève, fit un sermon sur un passage du chapitre xv des Proverbes, énonçant que “le sacrifice des méchants est en abomination à l’Éternel”. Aucun des croyants présents ce jour-là à l’église de Môtiers, pas même le plus simple d’entre eux, ne pouvait ignorer qui la charge visait. Aussi n’est-il pas étonnant que Rousseau, dès qu’il se montre dans la rue, soit désormais agressé et insulté par la populace courroucée, ni que dans la nuit suivante on jette des pierres sur sa galerie et contre sa fenêtre. Dans les Confessions, il écrira plus tard qu’on l’avait traité à l’époque comme un loup enragé et que “plusieurs fois en passant devant des maisons, [il] entendoil[t] dire à ceux qui les habitoient : Apportez-moi mon fusil, que je lui tire dessus”.

    Comparée à ces jours funestes, l’île de Saint-Pierre a dû apparaître à Rousseau, lorsqu’il y mit le pied le 9 septembre, comme un paradis en miniature où il croyait pouvoir légitimement “se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, et les roulements des torrents qui tombent de la montagne.” »

     

    W. G. Sebald

    « J’aurais voulu que ce lac eût été l’océan. À l’occasion d’une visite à l’île Saint-Pierre »

    in Séjours à la campagne

    Traduit de l’allemand par Patrick Chabonneau

    Actes Sud, 2005

     

     

  • W. G. Sebald, « Le crépuscule assombrissait… »

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    « Le crépuscule assombrissait déjà à moitié la chambre. Mais dehors le soleil couchant était encore suspendu au-dessus de la mer, et la lumière étincelante qui en émanait baignait de ses ondes tout l’univers que je voyais de ma fenêtre et qui dans ce cadre n’était dénaturé ni par le tracé d’une route ni par la moindre habitation. Les monstrueuses formations géologiques des calanques, qui surgissaient des profondeurs à trois cents mètres, taillées dans le granit au cours de millions d’années par le vent, les embruns et la pluie, brillaient d’un rouge cuivré, comme si la pierre elle-même était en flammes, embrasée par un feu intérieur. Parfois je croyais reconnaître dans cette lumière vacillante les contours de plantes et d’animaux en feu, ou bien ceux d’un peuple entassé pour un grand bûcher. Même l’eau, tout en bas, semblait être en flammes.

    C’est seulement quand le soleil disparut derrière l’horizon que la surface de la mer s’éteignit, que le feu pâlit dans les rochers, redevint lilas et bleu, et que les ombres s’étendirent à partir de la côte. Il fallut un certain temps pour que mes yeux s’accoutument de nouveau à la douce pénombre et que je puisse voir le bateau qui s’était avancé au milieu de l’incendie et à présent mettait le cap sur le port de Porto, si lentement qu’on pouvait croire qu’il ne bougeait pas. C’était un grand yacht à cinq mâts, qui ne laissait pas la moindre trace sur l’eau immobile. Il était tout au bord de l’immobilité et pourtant il avançait aussi inéluctablement que la grande aiguille d’une horloge. Le bateau naviguait, pourrait-on dire, le long de la ligne qui sépare ce que nous pouvons percevoir de ce que personne n’a encore jamais vu.

    Très loin sur la mer la dernière lueur du jour s’écoulait ; vers l’intérieur des terres l’ombre devenait de plus en plus épaisse, jusqu’à ce que devant la ligne de crête noire du capo Senino et de la presqu’île de Scandola les lumières s’allument à bord du bateau blanc comme la neige. Je voyais avec mes jumelles la chaude lumière derrière les hublots, les lanternes sur les superstructures du pont, les guirlandes étincelantes tendues d’un mât à l’autre, mais à part cela, pas le moindre signe de vie. Le bateau resta peut-être une heure, brillant de lumière, immobile dans les ténèbres, comme si son capitaine attendait l’autorisation d’entrer dans le port caché derrière les calanques. Puis, alors que les étoiles apparaissaient déjà au-dessus des collines, il fit demi-tour et repartit aussi lentement qu’il était arrivé. »

    W. G. Sebald

    Extrait de « Les Alpes dans la mer », in Campo Santo

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau et Sybille Muller

    Actes Sud, 2009

    Max Sebald est né le 18 mai 1944.

