mercredi, 25 juillet 2018
Tanikawa Shuntarô, « Le vert des herbes folles »
DR
« Quand je promène un œil distrait sur le vert des allées envahies d’herbes folles, je suis tenté de tout prendre à la légère
La vieille, têtue comme une mule, mourra un jour elle aussi
Ce que je pourrais faire pour elle ne pèse pas lourd dans la balance
On traîne dès la naissance le fardeau du karma, et personne n’y peut rien
Or, quand je me figure l’enfance de cette vieille,
quand je l’imagine, sous les coups de trique de la marâtre, qui va puiser de l’eau,
les poèmes que j’écris m’apparaissent comme de simples tentatives
Aux yeux de la vieille, tout ce que j’écris ne vaut pas plus qu’un maigre bol de riz
Ça ne l’empêche pas de me féliciter en caressant chacun de mes nouveaux recueils
Supposons (ce qui a peu de chances de se produire)
que je puisse décrire dans un poème l’état de cette vieille à bout de forces
Alors, il cesserait d’être un état pour devenir de la poésie
Rien de plus qu’un soupir poussé, de très loin, par un homme sans la moindre attache avec elle
Ce que je dis est bizarre, mais moi, toujours en quête
de poésie, je suis pareil à cette vieille
Si j’éprouve de la joie à lire des poèmes c’est uniquement
parce qu’ils me permettent de m’oublier
Quand je reviens à moi, je ne suis qu’un être vivant, un homme incorrigible
Si on doit tout prendre à la légère, autant aller se pendre pour en finir dit la vieille
Promenant un œil distrait sur le vert des herbes folles qui se fane à mesure que le soir tombe
je me sens basculer dans l’ivresse de la nuit sans pitié »
Tanikawa Shuntarô
L’Ignare
Traduit du japonais et préfacé par Dominique Palmé
Bilingue
Coll. D’une voix l’autre, Cheyne, 2014
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lundi, 28 mai 2018
Fabio Pusterla, « Le merle »
DR
« À la clarté de l’aube
s’il siffle,
et si le jour n’est pas plus
qu’une fente grise à l’intérieur du froid,
personne ne peut l’entendre : dans le garage
il fait encore nuit. Sursauts de tôle,
sporadiques. Drapeaux bleus immobiles.
Sur la glace,
un souffle de vent passe, presque un frisson,
un câble d’acier bat. Et s’il fouille
dans le noir des plumes avec le bec, s’il cherche
entre les cailloux une miette, un fil d’herbe verte
peinant dans la fissure,
regarde-le, regarde mieux : voilà, un moteur
tousse derrière le coin,
l’épuisement dure, ponctuel, opiniâtre. Mais le merle
sautille, lève la tête,
s’envole. »
Fabio Pusterla
Deux rives
Traduit de l’italien par Béatrice de Jurquet & Philippe Jaccottet
Préface de Béatrice de Jurquet
Postface de l’auteur
Bilingue
Coll. D’une voix l’autre, Cheyne, 2002
http://www.cheyne-editeur.com/index.php/d-une-voix-l-autr...
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dimanche, 15 juin 2014
Claude Tasserit, « Derniers gestes »
© : Claude Chambard
« effacer, effacer
il cherchait d’autres mots et ne les trouvait pas
les mots de la révolte et de l’indignation filiales, et proclamés avec un souffle tel, que ceux de la sécheresse et du dédain en auraient été lavés, emportés, submergés, oubliés
les mots d’une dénégation si claire, qu’à l’indifférence aussitôt eût succédé l’inquiétude, à l’arrogance le désarroi, au mépris la prière
paroles secondes dont l’ardeur eût éloigné son père de ce désir de mort, de la même façon que les premières l’en avaient rapproché
et il guettait ces mots nouveaux, les recherchait de tout son corps debout, près de cet autre corps lové qu’il avait voulu dénouer, et il les attendait, mais ses lèvres étaient comme ce corps enroulé près de lui, elles demeuraient tournées vers le dedans, aspirées par son ventre, scellés par sa bouche
il y avait eu ce poids dont il s’était défait trop vite, quelque chose de trop fort et qui continuait à la faire vaciller, malgré cette impression d’aplomb hautain qu’il avait pu donner
et de son corps à lui, plus rien ne sortirait que ce silence, cette rancœur, qui n’en finissait pas, alors qu’il lui tournait le dos et peu à peu se séparait de lui »
Claude Tasserit
Derniers gestes
Coll. Grands fonds, Cheyne éditeur, 1999
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