vendredi, 10 avril 2020
Sergueï Essénine, « Je suis toujours le même »
« Je suis toujours le même.
J’ai toujours le même cœur.
Tels des bleuets dans le seigle,
Mes yeux fleurissent sur mon visage.
Déployant la belle nappe de mes vers,
Je veux vous dire quelque chose de doux.
Bonne nuit !
Bonne nuit à tous !
Dans l’herbe du crépuscule,
La faux s’est tue.
Aujourd’hui j’ai très envie
À ma fenêtre de pisser sur la lune.
C’est une telle lumière bleue !
Dans ce bleu même on mourrait sans peine.
Tant pis si je ressemble à un cynique,
Une lanterne accrochée au derrière !
Vieux et bon Pégase fourbu,
Ai-je besoin de ton trot mollasson ?
Je suis venu comme un maître sévère,
Chanter et glorifier les rats.
Ma caboche est comme l’août,
Elle répand le vin écumeux de mes cheveux.
Je veux être une voile jaune
Dans ce pays où nous voguons. »
Novembre 1920
Sergueï Essénine
Poèmes 1910-1925
Bilingue
Traduction du russe et postface de Christian Mouze
Avant-propos : Mots pour Sergueï Essènine (Poèmes) par Olivier Gallon
La Barque, 2015
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samedi, 14 juillet 2018
Arseni Tarkovski, « Jour blanc »
Photogramme du film Le Miroir d'Andreï Tarkovski
« Une pierre est couchée dans le jasmin
Sous cette pierre est un trésor.
Mon père se tient dans l’allée
Blancheur blancheur du jour.
Un peuplier d’argent en fleurs,
Une cent-feuilles* et derrière elle
Des roses grimpantes,
Une herbe de lait.
Je ne connus jamais
Alors un tel bonheur.
Jamais un tel bonheur
Je ne connus alors.
Revenir là-bas c’est impossible
Et raconter mais nul le peut,
Comme fut rempli de béatitude
Ce séjour du paradis. »
* Rose constituée d'un très grand nombre de pétales.
Ce poème d’Arseni Tarkovski devait donner son titre au film de son fils Andreï, Le Miroir.
Traduit du russe par Christian Mouze
In « Andreï Tarkovski, Œuvres cinématographiques complètes II », Exils, 2001
Repris in L’Avenir seul
Traduction et présentation de Christian Mouze
Postface d’Anna Akhmatova
Bilingue
Fario, 2013
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mercredi, 17 mai 2017
Ossip Mandelstam, « Le Timbre égyptien »
© Moïsseï Nappelbaum, 1927
« Les livres fondent comme des glaçons apportés dans la chambre. Tout se réduit. Toute chose me semble un livre. La différence entre un livre et un objet ? Je ne connais pas la vie : elle m’a été substituée quand j’ai appris le craquement de l’arsenic sous les dents de l’amoureuse française à chevelure noire, la petite sœur de notre orgueilleuse Anna.
Tout se réduit. Tout fond. Et Goethe fond. Nos délais sont courts. Figée dans son fourreau glacial, la poignée glissante d’une épée exsangue et fragile refroidit la paume.
Mais la pensée, telle l’acier tortionnaire des patins Nourmis, glissant autrefois sur la glace bleue et saupoudrée, la pensée, elle, n’est pas émoussée.
Ainsi les patins, fixés aux bottines informes des enfants, se confondent avec des sabots américains à lacets : ce sont des lancettes de fraîcheur et de jeunesse, et les vieilles chaussures entraînant leur joyeux poids se métamorphosent en splendides restes d’écailles de dragons sans nom ni prix.
C’est toujours plus difficile de feuilleter les pages d’un livre gelé, relié en forme de hache à la lueur d’une lampe à pétrole.
Vous, réserves de bois – noires bibliothèques de la ville – nous lirons encore, nous regarderons encore.
Quelque part sur la Podiatcheskaïa se trouvait cette célèbre bibliothèque d’où, par paquets, on emportait vers les datchas des petits volumes bruns d’auteurs russes et étrangers, aux pages de soie usée et contagieuses. Des laiderons choisissaient les livres sur les étagères. À l’un – Bourget ; à un autre – Georges Ohnet ; à un autre encore – quelque chose du saint-frusquin littéraire.
En face, il y avait un corps de pompiers aux portes hermétiquement closes et une cloche sous son chapeau de champignon.
Certaines pages avaient une transparence de pelure d’oignon.
Elles portaient la rougeole, la scarlatine, la petite vérole.
Sur le dos de ces livres de villégiature, sans cesse oubliés sur la plage, s’éternisaient les pellicules dorées du sable marin : tu secouais, elles réapparaissaient toujours.
Parfois il en tombait le minuscule sapin gothique d’une fougère aplatie et fanée, parfois une fleur nordique sans nom, transformée en momie.
Incendies et livres – c’est très bien.
Nous regarderons encore et nous lirons. »
Ossip Mandelstam
Le Timbre égyptien (1927)
Traduit du russe par Christian Mouze
Pré-texte d’Olivier Gallon
Postface d’Odile des Fontenelles
La Barque, 2017
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mardi, 18 août 2015
Sergueï Essénine, « Poèmes 1910-1925 »
« Par les soirs bleus, les soirs de lune,
Autrefois, j’étais beau et jeune.
Et sans pouvoir s’arrêter tout est
Passé pour ne jamais revenir…
Yeux délavés, cœur refroidi…
Ce bonheur bleu ! Ces nuits de lune !
4 / 5 octobre 1925
*
Pauvre plumitif, est-ce bien toi qui composes
Des chansons à la lune ?
Depuis longtemps je me suis refroidi devant
Le vin, le jeu, l’amour.
Cette lune qui entre par la croisée
Verse une lumière à vous crever les yeux…
La dame de pique j’ai levé
Pour jouer enfin l’as de carreau.
4 / 5 octobre 1925
*
Au revoir mon ami, au revoir.
Mon cher, tu es tout près de mon cœur.
Cette séparation prédestinée
Promet bien une rencontre à venir.
Au revoir mon ami ; ni
Poignée de main, ni un mot,
Ne va pas t’affliger ici, –
C’est que vivre n’est pas nouveau
Et mourir, il est vrai, non plus. »
1925
(Dernier poème d’Essénine, écrit le jour de sa mort, avec son sang)
Sergueï Essénine
Poèmes 1910-1925
Traduction du russe & postface Christian Mouze
Avant-propos d’Olivier Gallon
La Barque, 2015
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