    Bon anniversaire Max.

  • W. G. Sebald, « …Le paysage, depuis la pièce au plafond bleu… Austerlitz, extrait »

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    « Le paysage, depuis la pièce au plafond bleu qu’Adela désignait toujours comme ma chambre, frisait en vérité le surnaturel. Mon regard dominait la cime des arbres, pour la plupart des cèdres et des pins parasols, tableau de vertes collines étagées depuis la route en contrebas de la maison jusqu’aux rives du fleuve ; je voyais de l’autre côté les plis sombres des masses montagneuses et restais de longs moments les yeux rivés sur la mer d’Irlande, dont l’aspect changeait sans cesse au gré des heures et des caprices du temps. Combien de fois ne me suis-je planté devant cette fenêtre ouverte sans pouvoir retenir la moindre pensée à la vue de ce spectacle jamais le même. Le matin, là-bas, la face ombreuse du monde et la grisaille de l’atmosphère reposaient en strates sur les eaux. L’après-midi, au sud-ouest, de gros nuages ventrus montaient souvent à l’horizon, se bousculaient et se multipliaient à foison pour former versants à la blancheur neigeuse et abruptes falaises, s’accumulaient pour atteindre des hauteurs toujours plus vertigineuses, aussi vertigineuses, me dit un jour Gerald, que les sommets des Andes ou les montagnes de Qaraqorum. Puis, dans le lointain, des averses chassées vers les terres pendaient sur l’océan comme les lourds rideaux d’un théâtre ; et les soirs d’automne, les brumes roulaient sur la plage, s’amoncelaient sur les flancs des reliefs et partaient à l’assaut de la vallée. Mais surtout, par les lumineuses journées d’été, toute la baie de Barmouth était revêtue d’un éclat si uniforme que le sable et les eaux, la mer, le rivage, le ciel et la terre se confondaient. Toutes les formes et les couleurs étaient noyées dans une vapeur gris perle ; il n’y avait plus de contrastes ni de dégradés, seulement une pulsation imperceptible et instable de la lumière, un flou indifférencié d’où n’émergeaient que les figures les plus fugitives ; et singulièrement, je m’en souviens très bien, c’est l’évanescence de ces contours qui, à l’époque, me donna le sentiment de l’éternité. »

    W. G. Sebald

    Austerlitz

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 2002

  • W. G. Sebald, « La sombre nuit fait voile »

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    « III

     

    Dans une cage à grillons chinoise

    nous avons gardé un temps le bonheur

    enfermé. Les pommes de paradis prospéraient,

    splendides, il y avait plein d’or

    sur l’aire de battage, et tu disais

    que la nuit il fallait veiller sur le fiancé

    comme sur un clerc. C’était plus souvent carnaval

    pour les enfants. Il y avait dans le ciel

    des petits nuages en forme d’agneau. Les amis

    venaient déguisés en Ormuz

    et Ahriman. Mais ensuite il y eut, inattendue,

    cette histoire à propos du monsieur

    élégant de l’Opéra, et je trouvai

    un orvet dans le poulailler.

    Une corneille en volant perdit une plume

    blanche, le curé, messager

    boiteux en pardessus noir,

    apparut seul le matin du Nouvel An

    sur le vaste champ de neige.

    Depuis nous nous armons

    de patience, depuis le sable

    s’écoule par la boîte aux lettres,

    les plantes en pots ont une drôle de manière

    de garder le silence. Une tragédie

    nordique, coups d’échec et coups en coin,

    nécessairement s’accomplit toujours

    la fin. Pourquoi faut-il qu’on s’évertue

    à une entreprise aussi difficile ? Le malheur

    d’autres gens reste comme consolation

    jaune poisson au chapeau de la bien-aimée,

    et pourtant il était si beau naguère.

    Prose du siècle dernier,

    une robe qui s’est prise

    dans les chardons, un peu de sang, une

    exaltation, une lettre déchirée,

    une petite étoile d’uniforme et d’assez longues

    stations à la fenêtre. Des rêveries

    mauvaises dans une chambre

    obscure, des péchés ressassés,

    des larmes même et dans la mémoire

    des poissons un feu mourant,

    Emma en train de brûler

    son bouquet de mariée. Que peut bien se dire alors

    un pauvre médecin de campagne ? Aux funérailles

    il rêve d’une paire de bottes vernies

    étincelantes et d’une séduction

    posthume. Mais maintenant vient

    un temps sans couleur. Toi, au milieu

    de l’obscénité aveuglante,

    je vais me rappeler ton œil

    apeuré, tel que je l’ai vu

    pour la première fois,

    à Haarlem le jour où

    le flot nous emporta par une brèche dans la digue.

    Anniversaires et nombres,

    comme tout cela est loin,

    un tableau plein de lettres à peine

    déchiffrables à travers les lentilles

    de verre. En fait, j’entends

    la petite opticienne chinoise dire en fait,

    vous devriez maintenant pouvoir

    lire cela facilement, et l’espace d’un instant

    je sens le bout de ses doigts

    sur mes tempes, je sens

    une onde traverser

    mon cœur, et je vois dans le carré

    lumineux de l’image-test

    alignées les lettres

    YAMOUSSOUKRO, le nom,

    je le sais pertinemment, d’un

    grand bateau rouillé

    d’Abidjan, qu’il y a des années

    j’ai vu un jour sortir

    du port de Hambourg.

    Des matelots noirs étaient

    accoudés au bastingage.

    Ils faisaient signe au passage,

    le soleil se couchait,

    et les ombres déjà

    tremblaient

    sur leurs bords. »

     W. G. Sebald

    D’après nature – Poème élémentaire (1988)

    Traduit de l’allemand par Sibylle Muller et Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 2007

  • Imre Kertész, « Journal de galère »

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    « La vie est un temps que nous meublons surtout de choses superflues. La caractéristique principale du “saint homme” n’est peut-être pas tant d’être obsédé et monomaniaque que d’avoir horreur de perdre son temps. Le temps semble insignifiant jusqu’à ce que s’accomplisse son terrible commandement : la vieillesse et la mort. — En Europe, tout se règle par le travail, plus précisément le service du travail obligatoire. Traverser un passage souterrain et être confronté à l’effervescence de la foule. Où courent-ils ? — Ce n’est pas une question à deux sous à propos de la mort ; mais je me demande s’ils accordent vraiment tant d’importance aux futilités. Se lever, se laver, la famille, les transports ; huit heures de travail, activité généralement extérieure à l’existence, puis les achats, à nouveau les transports, un peu de distraction, de préférence sans lien avec l’existence, faire l’amour dans le meilleur cas, et finalement le sommeil ou l’insomnie. Cette existence où les gens ne prennent part ni à leur vie ni aux événements, il faut bien qu’ils la considèrent pour ce qu’elle est : leur vie. — Finalement, j’ai réussi à échapper à ce destin impersonnel ; ma plus grande aventure, c’est quand même moi. Je me suis pensé et construit. Envers et contre tout. En travaillant tout au fond de la mine ; en silence, les dents serrées. À présent — bien que je sois encore “en devenir” — je suis fondamentalement prêt ; cela m’a pris cinquante-cinq ans et la mort peut m’arracher à moi-même à tout instant.

     

    Longtemps le mensonge a été la vérité par ici, mais aujourd’hui même le mensonge n’est plus vrai.

     

    J’ai atteint le fond cette nuit. Le sentiment d’absurdité que je connais bien s’est abattu sur moi comme une nouveauté surprenante ; je me suis vu de l’extérieur, mon visage ovale d’Asie Mineure, ma bouche avec sa molaire en métal, ma cuisse poilue avec sa cicatrice ; déchirement stupéfiant, absurdité d’être identique à ce phénomène physique ; sans parler de l’absurdité que sont mes relations, mon activité, en un mot ma vie. Rien n’a de réalité, seul le sentiment de culpabilité est réel. Pourtant je n’arrive même pas à m’y sentir malheureux et humilié, alors que c’est là la source de mon inspiration. Je suis couvert de honte comme si je n’avais jamais rien écrit, et tout m’est étranger, surtout moi-même. » Hiver, 1983

     

    Imre Kertész

    Journal de galère

    Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba

    Actes Sud, 2010

  • W. G. Sebald, « Les émigrants »

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    « Nous partions aussi à la campagne, les jours où il faisait particulièrement beau, pour découvrir le règne végétal ou, sous prétexte d’herboriser, nous occuper tout simplement à ne rien faire. Pour ces sorties qui avaient lieu le plus souvent au début de l’été, il arrivait que se joignît à nous le fils du coiffeur et “croque-mort” Wohlfahrt, qui passait pour n’avoir pas toute sa tête. D’âge indéterminé et d’une humeur infantile et toujours égale, ce grand échalas que personne n’appelait jamais autrement que Mangold, vocable qui désigne à la fois un prénom et ce légume filandreux qu’est la bette, était aux anges quand il pouvait nous accompagner, nous qui n’étions même pas encore adolescents, et nous faire la démonstration que, bien qu’incapable de venir à bout du calcul le plus élémentaire, il était en mesure de dire à quel jour de la semaine correspondait n’importe quelle date prise au hasard dans le passé ou le futur.

    Ainsi, si l’on disait à Mangold que l’on était né le 18 mai 1944, il répondait aussitôt que c’était un jeudi. Et quand on essayait de le mettre à l’épreuve en lui posant des questions plus difficiles, comme la date de naissance du pape ou du roi Louis, il nous disait illico qu’il s’agissait de tel jour ou de tel autre. Paul, qui lui-même était excellent mathématicien et de surcroît très bon en calcul mental, essaya des années durant, en le soumettant à toutes sortes d’expériences et de tests sophistiqués, de percer le secret de Mangold. Mais autant que je sache, ni lui ni personne n’y parvint jamais, pour la simple raison que Mangold ne comprenait presque rien aux questions qu’on pouvait lui poser. »

     

    W. G. Sebald

    « Paul Bereyter », in Les Émigrants — 1992

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 1999

    Max Sebald est né le 18 mai 1944.

    Bon anniversaire Max.

  • W. G. Sebald, « All’estero »

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    « Il y a dans cette ville une autre qualité de réveil que celle à laquelle on est habitué. Le jour s’y lève en effet dans le silence, un silence seulement troublé par quelques éclats de voix, un rideau de fer que l’on remonte, les claquements d’ailes des pigeons. Combien de fois, songeais-je, ne me suis-je retrouvé couché dans une chambre d’hôtel, à Vienne, à Francfort ou Bruxelles, et n’ai-je écouté, les mains croisées derrière la tête, non point le silence comme ici mais, les sens en alerte, le déferlement de la circulation qui auparavant, pendant des heures, m’avait déjà hanté sans que j’y prenne garde. C’est donc cela, me disais-je alors, le nouvel océan. Sans relâche, en grands fournées qui recouvrent toute la surface des cités, les vagues accourent, de plus en plus bruyantes, enflent et se cabrent, se brisent avec une sorte de frénésie au paroxysme de leur tumulte et courent sur les pierres et l’asphalte tandis qu’aux retenues des feux rouges d’autres lames se préparent déjà à déferler. Au fil des années, j’en suis arrivé à la conclusion que la vie désormais naît de tout ce fracas, celle qui vient après nous et qui lentement nous mènera à notre perte, comme nous menons lentement à sa perte tout ce qui a été là longtemps avant nous. Irréel, parfaitement irréel, comme s’il ne pouvait qu’être déchiré d’un instant à l’autre, tel m’apparaissait le silence de Venise en ce petit matin de Toussaint où l’atmosphère blanche de la ville pénétrait dans ma chambre par les fenêtres entrouvertes et recouvrait tout, m’immergeant dans un flot de brume. »

     

    W. G. Sebald

    Vertiges

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 2001

  • W. G. Sebald, « Les Émigrants »

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    © : Eamonn McCabe

     

    « Quand au cimetière juif, le fonctionnaire me remit, après avoir quelque peu cherché dans un coffre ad hoc suspendu au mur, deux clés dûment étiquetées, en me donnant cette explication pour le moins étrange que pour parvenir au cimetière juif il fallait, à partir de l’hôtel de ville, marcher mille pas vers le sud, en ligne droite, jusqu’au bout de la Bergmannstrasse. Lorsque je fus arrivé devant la grille, il s’avéra qu’aucune des deux clefs n’entrait dans la serrure. J’escaladai donc le mur d’enceinte. La vision qui s’offrit à moi ne correspondait pas à l’idée qu’on se fait d’un cimetière ; je vis un terrain en friche depuis de longues années, couvert de sépultures s’affaissant et tombant progressivement en ruine, de hautes herbes, des fleurs des champs, et les ombres mouvantes de quelques arbres. Seule une pierre çà et là montrait sur l’une des tombes que quelqu’un avait dû rendre visite à un défunt – mais depuis quand ? Si les inscriptions gravées n’étaient pas toutes déchiffrables, les noms encore lisibles – Hamburger, Kissinger, Wertheimer, Friedländer, Arnsberg, Frank, Auerbach, Grunwald, Leuthold, Seeligmann, Hertz, Goldstaub, Baumblatt et Blumenthal – m’inclinèrent à penser que les Allemands n’avaient peut-être rien tant envié aux Juifs que leurs beaux noms, si liés au pays et à la langue dans lesquels ils vivaient. Un frisson me parcourut devant une tombe où reposait Meier Stern, décédé le 18 mai, soit le jour de ma naissance, et de même le symbole de la plume d’oie sur la stèle de Friederike Halbleib, morte le 28 mars 1912, provoqua en moi un trouble dont je dus m’avouer que je ne parviendrais jamais à percer complètement les raisons. Je me l’imaginais écrivain, penchée solitaire et le souffle court sur son travail, et à présent que j’écris ces lignes, il me semble que c’est moi qui l’aie perdue et que la douleur de sa perte reste entière malgré le long temps écoulé depuis sa disparition. Je suis resté au cimetière juif jusqu’à la mi-journée, parcourant les rangées de tombes en lisant les noms des morts, mais ce n’est que tout à la fin que j’ai découvert, non loin de la grille fermée, un monument funéraire plus récent portant sous les noms de Lily et Lazarus Lanzberg ceux de Fritz et de Luisa Ferber. Je présume que c’est l’oncle de Ferber, Leo, qui a fait ériger cette tombe. L’inscription dit de Lazarus Lanzberg qu’il est mort à Theresienstadt en 1942, et de Fritz et Luisa qu’ils ont été déportés en novembre 1941 et n’ont plus reparu. Je suis resté longtemps devant cette sépulture où il aura été donné à la seule Lily, qui avait mis fin elle-même à ses jours, de reposer. Je ne savais que penser, mais avant de quitter l’endroit j’ai déposé, comme le veut la coutume, une pierre sur la tombe. »

     

     W. G. Sebald

    « Max Ferber » in Les émigrants

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes Sud, 1999 (édition originale allemande, 1992)

  • W. G. Sebald, « Vertiges »

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    « Je suis resté jusqu’au milieu de la matinée à prendre mes notes à la Fondamenta Santa Lucia. Le crayon courait sans peine sur le papier et de temps en temps un coq chantait, enfermé dans une cage sur le balcon d’une maison de l’autre côté du canal. […] Chargée de montagnes d’ordures, une barge passa, avec un gros rat qui courait le long du bord et finit par plonger dans l’eau la tête la première. Peut-être est-ce spectacle qui m’incita à ne pas rester à Venise, mais à poursuivre sans attendre jusqu’à Padoue, pour aller visiter la chapelle d’Enrico Scrovegni, que je ne connaissais jusqu’ici que par une description parlant de la fraîcheur intacte des couleurs sur les fresques du peintre Giotto et de l’émergence, encore inédite à l’époque, de l’autonomie humaine qui se lisait dans chaque geste, dans chaque expression sur le visage des personnages représentés. Quand j’eus quitté la chaleur accablante pesant déjà sur la ville en ces heures matinales et me fus retrouvé à l’intérieur de la chapelle devant les quatre rangées de peintures qui couvrent les parois du sol jusqu’aux entablements, ce qui m’étonna le plus, c’est la plainte muette qu’élèvent depuis près de sept cent ans les anges planant au-dessus de l’infinie détresse. On croyait entendre cette plainte retentir dans le silence de l’espace. Quand aux anges eux-mêmes, la souffrance leur fronçait tellement les sourcils qu’on eût dit qu’ils avaient les yeux bandés. Et, pensais-je, ces ailes blanches relevées de quelques rares touches de vert clair de la terre véronaise ne sont-elles pas ce qu’on peut s’imaginer au monde de plus merveilleux ? Gli angeli visitano la scena della disgrazia – avec ces mots aux lèvres je rejoignis dans le tumulte de la circulation la gare toute proche, pour prendre le premier train à destination de Vérone, escomptant quelques éclaircissements aussi bien sur mon séjour si brusquement interrompu sept ans auparavant que sur le sinistre après-midi que le Dr Kafka, comme il le relate lui-même, avait passé dans cette ville, sur le chemin qui le menait en septembre 1913 de Venise au lac de Garde. La lumière du paysage entrait à flots par les fenêtres ouvertes et quand, au bout d’une heure à peine de trajet aéré, la Porta Nuova se profila à mon regard et que j’aperçus la ville blottie dans le croissant des montagnes, je fus incapable de descendre. Paralysé, ébahi de ce qui m’arrivait, je restai assis à ma place, et quand le train eut quitté Vérone et que le contrôleur repassa dans le couloir, je le priai de m’établir un billet supplémentaire pour Desenzano, où je savais que le dimanche 21 septembre 1913 le Dr Kafka, heureux à la seule idée que personne ne savait où il se trouvait, mais par ailleurs en proie à un immense désarroi, était resté allongé dans l’herbe au bord du lac, à contempler le friselis des vagues dans les roseaux. »

     

    W. G. Sebald

    Vertiges

    Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

    Actes-Sud, 2001

     

    Max Sebald est né le 18 mai 1944.

    Bon anniversaire Max.

     

  • W. G. Sebald, « Le promeneur solitaire »

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    « Le premier texte que j’ai lu de Walser était son Kleist à Thoune, où il est question des souffrances endurées par un homme qui désespère de soi et de son métier, et du paysage environnant, d’une enivrante beauté. “Kleist est assis sur le mur d’un petit cimetière. Il fait un temps humide et lourd à la fois. Il ouvre son habit pour dégager sa poitrine. En contrebas, comme jeté dans les profondeurs par une puissante main divine, s’étend le lac éclairé d’une lumière rougeâtre et jaunâtre. Les Alpes se sont animées et plongent leur front dans l’eau, en mouvement merveilleux.” Plus tard, je n’ai cessé de revenir à ce bref récit de quelques pages et, partant de lui, d’explorer l’œuvre walsérienne au gré d’excursions plus ou moins étendues. Est également lié à l’expérience de ces premières lectures, remontant à la seconde moitié des années soixante, le fait que j’aie trouvé, insérée entre les pages de la biographie de Keller par Bächtold, dont j’avais acheté d’occasion les trois volumes à Manchester, une belle photographie sépia de la maison sur l’île de l’Aare dans laquelle, au milieu des buissons et des arbres, Kleist travaillait, au printemps de 1802, à son drame de la folie, La Famille Ghonorez, avant de devoir se rendre, lui-même malade, à Berne, pour y être soigné par le Dr Wyttenbach. Depuis, j’ai lentement compris que tout est lié par-delà les époques et l’espace, la vie de l’écrivain prussien Kleist et celle du prosateur suisse qui dit avoir été l’employé d’une société de brasserie par actions à Thoune, l’écho d’un coup de pistolet sur le Wannsee et le regard par une fenêtre de l’asile d’Herisau, les promenades de Walser et mes propres excursions, les dates de naissance et les dates de décès, le bonheur et le malheur, l’histoire naturelle et celle de notre industrie, celle de notre pays et celle de l’exil. Sur tous les chemins, Walser m’a sans cesse accompagné. Il suft que je quitte un moment mon travail quotidien pour l’apercevoir quelque part à l’écart, gure reconnaissable entre toutes du promeneur solitaire qui contemple un instant le paysage qui l’entoure. Et parfois je m’imagine voir par ses yeux le Seeland sous la lumière, et au milieu du Seeland, telle une île scintillante, le lac, et sur cette île au milieu du lac une autre île, l’île de Saint-Pierre, “baignant dans la légère vapeur, dans la lumière laiteuse et tremblante de l’aurore.” »

     W. G. Sebald

     Le Promeneur solitaire. En souvenir de Robert Walser

     in Séjours à la campagne

     Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

     Actes Sud, 2005

    Posté le 18 mai 2014,

    soixante-dixième anniversaire de Max Sebald

  • Claro, « CosmoZ »

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    Journal d’Oscar Crow
    Hôpital psychiatrique du Vinatier

     (extraits)

     

     «  3 janvier 1942

    C’est toujours la même chose : une douleur me réveille, me transperce, de part en part, non, de paille en paille, c’est peut-être ça le renouveau de la dernière des choses mortes. Renaître ? Il est temps de vivre ailleurs, de vivre dans l’ailleurs, car je n’ai plus une once d’Oz en moi, rien que le regret de ce qui n’a jamais existé mêlé au remords de tout ce que les hommes m’ont fait, quelle farce. Je voulais une cervelle pour que la pensée soit et reste électrique, mais je n’ai eu droit qu’aux tergiversations du corps, vaincu et consentant, autrement dit une formidable absence, avec tout ce que cela comporte d’élégance dans la chute, le retour à la boue, le goût du rien. Mon territoire est celui de la répétition.

     

     4 janvier 1942

    Si le néant est juste une habitude, si mourir n’est qu’un exercice, eh bien me voilà parvenu au bout de la boucle, là où la fleur du même ose enfin recracher sa graine : nous ne sommes que la vengeance de la différence. Oui, quelle belle cervelle que celui qui accouche de cette non-philosophie. Quelque part, je sais que je suis toujours dans le champ à la croisée des chemins, empaillé et crucifié, insipide et filandreux, à la fois pitre et menace, perchoir à bêtes noires, à bêtes cruelles. Les cris des becs, les griffes des ailes, me faut-il une dernière fois les appeler de toute ma détresse ? C’est toujours la même chose : une douleur me réveille, me transperce, de part en part, non de paille en paille, c’est peut-être ça le renouveau de la dernière des choses mortes. »

     

    Claro

     CosmoZ

    Actes Sud, 2010


    Samedi 12 octobre à 16h, à l'occasion de la dixième édition de Lettres du Monde à Bordeaux, Claro sera invité à la bibliothèque Mériadeck pour présenter sa bibliothèque idéale

    http://bibliotheque.bordeaux.fr/on-en-parle/post/claro-invit--la-bibliothque-mriadeck

  • Eduardo Berti, « La Vie impossible »

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    Le Don

     

    « Tout comme Funes peint par Borges, ma mère avait le don de savoir l’heure sans avoir besoin de consulter une montre. Elle vécut durant presque vingt ans dans l’ignorance de cette faculté, jusqu’au jour où quelqu’un, une voisine à ce que je crois, la lui fit remarquer. Dès lors, ma mère ne porta plus jamais de montre à son poignet.

    Quand j’étais enfant, l’exactitude avec laquelle elle pouvait dire l’heure me stupéfiait. Pourtant, ce don la troublait tant qu’elle m’avait interdit de la divulguer au-delà du cercle familial. Je devais avoir quatorze ans quand mes parents et moi fîmes un voyage au Luxembourg. Nous étions tous trois dans un café et j’eus l’idée de lui demander l’heure, ce à quoi elle me donna sans sourciller une heure incorrecte, une heure impossible pour ce moment de la journée. “Tu t’es trompée”, lui dis-je, étonné. C’était la première fois que je la voyais se tromper. Mais mon père signala qu’il n’y avait aucune erreur, que ma mère avait donné l’heure de Buenos Aires, car les dons sont liés, profondément, à l’endroit où on les a reçus. »

     

    Eduardo Berti
    La Vie impossible

     Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu

     Coll. Le Cabinet de lecture, dirigée par Alberto Manguel

     Actes Sud, 2003